Si 40 000 réfugiés trouvèrent au royaume un asile provisoire ou définitif entre 1933 et 1940, il y eut aussi des rafles, des refoulements qui équivalaient à des condamnations à mort, des emprisonnements et, in fine, la mise en place de centres fermés.
En juin 1939, il y a 80 ans, l’un de ceux-ci fut créé à Marneffe, dans un château qui, après la guerre, devint une centre pénitentiaire. Plongée dans des archives qui nous racontent une époque noire.
Un passé qui interpelle aussi notre présent alors que des partis politiques surfent à nouveau sans complexe sur la vague populiste du rejet de l’étranger.
Ce jour-là, on vendit tout. Pour solde de tout compte. 884 livres, de la vaisselle, des « ustensiles de ménage », des « linges de corps et de maison ».
Organisée le 25 janvier 1962, à 14 heures, par l’administration de l’enregistrement et des domaines, bureau de Hannut, cette « vente publique au enchères » se tint au café « Fumal », Grand’place, à Marneffe.
L’affiche imprimée pour faire la publicité de l’évènement était muette quant à l’origine des objets encombrants dont les pouvoirs publics cherchaient à se débarrasser.
La vente rapporta 4315 francs belges, soit quelques 800 euros actuels, en tenant compte de l’inflation …
Ainsi fut tournée la dernière page de l’histoire méconnue du « Centre d’internement des réfugiés juifs » de Marneffe, en province de Liège. Par la vente au plus offrant de biens ayant appartenu à des déportés juifs assassinés dans les camps d’extermination nazis.
A la demande du receveur qui organisa cette braderie, un inventaire avait été réalisé ; un fonctionnaire avait donc rédigé des listes d’objets, des listes de ce qu’une famille emporte lorsqu’elle est doit fuir la barbarie, dans l’urgence, comme l’on s’enfuit pour échapper aux flammes d’un incendie.
En préservant ce qui peut l’être, ce qui sera peut-être utile sur les routes de l’exil, ce qui rappellera une tranche de vie, ce qui témoignera d’un moment heureux vécu en famille.
Ainsi l’agent préposé à l’inventaire précédant la vente détailla scrupuleusement le contenu de deux malles ayant appartenu à la famille Bobbe qui fut internée à Marneffe le 11 août 1939 :
« 10 draps de lit, 6 serviettes, 24 taies d’oreiller, 64 essuies, 11 toiles à matelas, 2 rideaux, 1 store, 7 nappes, 3 napperons, 1 lange, 1 petite taie d’oreiller, 1 essuie-main, 2 morceaux de soie, 6 serviettes, 1 culotte garçonnet, 4 morceau de tissus, 3 mouchoirs de poche, 1 farde papier, 1 cendrier, 1 violon (mauvais état), 1 réveil, 1 hachette de boucher, 2 assiettes, 1 pince à gâteau, 2 seaux, 1 porte-mine, 1 jeu d’échec, 24 couteaux, 52 cuillères à café, 61 fourchettes, 8 cuillères à soupe, 1 paire de gants, 1 foulard bleu et rouge, 2 vestons, 1 béret bleu, 1 paire de pantoufle, 1 bassin émaillé, 2 guêtrons, 2 parapluies, 1 paire de botte femme, 6 assiettes plates, 6 assiettes profondes, 6 assiettes blanche, 1 plateau, 9 petits plats, 2 soupières, 5 plats, 1 sucrier, 1 cafetière en porcelaine, 1 bonbonnière en verre, 1 plat en verre, 1 saucière, 1 seau, 2 casseroles, 2 pots à laits, 1 petit pot à lait, 1 moulin à café, 3 louches, 1 porte-savon, 1 rouleau à tarte, 1 miroir à raser, 1 appareil photographique, 2 chemises de nuit, 6 assiettes à dessert, 5 soucoupes en verre, 8 verres, 1 planche à découper viande. »
Lorsqu’on leur signifia qu’ils occuperaient la « chambre » n°163 du centre d’internement de Marneffe, les Bobbe étaient trois.
