jeudi 5 septembre 2019

"Les souvenirs viennent à ma rencontre" : Edgar Morin raconte sa traversée du siècle (Portrait)


Edgar Morin, curieux de tout, aujourd'hui engagé en faveur de l'écologie, raconte sa traversée du siècle. Elle fut marquée par ses combats à gauche et ses rencontres amicales. Neuf entrées pour comprendre l'une des figures centrales du monde intellectuel.........Détails..........



La leçon

Ses souvenirs viennent à notre ­rencontre. Ils sont peuplés d'autres et d'aubes. L'homme a eu mille vies. Il croit en la ­régénération. Il s'est baigné sans compter dans le fleuve du siècle. 
La ­Résistance, les guerres d'Algérie, de ­Yougoslavie, du Moyen-Orient, le rejet du fanatisme et du capitalisme, les grandes rencontres amoureuses et amicales. De ses souvenirs sans ordre et sans cadre, il dit : "Ils ­témoignent que je suis tout ce que j'ai rencontré." 
Nous ­avançons parmi ses digressions et ses ­variations. Edgar Nahoum est né le 8 juillet 1921, à Paris. 
Son père est un juif séfarade, immigré de Salonique.
Sa mère de 34 ans meurt alors qu'il est âgé de 10 ans. La famille lui cache un temps la vérité. Le lycée et le cinéma seront ses refuges. La vie que l'on mène puis la vie que l'on démêle. 
Les souvenirs viennent à ma rencontre sont des Mémoires où l'homme et l'intellectuel se ­rassemblent une dernière fois avant la nuit. Le sociologue et philosophe y livre une leçon de probité : "Tout observateur doit s'auto-observer en même temps qu'il pratique une observation." 
Edgar Morin fait preuve d'honnêteté en revenant sur ses erreurs, ses ­égarements, ses errances.

La résistance

Il a toujours été un homme engagé. La guerre d'Espagne le convoque alors qu'il est un adolescent. 
Il ­accomplit son premier acte politique, à 15 ans, en aidant à la préparation de colis à destination de l'Espagne républicaine. 
Dès 1938, l'orphelin de mère est pacifiste et antifasciste. Mais le fils unique traverse la guerre en étant à la fois gaulliste, communiste, juif. Il passe son baccalauréat en 1939. 
Il séjourne à Toulouse (1940-1942), part à Lyon en 1942 quand la Ville rose passe de la zone libre à la zone occupée, repart à Toulouse à la fin de l'été 1943 où il renoue avec la Résistance et le parti.
Il est entré dans la Résistance communiste en 1942. Il a intégré le ­mouvement de Michel Cailliau.
En 1943, il est commandant dans les Forces françaises combattantes et est homologué comme lieutenant. Son mouvement fusionne avec celui de François Mitterrand. Il a une vive admiration pour le futur président. Edgar Nahoum s'appellera dorénavant Edgar Morin. 
Il devient attaché à l'état-major de la Ire armée française en Allemagne (1945) puis chef du bureau propagande au gouvernement militaire français en Allemagne (1946). 
Durant la guerre, il s'est dit à plusieurs reprises "la vie ­continue" et "un jour viendra". On peut vivre loin et bien avec ces deux mantras.

Le communisme

Il se rallie au communisme en 1942, quand la guerre devient mondiale. Mais l'obsession de la purge, le retour aux procès dans les démocraties populaires, la bêtise intellectuelle provoquent en lui un écœurement sans retour. 
Edgar Morin revient sur le procès de Laszlo Rajk, un responsable communiste hongrois condamné à mort et exécuté pour trahison et espionnage en 1949.
L'auteur d'Autocritique (1959) s'éloigne du Parti communiste français à partir de 1949 et en est exclu en 1951 à cause d'un article dans France Observateur. La part noire du communisme est montrée ­notamment à travers ses portraits de Pierre Hervé (un ­caractère fort) et de Pierre Courtade (un caractère faible). Edgar Morin explique ­comment ils ont été des héros magnifiques puis des héros tragiques. 
Il va entraîner Dionys Mascolo, Marguerite Duras et Robert Antelme vers le communisme avant qu'ils ne s'opposent tous au stalinisme. Après Budapest, en 1956, l'URSS prend pour lui le visage de l'ennemi.

Les causes

Durant la guerre d'Algérie, il ­défend Messali Hadj. Edgar Morin regrette encore aujourd'hui que Messali Hadj ne soit pas reconnu comme le père du nationalisme ­algérien. Il ne signe pas le ­Manifeste des 121 (1960) et lance un appel pour l'urgence des ­négociations. Le sociologue du présent se passionnera pour ­Mai 68.
Il comprend l'importance de ce qui se joue sous ses yeux. Il fera scandale en publiant en 2002 dans Le Monde, avec Danièle ­Sallenave et Sami Naïr, une tribune intitulée Israël-Palestine : le cancer contre la politique menée par le gouvernement d'Israël à l'égard des Palestiniens. 
Elle sera source d'incompréhension. 
L'intellectuel a exposé sa pensée non unilatérale dans Le Monde moderne et la Condition juive (2012). Il s'explique aussi, à nouveau, sur ses entretiens avec Tariq Ramadan.

