On n’essaiera pas ici d’établir une hiérarchie dans la barbarie génocidaire, tant chaque siècle a su utiliser des méthodes et des outils inqualifiables à travers l’histoire.
Mais si l’enfer sur terre doit absolument porter un nom, alors il est allemand et s’écrit Einsatzgruppen.
Quatre syllabes agressives pour scander ce que la solution finale a créé de plus abject: des exécutions sommaires à la chaîne au bord de fosses communes. Les bourreaux: des nazis, des soldats, parfois des civils.
Les victimes: des familles juives entières, sans distinction d’âge, alignées par milliers et résignées devant leur fin toute proche.
Les témoignages sont terrifiants, les photos insoutenables même pour le pire des cyniques.
Il est très compliqué de s’en remettre, et à l’heure de Google Images, on conseillera aux plus sensibles d’entre nous d’éviter cette recherche dévastatrice de toutes les illusions.
Le destin de deux frères
Certains ne peuvent pourtant pas faire l’économie d’un examen de conscience. Ainsi l’auteur allemand Chris Kraus, qui s’est plongé dans l’histoire de sa famille et de son pays pour publier La Fabrique des salauds (Belfond).
On y suit le destin de deux frères que beaucoup opposent, entre 1905 et 1974, à travers un narrateur que rien ne prédestine à devenir criminel.
C’est une saga familiale, certes, mais aussi un éclairage douloureux sur ce que sont devenus l’Allemagne et ses salauds, donc, les trois décennies suivant la défaite.
C’est captivant, surpuissant et d’une fluidité inimaginable pour un tel pavé, grand merci à la formidable traductrice Rose Labourie.
On voyage en apnée tout au long des 900 pages, mais on aurait volontiers repris le double d’une telle peine.
Le magnétisme de l'écrivain
Chris Kraus est revenu à Paris la semaine dernière pour une deuxième vague de rencontres, face au succès grandissant rencontré par sa «Fabrique». Il dégage un magnétisme certain avec ses yeux translucides, sa carrure imposante, sa voix au-dessus des nuages.
Son français est plus que convenable, mais il préfère l’allemand comme moyen de communication.
Le sujet est bien trop lourd, tout comme ses émotions d’ailleurs, pour qu’il prenne le risque d’un mauvais choix de mots.
Il a été historien et scénariste, il est désormais cinéaste, loin du profil de l’écrivain à temps plein.
C’est la découverte brutale du passé de son grand-père, à travers la lecture d’un livre d’histoire en 2000, qui l’a incité à se plonger en plein cauchemar: «Son nom était mentionné dans l’ouvrage. J’ai fini par apprendre qu’il avait été très actif dans les Einsatzgruppen, grâce à des recherches qui devaient durer quatre semaines et qui m’ont finalement pris dix ans.
Mes émotions ne sont pas vraiment claires à définir. J’ai d’abord été surpris, c’est longtemps après que l’abîme s’est ouvert.
Par un mélange d’horreur, de peur, de deuil et d’amour aussi, car j’avais beaucoup d’affection pour lui. Ça change tous les jours, c’est très perturbant. Parfois je comprends, parfois ça m’échappe totalement.»
Un livre familial devenu roman
Ce qui au départ était un livre familial façon devoir de mémoire est devenu un roman au fil du temps.
Des amis de son grand-père lui ont raconté l’horreur, pour libérer leur langue et le reste après des décennies de silence. Le silence, c’est ce qui l’a le plus choqué, au final.
Celui de l’Allemagne, qui a censuré le thème dans ses écoles entre 1945 et 1960; celui des familles, frappées par la honte et emmurées dans le mutisme. «Mon père et ses frères savaient beaucoup de choses, mais n’en ont jamais dit un mot à leurs enfants.
C’est un blocage individuel général que j’ai toujours du mal à expliquer. On ne se posait aucune question, on ne nourrissait aucune réflexion, et donc on n’avait aucun regret.
On vivait dans le mensonge. Et mes recherches m’ont appris que ce n’était pas seulement comme ça dans ma famille, mais aussi dans plein d’autres», assure-t-il.
«Je serais probablement devenu l’un d’eux»
Parue en 2017 en Allemagne, La Fabrique des salauds continue de diviser un pays qui semble ne jamais devoir en finir avec son passé. Mais lui, qu’aurait-il fait au début des années 1940?
Tuer en masse, comme les autres, ou dire non et risquer de se faire exécuter à son tour? «Cette question, j’y pense tout le temps, c’est comme une maladie professionnelle.
Je change régulièrement d’avis, mais au final, je crois bien que j’aurais agi comme mon grand-père. Je serais probablement devenu l’un d’eux.» Il a sondé les tréfonds de l’âme humaine pendant si longtemps qu’on le trouve légitime pour évoquer le présent et le futur. Une autre Shoah serait-elle possible quelque part, malgré ce que l’on sait?
Pour répondre, il évoque d’abord la théorie qui veut que la mémoire collective dure quatre générations, avant que la cinquième ne commette les mêmes erreurs que la première.
Puis il cite Woody Allen, dans ce qu’on a d’abord pris pour une bulle de légèreté, avant de comprendre notre méprise: «Dans le film Hannah et ses sœurs, il y a un personnage qui se demande comment une chose pareille a bien pu arriver. Et son ami lui répond: Ce n’est pas la bonne question. Il faudrait plutôt se demander pourquoi ça n’arrive pas plus souvent…»
Profil
1963 Naissance à Göttingen (Allemagne).
2007 Réalise «Quatre Minutes», avec Monica Bleibtreu.
2016 Réalise «Les Fleurs fanées», avec Adèle Haenel.
2019 «La Fabrique des salauds» (Belfond).
Source Le Temps
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