Max avait 32 ans, Regina avait 29 ans et leur petit Joachim – la « culotte de garçonnet » dans l’une des malles, c’était la sienne – était âgé de trois ans. Originaires de Leipzig, ces réfugiés juifs allemands étaient arrivés en Belgique en juin 1939.
Avant Marneffe, ils avaient brièvement séjourné à Bruxelles, rue du Vautour … En mai 40, lors de l’invasion du royaume, les Bobbe firent partie de ces milliers de réfugiés juifs, de ces « étrangers » jugés suspects arrêtés administrativement sur ordre du gouvernement belge pour être transférés par trains entiers dans des camps d’internement en France, lesquels, après la capitulation française, tombèrent sous l’autorité du régime de Vichy.
On trouve ainsi la trace des Bobbe dans la liste des détenus du camp de Saint Cyprien.
Le 14 août 1942, Max fut l’un des déportés du convoi n°19 (train 901-14) parti de Drancy en direction du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Regina, son épouse, fit partie du convoi n°31, le 11 septembre 1942. Ils ne revinrent pas.
On ne sait pas ce qu’il advint du petit Joachim Bobbe.
Ce jour-là, celui de la vente publique du 25 janvier 1962, on se débarrassa des vêtements et de divers objets ayant appartenus à Harry Seckels, un réfugié juif originaire de Cologne.
Parcours semblable à celui des Bobbe : internement à Marneffe, transfert dans la précipitation et sans ses bagages en France au moment de l’invasion de la Belgique en mai ‘40, déportation vers les camps de la mort en 1942. Harry serait décédé à Mauthausen.
Sa femme, Berta fut déportée vers Auschwitz, le 10 août 1942. Edith et Ruth, les deux filles du couple, cachées pendant la guerre à Saint-Pierre de Fursac (France), survécurent.
En 1955, en 1999 et encore en 2011, elles se rendirent à Yad Vashem, l’Institut international pour la mémoire de la Shoah, pour signaler l’histoire de leurs parents.
Leurs « fiches de témoignage » démontrent tragiquement qu’elles ne connaissaient rien du passage de leur père par Marneffe au début de son exil. Qu’elles ignoraient donc que, dans un village de la Hesbaye liégeoise, deux valises et deux petites caisses en déshérence contenaient un trésor inestimable, des traces d’une époque détruite par la barbarie nazie, de ce temps très court de leur vie pendant lequel elles connurent leurs parents. Le 25 janvier 1962, la vente publique se passa discrètement.
Sans solennité, avec la publicité minimale d’une affiche placardée localement, comme l’on organiserait un vide-greniers.
Aucun fonctionnaire ne songea à contacter des représentants de la communauté juive ou l’organisation Yad Vashem, créée en 1953, qui, c’est tellement évident dans le cas d’Edith et de Ruth, aurait pu contribuer à la restitution d’objets demeurés à Marneffe à des familles de déportés.
En 1955, Edith Seckels rédige une fiche de témoignage relative à la déportation de son père à Auschwitz. A cette époque, les bagages de cet homme qui fut interné en Belgique avant la guerre se trouvaient encore à Marneffe. Ils seront vendus « aux enchères » en janvier 1962. © Yad Vashem.
« Comment faut-il qualifier la mise aux enchères des affaires de cet homme dans un café ? »
Aussi, Yad Vashem aurait certainement pu faire le lien entre deux coffres portant le nom de « Wolrauch » et une autre famille.
