Difficile de poser des questions à Delphine Horvilleur auxquelles elle n’a pas déjà répondu depuis deux ans, tant la plus célèbre des femmes rabbin est sollicitée ces derniers mois de toutes parts et sur tous les sujets. Antisémitisme, avenir des religions, féminisme, identités, République…
L’autorité morale et intellectuelle acquise par l’ancienne étudiante en médecine et journaliste, devenue la voix du Mouvement juif libéral de France (MJLF), est une denrée très recherchée pour qui se met en quête d’un discours rationnel en ces temps de trouble politique, voire métaphysique.
On a vu Delphine Horvilleur lors de la commémoration de l’attentat de Charlie Hebdo, en janvier 2018, sur la scène des Folies Bergère, dans les arènes d’Arles cet été dans le cadre du festival Les Napoléons pour parler transmission, on l’a entendue défendre son dernier essai, Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2019) à la radio et à la télévision, répondre à une interview fleuve pour la revue du Crieur sur l’enjeu spirituel au XXIe siècle, on l’a même surprise cet été au micro de Léa Salamé évoquer son amour pour l’« œuvre philosophique » de Jean-Jacques Goldman lors de l’émission « Femmes puissantes » sur France Inter.
L’« affaire » Yann Moix, qui a occupé dans les grandes largeurs la rentrée littéraire et médiatique, allait nous donner l’occasion de l’interroger, hélas, sur un sujet « neuf ». Raté !
Le site parodique Jewpop nous avait devancés, en prêtant à la rabbine (oui, ça se dit) des propos évidemment apocryphes : « Je suis effondrée… Yann et moi, c’était le combo gagnant ! On aurait été les Beyoncé/Jay-Z de la littérature philosémite ! C’était le Goncourt assuré pour notre formidable projet sur les enfants battus dans les familles juives (…) Je vais encore devoir écrire des trucs sur l’antisémitisme et les femmes, fait chier ! ».
Devant un allongé, dans ce café bruyant du Marais où elle a ses habitudes, Delphine Horvilleur, badine : « Je suis bien contente qu’ils l’aient fait à ma place, parce que j’avais refusé de m’exprimer là-dessus. »
C’est pourtant bien sur l’affaire Moix, un cas d’école, que porte le début de l’entretien.
Avant de s’étendre à bien d’autres sujets où l’esprit de cette femme éclectique, entre interprétation des textes sacrés et références à la culture populaire, vagabonde avec aisance.
Usbek & Rica : Plus sérieusement, que peut-on penser des réactions en chaîne qui ont suivi les révélations sur le passé antisémite de Yann Moix ?
Delphine Horvilleur : La position dans laquelle je me reconnais le plus est celle de Marc Weitzman dans Le Monde : « Si on avait voulu démontrer que les Juifs contrôlent les médias, on ne s’y serait pas pris autrement. »
C’est ce qui me dérange le plus dans cette affaire : elle est une occasion, à travers le déballage qu’elle suscite et les acteurs qui y sont impliqués, de faire une démonstration qui conforte les fantasmes antisémites. La puissance des Juifs, leur capacité à manipuler l’opinion, l’organisation de la « communauté » juive…
J’ai reçu des coups de fil de vos confrères me demandant quelle était la réaction de la communauté juive, des leaders du judaïsme. Or j’ai l’impression d’avoir répété depuis des années que l’antisémitisme n’était pas le problème des Juifs, mais de la société dans son ensemble.
Il y a une passion antisémite qui est exacerbée dans cette histoire. Finalement, peu importe qu’on prenne position pour ou contre, on active le « langage antisémite ».
Le peu que j’ai appris ces dernières années en essayant de m’intéresser au phénomène antisémite en France, c’est qu’il est beaucoup plus intéressant de comprendre à quel moment, dans une société, on parle la langue de l’antisémitisme, plutôt que de savoir si les gens sont antisémites ou pas. Cette langue, on en connaît les repères : la capacité à contrôler le monde, à avoir du pouvoir sur une situation…
De ce point de vue, l’affaire Moix possède tous les condiments, les épices, pour l’activer.
On est donc piégés ?
Oui, la question de savoir si Moix a pu changer n’est ni bonne ni mauvaise. Tout à coup, tout le monde s’engage dans un débat théologique sur la repentance, voire un débat psychanalytique. Si on parle de repentance – et là j’enfile ma barbe de rabbin pour le dire – alors il faut être clair : aucune repentance ne peut se faire sous les spotlights. Une repentance s’accompagne d’une humilité, d’une vraie traversée du désert.
Ce n’est pas un hasard si dans tant de scènes bibliques, évangéliques ou coraniques, le personnage se tape une sacrée traversée du désert, au sens littéral !