Les amitiés

Il se souvient de l'un de ses deux meilleurs amis de classe, Henri Alleg, afin de retracer sa destinée : de l'anarchisme au ­stalinisme. Portraits de Julien Benda, Clara Malraux, Roland Barthes, André Breton, Raymond Aron, Alain Touraine. Beaucoup d'autres. 
Les passages sur les années Duras, rue Saint-Benoît à Paris, sont parmi les plus prégnants. 
Il aime chacun des membres du trio constitué par le radical ­Dionys Mascolo, l'intense Marguerite Duras, le bienveillant Robert ­Antelme. Edgar Morin ­dépeint une ­Marguerite Duras amoureuse de lui. Quand ils dansent ensemble, elle lui déboutonne la braguette.
Durant un voyage en Suisse, elle se met nue devant lui. Rien de concret ne se passera entre eux. Les routes ­d'Edgar Morin et de Jean-Paul Sartre vont se croiser puis se ­séparer. 
Ils vont cheminer en sens "inverse" puis en sens "adverse". Il n'y a pas d'âge pour l'amitié. 
Edgar Morin se lie tardivement avec Régis Debray. Il s'attarde également sur sa rencontre avec ­Gaston Richard. Il noua un lien avec lui alors qu'il était en prison pour avoir assassiné sa femme. 
Edgar Morin analyse aussi son amitié personnelle et intellectuelle avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis. Ils vont penser le monde en dehors du structuralisme.

Le travail

L'auteur de La Rumeur d'Orléans (1969) s'est toujours intéressé aux pratiques culturelles méprisées par les intellectuels. Il entre en 1950 au CNRS, en section sociologie. 
Il a 30 ans et est recruté tout en bas de l'échelle. Il s'intéresse au cinéma. Il fait partie du Centre d'études sociologiques dirigé par Georges Friedmann. Il conduit, en 1965, une étude transdisciplinaire sur une commune en ­Bretagne. Il séjourne ainsi un an dans la commune de Plozévet, dans le sud du Finistère. Edgar Morin a construit une œuvre iconoclaste, à la fois admirée et contestée, qui lui ressemble de bout en bout. Il a été à côté.
Dans sa génération, il s'est toujours senti en dehors de la norme : juif de naissance, orphelin de mère à 10 ans, exclu du Parti communiste, curieux de tout. 
Il eut un ennemi à sa hauteur : Pierre Bourdieu. Edgar Morin n'a cessé de se disputer et de se réconcilier avec son ami Claude Lefort. Ils se sont ainsi brouillés durant plusieurs jours après qu'Edgar Morin lui a dit qu'il avait du "poil au nez".
Si l'on meurt comme on vit, Claude Lefort fut une incarnation même du courage. Edgar Morin lui rend un hommage fervent et émouvant.

Les voyages

Il raconte Berlin. Edgar Morin est un amoureux de la culture allemande. Il a voyagé tout le temps, partout, longuement. 
Il revient sur son séjour décisif en Californie de 1969-1970 ; il soupçonne François Nourissier d'être un agent occulte du KGB lors d'un voyage à ­Moscou ; il fait quatre ­allers-retours en Amérique latine en moins de deux mois à 92 ans.
L'auteur de Vidal et les siens (1989) est vénéré en ­Amérique latine. 
Il est docteur honoris causa de plusieurs universités à travers le monde. Sa réflexion pluridisciplinaire est salué dans de nombreux pays. 
Il est reconnu comme un penseur majeur à l'étranger plus qu'en France. Edgar Morin est un admirateur de Pascal, dans lequel il reconnaît la communion et la disjonction entre la foi, la raison, le doute. 
L'homme se définit comme français, juif, européen, ­méditerranéen.

Les femmes

Il a été marié à Violette ­Chapellaubeau ; à Johanne ­Harrelle, rencontrée en 1964 ; à Edwige Lannegrace, morte en 2008. 
Il est aujourd'hui marié à Sabah Abouessalam dont il a fait la connaissance, à Fez, en 2009.
Il ­côtoie pour la première fois Violette Chapellaubeau en 1940, durant un cours de ­philosophie de Vladimir Jankélévitch. Ils ­auront ensemble deux filles. Edgar Morin concède avoir été un père médiocre.
Ce qu'il aime : séduire et être séduit. Les femmes sont partout dans ses Mémoires. Il avoue : "Sans combustion amoureuse je ne suis rien." Il multiplie les scènes cocasses, impudiques, sincères autour de la séduction et de la sexualité. 
Un jour, il passe par la chambre de Maurice Clavel, étendu nu sur le lit. Maurice Clavel lui dit : "Edgar, embrasse-moi." Il l'embrasse sur le front.

Le fil rouge

Il est un fils unique, orphelin de mère, ­aimanté par les autres. Il aura sans cesse eu une "vie amplifiée" par les rencontres intellectuelles et affectives. Il hésite à 20 ans à s'engager dans la ­Résistance. 
Il comprend alors que vivre ne consiste pas à fuir la mort mais à affronter la mort. Il y va. 
Edgar Morin prend une fois de la cocaïne, mais s'en débarrasse aussitôt de peur d'en devenir esclave. L'amour de la vie irradie chaque page. Les deuils, la dépression, les échecs entament son allant uniquement de manière momentanée. 
Il aime chanter et danser. Edgar Morin écrit : "J'espère pouvoir terminer ce livre de souvenirs…"
L'auteur de La Méthode a voulu s'établir au 3, rue Soufflot, près du Panthéon, et rue des Blancs-Manteaux, à Paris ; à Caldine, en Toscane ; à La ­Bollène-Vésubie et à Hodenc, en France. 
Il fut follement heureux en Toscane, sans jamais réussir à s'y enraciner. Edgar Morin ne s'est fixé nulle part car il éprouve toujours la nécessité de découvrir d'autres choses. 
La curiosité le pousse vers de nouveaux visages, de nombreux rivages. Il a mis un point final à ses Mémoires à 98 ans. 
Un jour viendra où il faudra partir, mais il restera alors ses souvenirs d'une traversée du siècle. Il est l'homme qui aime la vie.

Source Le Journal du Dimanche
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