Né à Mannheim en Allemagne, Adolph Wolrauch devint apatride parce qu’il était juif, puis il fut contraint à l’exil en Belgique peu de temps avant la guerre parce qu’il était juif, puis il fut interné à Marneffe parce qu’il était « sans papiers », puis il fut transféré par les Belges dans le camps de Gurs (France), sans pouvoir prendre ses bagages, parce qu’en mai ’40, il était un étranger suspect, puis il fut transféré par les collabos de Vichy à Drancy parce qu’il était juif, puis il fut déporté par les Allemands à Majdanek parce qu’il était juif, camp où il trouva la mort en 1943.
Comment faut-il qualifier la mise aux enchères des affaires de cet homme dans un café, 20 ans plus tard ? Il serait vain d’en faire l’exhaustif inventaire mais, dans le lot « Wollrauch », il y avait notamment 1 serviette en cuir, des chemises, des chaussures et 8 cravates…
Cet homme les porta peut-être dans des occasions heureuses, quand la vie était normale.
En 1999, un neveu d’Adolf cherchait encore à reconstituer son histoire. Il remplit une fiche de témoignage de Yad Vashem mentionnant le passage de son oncle par les camps de Gurs, de Drancy et de Madjanek mais à l’instar des filles Seckels, le document en témoigne, il ignorait qu’il y eut un premier internement en Belgique.
Ce jour-là, le 25 janvier 1962, on vendit encore des effets de Lio Glaser, né en Tchécoslovaquie en 1904, pensionnaire obligé et éphémère de Marneffe avant la guerre, transféré en France en mai 1940, mort à Auschwitz en 1944.
Celles d’Isidor Cahn, un réfugié juif allemand entré à Marneffe le 9 février 1940, transféré au camp de Gurs et puis, en août 1942 à Auschwitz via Drancy. Dans les effets de sa valise offerts en vente au café Fumal, il y avait notamment « 3 chemises de dame », celles de Francisca, son épouse, assassinée à Auschwitz le 10 août 1942.
Le 25 janvier 1962, des objets furent aussi vendus sans que l’on sache à qui ils avaient appartenu. Pourtant juste après la guerre, les surveillants du Centre de Marneffe, lesquels avaient connu personnellement les réfugiés qui y avaient été internés, avaient pris soin de répertorier chaque bagage, plan des locaux à l’appui : telle valise appartenant à telle personne se trouvait à tel endroit. Mais en 1962, le préposé à l’inventaire se contenta de recopier les inscriptions se trouvant sur les bagages, déformant plusieurs noms, déclarant d’origine inconnue d’autres valises qui ne portaient pas d’étiquettes. Leurs propriétaires étaient devenus des ombres.
La vente se fit sans débat. En tous cas sans débat public. Au sein de diverses administrations, depuis plusieurs années, des fonctionnaires avaient plusieurs fois évoqué le sort à donner à ces « objets abandonnés par les réfugiés israélites », pour reprendre la formulation utilisée dans un courrier écrit durant l’été 1957 par E. Dantinne, un homme qui venait d’être nommé directeur de la prison de Marneffe.
Ce même fonctionnaire s’était même fait pressant en 1961 dans une lettre adressée au receveur de l’administration des domaines : « Le 20 janvier dernier, je vous priais d’envisager à bref délai la vente des effets des réfugiés israélites. Cette chose devient, à l’heure actuelle, des plus urgentes.
En effet, je dois loger, dès le 3 novembre prochain et jusque fin décembre, une vingtaine de surveillants qui viennent faire un stage à Marneffe. Or, les objets juifs encombrent plusieurs chambres qui me seront absolument nécessaire à cette occasion.
Puis-je vous prier, en conséquence de vouloir bien liquider cette affaire dans le courant de ce mois ? Je vous en saurai vivement gré. » Le receveur promis de faire vite. Ces courriers mentionnaient en objet : « affaires juives etc… » ou encore « mitrailles et effets des réfugiés israélites ».
Des encombrants, des mitrailles… Ce jour-là, dans un café enfumé, tout parti en fumée.