Le désert, la solitude, l’ombre, la nuit… Je suis prête à entendre la repentance de n’importe qui, mais je trouve difficile d’imaginer que ça puisse advenir dans le tumulte. Il faut le laisser passer autrement cette nuit.
Moix est passé d’un antisémitisme radical à un philosémitisme tout autant radical. N’est-ce pas l'une des marques du rapport étrange à la « question juive » ?
J’ai écrit dans mon livre que je me méfie du philosémitisme parce que s’il n’y a pas de raison de détester les Juifs, il n’y a pas non plus de raison de les aimer plus que les autres.
Dans la fascination que l’identité juive peut susciter, réside de ce qu’appellerais un statement autobiographique. Ça vient raconter quelque chose sur la personne qui déploie cette fascination. Qu’elle soit mortifère ou qu’elle la porte aux nues.
N’est-ce pas décourageant d’admettre comme inatteignable la quête de banalité du judaïsme ? Peut-on imaginer un jour où les Juifs ne seront ni haïs, ni aimés, mais considérés comme des êtres humains « comme les autres » ?
Je pense, de façon assez pessimiste, qu’on ne viendra jamais à bout de l’antisémitisme, qui a une capacité mutante extraordinaire. Précisément parce qu’il se réinvente en se structurant sur les mêmes schémas qui sont de l’ordre de la faille existentielle, et qui racontent toujours celui qui l’énonce et non celui dont il parle.
Vous ne croyez donc pas aux « habits neufs » de l’antisémitisme ?
Je veux bien qu’on parle d’« habits neufs », mais ça ne change rien au fait qu’on retrouve sans cesse les socles du bon vieil antisémitisme : pour l’antisémite, l’Autre possède une chance, une baraka, qui aurait dû être siennes et dont il a été usurpé.
De même, le Juif a à ses yeux une capacité polluante. Je ne serais pas du tout surprise, par exemple, qu’à l’avenir surgissent des accusations d’attaque environnementale. On a souvent accusé les Juifs d’empoisonner des puits ou des enfants...
Il y a donc plein de choses qui vont permettre de réactiver encore et encore le langage antisémite. Mais si je suis pessimiste, ça ne veut pas pour autant dire qu’il faut rester bras ballants : on doit être capable d’aiguiser notre écoute pour ne pas tomber dans le piège, parfois de bonne foi, du langage antisémite. Parfois même dans la soi-disant « défense inconditionnelle de l’État d’Israël », on retrouve les marqueurs d’un antisémitisme ancestral.
Cela oblige tout le monde, même les Juifs, même moi, à s’interroger sur la façon dont on nourrit un discours propice aux clichés antisémites.
En finir avec les clichés sur les Juifs ne supposerait-il pas d’en finir avec la « spécificité juive » dont vous parlez dans Réflexions sur la question antisémite, à savoir cet arrachement à l’identité qui est finalement le propre de l’identité juive ? N’y a-t-il pas là un paradoxe indépassable ?
Ce que je vais vous répondre est très juif, et c’est pour ça que plein de Juifs ne seraient pas d’accord avec moi : ce qui est juif, c’est de s’arracher à sa condition de naissance, mais de ne jamais considérer qu’on est arrivés.
Or, aujourd’hui, on entend deux discours, l’un de l’identité immuable, l’autre de la réinvention : d’un côté ceux qui vous disent qu’on n’est que ses origines, son essence ou sa naissance ; de l’autre qu’on a bien le droit de devenir ce qu’on sent qu’on est au fond (« Ma vérité, c’est purement mon ressenti et n’a rien à voir avec ce que la société a dit que j’étais »). Mais dans ce chemin fini, on retrouve l’image miroir de l’obsession identitaire inchangée…
Je vous invite à regarder cette super série, Transparent, où un père de famille annonce à ses enfants qu’il va changer de sexe, et qui pose bien toutes ces questions.
Certes, quelque chose dans l’expérience juive encense la trans-identité, mais on est entourés de gens, en ce moment, d’un bout à l’autre du spectre, qui vous disent : « Voilà qui je suis et voilà qui j’ai fini d’être. Soit parce qu’on me l’a dit et que c’est comme ça, soit parce que je l’ai décidé et que c’est fini une fois pour toutes ».
Je trouve ça troublant. D’un côté comme de l’autre, il y a autour de nous un nombre incroyable de gens qui ont envie d’être enfermés dans un statu quo identitaire, dans un « c’est fini ».
Pourtant, on voit souvent la technologie comme un accélérateur d’émancipation : « techniquement », je peux être un autre : une femme si je suis un homme, un cyborg, et même pourquoi pas un animal. Alors la technique nous enferme-t-elle ou bien nous libère-t-elle ? Ne permet-elle pas de passer du « nous » au « jeu », ce qui serait d'ailleurs une interprétation très talmudique des dix commandements ?
