Dimanche, les députés arabes israéliens ont franchi le Rubicon. Pour la première fois depuis la création de l’Etat hébreu – à l’exception de leur appui «par l’extérieur» à Yitzhak Rabin, en bloquant les motions de censure visant l’homme des accords d’Oslo –, les représentants de la minorité palestinienne regroupés au sein de la Liste arabe unie ont apporté leur soutien à un candidat au poste de Premier ministre.
En l’occurrence, Benny Gantz, rival centriste et plutôt droitier de Benyamin Nétanyahou, par ailleurs ex-chef d’état-major de Tsahal.
Avec emphase et en citant un extrait des Psaumes de la Bible hébraïque, le leader de la Liste arabe unie, Ayman Odeh, a célébré sur Twitter (et en hébreu !) son nouveau statut de briseur du consensus et néo-faiseur de roi : «La pierre que les fondateurs avaient rejetée est devenue la pierre angulaire».
Cette prise de position dans les affaires des «partis sionistes», comme la voient la majorité des Arabes d’Israël, s’est faite dans la douleur, après moult conciliabules tendus.
Et l’unité n’a pas tenu bien longtemps.
Dès dimanche soir, Balad, la faction panarabe à l’antisionisme le plus radical de la Liste, a annoncé qu’elle s’opposait à Gantz, amputant de trois sièges le capital des treize mandats offerts par Odeh la veille, rétrogradant l’ex-général en seconde place au jeu de l’addition des sièges, derrière le Premier ministre Nétanyahou.
Intégrer la politique et la société israéliennes
Le coup d’éclat des députés arabes n’en est pas moins historique. Vendetta anti-Nétanyahou, il reflète le rejet viscéral par la minorité arabe de ce Premier ministre qui les diabolise à des fins électorales depuis un quart de siècle.
Mais aussi, comme veulent le croire les éditorialistes, il rendrait manifeste la volonté d’intégration des électeurs arabes dans la politique et la société israéliennes. Selon une étude de l’Institut israélien pour la démocratie, 76% des Arabes d’Israël soutiennent la participation de leurs partis à un gouvernement. Ce qu’Odeh exclut pour le moment, préférant jouer la carte du futur leader de l’opposition face à un gouvernement d’union nationale.
Par ailleurs, 50% des Juifs israéliens restent opposés à l’idée de tout ministre arabe – position adoptée jusqu’ici par Gantz, qui cherche à former un gouvernement n’incluant que des «partis sionistes».
Lundi matin, à Jaffa, port arabe rattaché à la municipalité de Tel-Aviv où la Liste arabe unie est arrivée en tête, peu de locaux sont disposés à commenter la transgression de leurs députés.
Au Yaffa Café, repère d’intellos et d'activistes, le patron se dit plus préoccupé «par le sort du monde arabe» que par ces «petits arrangements», pendant qu’un universitaire accroché à son journal décline toute analyse.
«Si vous savez à quel point je me moque de ces pseudos élections…», parvient-on à arracher à cet abstentionniste (le taux de participation des Arabes d’Israël a atteint 60% le 17 septembre, en forte hausse par rapport aux législatives d’avril).
Abed Zatounieh, avocat, est plus loquace, mais tout aussi circonspect : «C’est comme si j’étais coupé en deux, dit-il.
D’un côté, je veux voir ce raciste de Nétanyahou hors de la Knesset et en prison.
De l’autre, Gantz, c’est l’homme qui a bombardé ma famille à Gaza [lors des «opérations» israéliennes de 2012 et 2014, visées par des plaintes pour crimes de guerre, ndlr]. Cette décision, elle est à la fois correcte et profondément mauvaise…»
Saud Kassas, scénariste et sympathisant de Balad, s’est rangé derrière le raisonnement d’Ayman Odeh : «Le vœu de la société arabe est la fin de Nétanyahou, cet homme qui nous déteste tant.
Bien sûr, on voit Gantz comme un criminel de guerre qui s’est vanté d’avoir détruit des quartiers entiers à Gaza [dans l'un de ses premiers clips de campagne, il menaçait de ramener l’enclave sous blocus à «l’âge de pierre» en cas de nouveau conflit].
Mais il fallait pour une fois qu’on montre la force du vote arabe, qu’on secoue le système. En faisant cela, Odeh redessine la carte politique et force l’élite à nous écouter.
C’est courageux. Maintenant, il faut espérer que Gantz écoute.» C’est le message qu’a envoyé la députée arabe Aida Touma-Sliman sur Facebook à l’ancien général :
«C’est un moment crucial : ou il nous montre qu’il est une alternative, ou bien qu’il est le double de Nétanyahou.»
Aucune réaction à Ramallah
Pour l’analyste David Khalfa, «l’essor politique de la société arabe en Israël relève d’un processus de construction identitaire complexe, marqué par un double mouvement en apparence contradictoire de "palestinisation" et "d’israélisation".
D’un côté, une affirmation identitaire de type communautaire reflétant la fragmentation et la polarisation en cours de la société israélienne.
De l’autre une intégration grandissante au système politique dans le cadre d’un partenariat exigeant avec les partis sionistes du centre et de la gauche, conditionnée par une amélioration substantielle de leur situation économique et sociale.»
C’est d’ailleurs ce qu’a souligné Ayman Odeh dans une tribune publiée par le New York Times.
Si la fin du conflit et la création d’un Etat palestinien demeurent des préoccupations cardinales pour les Arabes d’Israël, des questions sociales aussi concrètes que la lutte contre la criminalité dans les villes arabes, la mise en place de lois immobilières assurant l’égalité et l’accès aux hôpitaux le sont tout autant.
Tout comme l’annulation de la loi «Etat-Nation» de Benyamin Nétanyahou, qui a gravé dans le marbre le statut subalterne des minorités non-juives, un texte que Benny Gantz a vaguement promis d’«amender».
Du côté de Ramallah, aucune réaction officielle. Mais la jeune garde intellectuelle des Territoires n’a pas manqué de manifester sur Twitter sa désapprobation face à la décision «honteuse» de la Liste arabe unie, qui «stratifie» plus encore la condition des Palestiniens d’Israël et ceux de Judée Samarie et Gaza.
Avis partagé par Diana Buttu, résidente d’Haïfa en Israël et ancienne conseillère du président palestinien Mahmoud Abbas.
«C’est une mauvaise idée à la fois sur le plan idéologique et stratégique, estime-t-elle. Gantz n’a montré aucune volonté d’ouverture, c’est quelqu’un qui n’a aucun problème avec l’apartheid.
Je comprends le raisonnement des députés arabes : se débarrasser de Nétanyahou est la priorité.
Mais ils auraient pu aider tout autant en restant en dehors de ces jeux d’alliance, comme du temps de Rabin, où il s’agissait seulement d’empêcher que son gouvernement tombe.
Briser la stratégie historique d’indifférenciation pour soutenir quelqu’un qui promet de bombarder Gaza, c’est ridicule.»
Avec la défection de Balad, le coup de pouce de la Liste arabe unie apparaît dans l’immédiat moins décisif qu’annoncé, ramenant le «bloc» de Gantz et celui de Nétanyahou dans un mouchoir, à 54 sièges contre 55, loin de la majorité requise de 61 députés.
Reste à voir sur le long terme s’il augure d’une nouvelle ère politique en Israël, ou bien s’il se transforme en note de bas de page des années Nétanyahou.
Source Liberation
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