Sans le souci de mémoire que l’on manifesta en tellement d’autres lieux où transitèrent des victimes de la barbarie nazie. On ne songea pas à ce que ces objets puissent témoigner des séjours éphémères de ces exilés qui jamais ne trouvèrent de terre de salut.
On ne prit pas de photo. On effaça ainsi les traces matérielles d’un passé dont on ne jugea pas utile d’entretenir le souvenir. Cela traduisait, somme toute, une certaine cohérence institutionnelle.
Car, comme l’ont démontré des travaux d’historiens – Jean-Philippe Schreiber (ULB), Frank Caestecker (U-Gent), Rudy Van Doorslaer (Ceges), voir bibliographie – les centres d’internements de réfugiés juifs créés à la fin des années ’30 en Belgique ne servirent pas qu’à contrôler, sous la sévère férule de la Sûreté publique, ces migrants qu’une majorité du monde politique de l’époque, contaminé par l’antisémitisme ambiant, jugeaient indésirables ; ces centres visaient aussi à les écarter des grands centres urbains, à les cacher, à empêcher qu’ils se mêlent à la population.
Ce jour-là, le jour de la vente, l’État belge réalisa un tout petit profit financier. Une autre manifestation de cohérence « institutionnelle », car ces « illégaux » des années ‘30 – auxquels avaient appartenu ces objets, les autorités belges ne les avaient aidés qu’à minima, en dépensant le moins d’argent public possible, de mauvais gré, avec défiance.
Lorsqu’ils séjournaient au centre d’internement de Marneffe, ces juifs qui avaient fui l’Allemagne, l’Autriche, des pays de l’Est annexés par le Reich, ces victimes des persécutions nazies, mais encore d’un antisémitisme omniprésent sur tout le continent européen, recevaient le strict minimum. Un toit, avec la clé des gardiens relevant de l’administration pénitentiaire et une privation de liberté.
Les vêtements, la nourriture, les soins médicaux sur place, les cours de formation en langue et l’apprentissage de différents métiers manuels pour entretenir l’espoir le plus souvent illusoire d’une émigration vers des cieux meilleurs, tout était ici pris en charge par les réfugiés eux-mêmes avec le soutien logistique et financier d’associations communautaires tels le CAAVAA (Comité d’Aide et d’Assistance aux Victimes de l’Antisémitisme en Allemagne) qui, elles-mêmes faisaient appel à la solidarité internationale.
« Il y a lieu de ne pas se montrer trop accueillant pour les juifs allemands »
Le centre de Marneffe commença à interner des réfugiés juifs en juin 1939. Quelques semaines plus tôt, durant l’automne ’38, le gouvernement belge avait déjà créé un centre fermé identique à Merksplas ; Un lieu qui existe encore. Aujourd’hui, on y détient toujours des migrants.
Ils ne sont plus juifs, le plus souvent ils sont musulmans. Le terreau est fertile qui produit les guerres, les persécutions, la misère et l’exil. Et les réponses institutionnelles sont constantes. Contrôler, filtrer, regrouper, isoler du reste de la population, enfermer.
C’est que, voyez-vous, « on ne peut accueillir toute la misère du monde ». Mais, à la toute fin des années 1930, les réfugiés juifs qui furent dirigés par centaines à Marneffe et Merksplas et par centaines encore d’autres centres d’internement créés par le gouvernement belge – Marchin, Marquain, Wortel, Eksaarde, Sint-Andries-Brugge …- n’osaient pas trop se plaindre.
Dans ces temps de terreur, c’était un moindre mal que d’être interné seul ou en famille, que de porter des vêtements de travail, des uniformes en fait, singularisés, – comment cela fut possible ? – par une étoile de David.
Toutefois, dans la société belge d’alors, atteinte par la peste xénophobe, par la maladie du rejet de l’Autre, de l’étranger, alors que de l’extrême-droite jusqu’à la gauche et même parfois dans les syndicats, il se trouvait des porte-voix d’une politique de non-accueil ou d’accueil minimal des réfugiés juifs, alors même que ces étrangers n’étaient pas bien vus non plus par nombre de juifs installés de plus longue date en Belgique, la minorité de citoyens et de politiques qui était sensible au sort de ces victimes du nazisme en était arrivée à défendre cette politique d’enfermement.