C’est la problématique sur laquelle je travaille en ce moment. Cela fait des années que j’ai le sentiment de dénoncer le « nous » étouffant des communautés, ce « nous » ethnique ou religieux qui empêchait un grand nombre de personnes de parler à la première personne du singulier, alors que la promesse républicaine était précisément de pouvoir dire « je ».
Mais on ne peut pas seulement dire « je ». Le « nous » existe toujours, même si je trouve très problématique de commencer mes phrases par « Nous les Juifs », ou « Nous les femmes ».
J’adore cette phrase d’Amos Oz : « Nous les Juifs sommes incapables d’être d’accord avec une phrase qui commence par Nous les Juifs » !
On peut donc dire pareil des femmes ou des Français (que veut dire une phrase qui commence par « Nous les Français » ??) Mais il n’empêche qu’on est condamnés à vivre avec des tentations de définition de « nous ». On ne peut pas vivre sans ça.
En tant que juive, je conçois l’idée qu’il y a un « nous », un peuple. Sinon il me serait difficile d’être rabbin ! Autant inventer un « delphinisme » ! (rires) Dès lors qu’on accepte une tradition, on est obligés d’accepter un « nous ». Le seul « nous » dans lequel je pourrais me connaître serait un nous qui sait qu’il ne parle pas d’une seule voix.
Cela peut paraître trivial, mais c’est très difficile à construire. Le seul « nous » vivable, à mon sens, est le nous polyphonique. Un « nous » capable d’entendre les voix diverses qui le composent. Dans le monde juif, c’est un sujet de tension permanente !
Certains veulent à tout prix s’imaginer un groupe monolithique, uni dans ses pratiques ou ses convictions.
Mais ce « nous » polyphonique, peut-il s’organiser ? Prenons le cas de la France : on fait comment ?
La vision jacobine de l’histoire de France a toujours cherché à écraser les voix discordantes pour faire émerger une seule voix qui parle pour le groupe. Mais ça ne marche plus, il faut trouver une formule où on peut encore dire « nous » tout en entendant la polyphonie du groupe, y compris au sein des sous-groupes qui la composent.
Et en disant ça, je ne réclame pas que chaque sous-groupe (les Basques, les Noirs, les Bretons, les Juifs, etc.) accède à je ne sais quelle représentativité ; c’est tout l’inverse.
Ce sera très difficile à réaliser, je crois, mais c’est ce vers quoi il va falloir s’engager pour ne pas être contaminé par ce qui se passe sur certains campus américains et les débats sur l’appropriation cultuelle.
Quand vous dites que vous travaillez là-dessus, c’est pour un prochain essai ?
Eh bien je n’avais pas prévu d’en parler, mais je travaille aujourd’hui autour de l’œuvre d’Emile Ajar. Je vois dans ce personnage fictif, créé par Romain Gary, un guide intéressant pour mieux cerner ce que nos sociétés traversent, politiquement ou religieusement.
Avec Ajar, Gary ne cesse de dire qu’il est lui-même parce qu’il est un autre. Il refuse l’identité figée. Il est autant un python qu’un petit garçon musulman hébergé par une vieille femme juive. Face au repli identitaire actuel, lire Gary/Ajar est une mise en garde salutaire.
On ne peut donc pas recommencer sa vie à zéro comme les transhumanistes ou les libertariens le réclament ?
Voilà : que ça nous plaise ou pas, nous sommes les enfants de nos parents. Cela renvoie à l’obsession actuelle pour les tests ADN.
Plein d’amis à moi s’y sont prêtés, et j’ai trouvé fascinant que chacun exhibe ses résultats avec fierté, ses 4% sénégalais, ses 10% grecs etc. J’ai donc fini par céder.
Vraiment ? Vous avez fait un test ADN ?
Je n’en suis pas très fière, mais oui. J’étais à la recherche de ma propre part d’exotisme, comme tous mes amis et ils m’ont lancé un défi. J’ai reçu mes résultats, et en cliquant dessus, déception ! S’affiche le verdict suivant : « 100% Juive ashkénaze ».
Ça valait bien la peine. Je me suis sentie nulle. Ça fait des années que j’enseigne le fait qu’il n’y a pas de pureté.
En même temps, de la part des « puristes » juifs qui m’accusent d’être une usurpatrice qui « sans doute n’est pas vraiment juive », j’ai une preuve irréfutable à leur apporter. Que ces obsédés de l’identité m’apportent leurs résultats ! (rires)
Avez-vous conscience d’être devenue au fil des années une figure à la fois rabbinique et non religieuse, à la fois très républicaine mais capable de dialoguer avec la mouvance différentialiste ? Ce point d’équilibre est-il difficile à tenir dans un espace public très clivé ?