Ces âmes solidaires, lumières courageuses mais vacillantes dans les ténèbres, considérant que pour ces juifs persécutés, il valait mieux être interné que d’être refoulé, c’est-à-dire que d’être condamné à une mort certaine en étant renvoyé vers la Gestapo, les barbelés des camps du Reich.
Cette Belgique qui parfois se souvient de ses résistants et de ses « justes » qui sauvèrent des victimes des persécutions raciales pendant la guerre devrait aussi se rappeler les années qui précédèrent la grande catastrophe.
Ce temps où tellement de décideurs et une majorité de l’opinion étaient d’accord sur le fait que ces juifs venus de territoires allemands étaient d’abord des « boches » – on n’avait pas oublié ’14 – ou qu’il s’agissait de réfugiés venus de l’Est, pour voler l’emploi des Belges en pleine crise économique…
Sans parler de l’insondable profondeur du gouffre à préjugés qui faisaient des juifs, tantôt des suppôts du capitalisme international, tantôt des propagateurs du marxisme judéo-bolchévique.
Le ton avait été donné dès le 17 juin 1933. Comme le montre un document émanant du gouvernement belge retrouvé dans les archives de feu le premier ministre Charles de Broqueville par l’historien Jean-Philippe Schreiber (ULB). On y lit ces mots :
« Le conseil des ministres est d’avis qu’il y a lieu de ne pas se montrer trop accueillant pour les juifs allemands. Il convient d’expulser les étrangers exclus du chômage et qui sont sans moyen d’existence. » En Allemagne, le nazi Adolf Hitler venait d’accéder au pouvoir et d’emblée sa politique de persécution des juifs s’était mise en place.
Visant d’abord les derniers arrivés, ceux qui étaient appelés les « Ostjuden », des juifs originaires d’Europe orientale pour très vite s’en prendre à tous les juifs résidant sur le territoire du Reich.
En juin 1933, il y avait déjà eu des rixes mortelles contre les juifs à Berlin, des opérations de boycott des commerces juifs, des textes de loi pour interdire l’accès des juifs à certains métiers, notamment ceux de la fonction publique. Il y avait déjà eu l’incendie du Reichstag, prétexte aux arrestations d’opposants envoyés vers les premiers camps de concentration (Dachau, Oranienburg, Buchenwald…). Mais, donc, il convenait de ne pas être trop accueillant avec les juifs allemands.
Dès 1933, quand des files de candidats à l’exil commencèrent à se former devant les consulats belges en Allemagne, les fonctionnaires qui délivraient les sésames permettant l’entrée légale en Belgique avaient reçu consigne de fermer la porte.
Comme si de telles mesures étaient de nature à empêcher des hommes, des femmes, des enfants de tenter de sauver leur vie. Elles servirent juste à fabriquer des clandestins, des sans papier, des expulsables.
Et donc, n’ayant pas d’autre choix que de fuir les persécutions, ils vinrent tout de même. Citant un rapport de l’Institute of Jewish Affairs de New-York, Jean-Philippe Schreiber estime à « 40.000 environ le nombre de réfugiés juifs qui bénéficièrent d’un asile temporaire ou définitif en Belgique entre 1933 et 1940. Ils y demeurèrent pour des périodes plus ou moins longues.
Au moment de l’invasion, 25.000 d’entre eux résidaient dans le pays, 16.000 bénéficiant d’une aide venant de la communauté juive. » Ces réfugiés qui cherchèrent asile en Belgique eurent des destins divers. C’est terrible d’avoir à le relever mais ceux qui disposaient de moyens suffisants pour pouvoir survivre sans devoir travailler furent des « clandestins » tolérés parce que, pour reprendre l’idéologie dominante de cette époque que l’on sent aujourd’hui revenir, « ils ne prenaient pas le travail des belges ».