C'est encore une affaire de nous et de polyphonie. Comment fait-on pour créer encore des liens avec d’autres mondes ? Ce n’est pas facile. Mais mon rabbinisme a beaucoup à voir avec le rapport au texte.
La façon de faire parler les mots, de jouer avec le langage, d’interpréter le texte. J’ai créé, en plus du magazine Tenoua, un cercle d’étude appelé l’« atelier Tenoua » : une fois par mois, je choisis un texte, je fais une brève intro, et par petits groupes les participants se penchent dessus, l’analysent, le détricotent, le retricotent…
Cette passion pour le texte renvoie à mon avis aux promesses non tenues par Internet, le trésor de l’hypertexte. Finalement, l’utilisation quotidienne de la technologie et des réseaux produit l’inverse du but recherché, comme un infratexte, un enfermement.
Prenez l’intelligence artificielle : l’étymologie nous enseigne que l’intelligence signifie « lire entre », inter-legere. C’est exactement ce que le numérique ne peut pas faire.
Il n’y a pas d’interlecture quand il y a des zéros et des uns, pas de 0,5. Or, l’intelligence, c’est du « zéro virgule… »
Vous dites que le lecteur est plus important que l’auteur...
Oui. Je suis fasciné par les moments où les gens lisent dans vos textes ce que vous n’avez pas écrit.
Vous arrive-t-il d’être d’accord avec leur interprétation ?
Oui, mais pas toujours. J’ai lu des interviews de femmes voilées militantes disant qu’elles avaient trouvé dans mes livres des sources d’inspiration. Simplement parce que j’avais dit qu’on peut être féministe et attaché à une tradition.
Cela m’a poussé à écrie une postface à En tenue d’Eve (Grasset, 2013). J’ai dû expliquer que je suis juive et féministe, mais pas féministe juive. Je ne crois pas qu’il y ait du féminisme dans le texte. Quand on commence à prêter au texte un agenda féministe, c’est la porte ouverte à toutes les mauvaises foix de lecture. Ce serait malhonnête.
Il existe un devoir de contextualisation relevant de la bonne foi religieuse et historique. Les religions du livre sont enfants du patriarcat et non du féminisme. À nous de décider ce dont elles seront les parents…
A contrario, que penser d’une certaine forme de féminisme qui voudrait extirper de l’Histoire des figures féminines oubliées ? N’est-ce pas là une tentative de réécriture de l'Histoire ?
Oui, les femmes ont été écartées de l’Histoire, et il faut le dire. Les femmes, que ça nous plaise ou pas, ont été l’Autre de l’Histoire.
Et je ne vois pas l’intérêt de réécrire l’Histoire comme si elles avaient été le Même. Nous sommes héritières d’une histoire où l’on a été l’Autre. Il ne s’agit pas d’accepter cette éclipse historique comme un ordre des choses, mais de ne pas le nier.
Avez-vous une lecture rabbinique de la collapsologie contemporaine ? Peut-on dire que les hommes doivent expier leurs péchés du fait d'avoir détruit la planète par un trop plein d’hubris ?
Le judaïsme a sans doute un discours un peu à part car il condamne moins la Technique que d’autres religions.
D’un point de vue rabbinique, l’eschatologie renvoie à l’image de la tour de Babel, ou de Sodome et Gomorrhe… c’est-à-dire à des mondes qui s’achèvent, qui ne sont pas la fin du monde, mais la fin d’un monde, à chaque fois reposant sur des enjeux éthiques :
Babel s’effondre parce que les hommes ne parlent que d’une seule langue, alors que le projet divin est qu’ils en parlent plusieurs. Quant à Sodome et Gomorrhe, il n’y a pas de faute à caractère sexuel, contrairement à la lecture communément admise : Sodome s’effondre car elle est incapable d’accueillir l’étranger, ne partage plus les richesses, mais les garde pour elle.
Cela dit, le messianisme a le vent en poupe dans toutes les religions aujourd’hui et trouve aussi des traductions dans le monde juif.
Il y a actuellement des Juifs qui affirment que le retour à Sion marque la fin de l’Histoire, qu’on est entré dans un temps post-historique. Un célèbre philosophe juif, Yeshayahou Leibowitz, le dénonçait déjà il y a des dizaines d'années : il disait que le judaïsme affirme que le messie va venir.
Dès qu’il dit que le messie est là (ou que le peuple juif a fini son histoire), c’est fini, il cesse d’être fidèle à lui-même. Dès que vous êtes dans un « ça y est », c’est terminé.
Source Usbeketrica
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