Pour les autres tellement plus nombreux qui arrivaient démunis à la frontière, il y eut des traitements variables entre 1933 et 1939, dans le cadre d’une politique toujours plus prononcée de fermeture des frontières.
Une minorité d’entre ces exilés entraient dans la catégorie des réfugiés politiques – pas exemple, s’ils pouvaient prouver qu’ils avaient été prisonniers dans un camp de concentration allemand- mais la majorité de ces malheureux, victimes de persécutions raciales, n’étaient pas « légalement » des réfugiés.
Toutefois quelques milliers d’entre eux bénéficièrent de permis de séjour provisoires de trois mois renouvelables accordés dans une perspective d’une ré-émigration : la Belgique acceptait qu’ils transitent, pas qu’ils restent. Il y eu certes des « gestes » de solidarité posés par le gouvernement.
Par exemple, à l’égard d’enfants juifs ou encore à la mi-juin 1939, lorsque celui-ci permit à quelques 200 passagers du « Saint-Louis » de débarquer à Anvers. Ce paquebot, comme le fit plus tard « L’Aquarius », avait longtemps erré en mer avec 900 réfugiés juifs allemands à son bord qu’aucun pays ne voulait accueillir. Certains de ces malheureux furent dirigés vers le Centre d’internement de Marneffe.
En 1939, le Saint-Louis ne trouva pas pendant longtemps de pays d’accueil pour les 963 réfugiés juifs allemands qu’il avait embarqués à Hambourg.
En juin 1939, quelques 200 de ces exilés reçurent l’autorisation de débarquer à Anvers et certains d’entre eux furent transférés au centre de Marneffe qui venait d’être créé par le gouvernement belge.
Un ministre belge en 1938 : « Personne ne sait où vont les gens qui montent dans ces trains d’expulsés »
C’est le côté pile de la pièce. L’autre face est plus sombre. Elle fait honte. Jean-Philippe Schreiber explique que « si les frontières belges restèrent relativement perméables, cela ne doit pas masquer un fait bien réel, rapporté régulièrement par la presse durant les deux années qui ont précédé la guerre : l’on arrêtait quotidiennement des fugitifs qui erraient dans les forêts entre gardes-frontières belges et allemands, et on les renvoyait souvent vers l’Allemagne.
Certains préférèrent se suicider au seuil même de la liberté, comme le rapportèrent plusieurs dépêches.
D’autres – sans que l’on puisse déterminer leur nombre – trouvèrent selon la presse juive anversoise la mort en errant dans les forêts de la région d’Eupen-Malmédy, en raison du froid polaire qui sévit durant une partie de l’hiver 1938-1939. »
Le 22 novembre 1938, soit trois ans après les lois nazies de Nuremberg privant les juifs de la citoyenneté allemande et quelques jours à peine après la « nuit de cristal », un ministre de la justice belge, le catholique Joseph Pholien, déclarait dans un journal nationaliste : « Ce qu’il y a de redoutable dans le problème israélite c’est que l’Allemagne ferme les yeux sur les émigrations juives. Il y a des passeurs professionnels qui les favorisent… si l’Allemagne fermait le robinet d’émigration, ce serait moins grave… Il faut se résoudre à les expulser petit à petit. »
Ces propos furent exprimés après que des rafles de réfugiés juifs à Anvers et à Bruxelles aient été ordonnées par le gouvernement belge. Des razzias suivies d’expulsions immédiates qui équivalaient alors à condamner ces persécutés à mourir dans l’univers concentrationnaire du Reich.
Des déclarations de ce genre, tellement incroyables et horribles qu’on les a effacées de la mémoire collective, il y en eut beaucoup d’autres.
Le 19 octobre 1938, le même ministre belge interrogé par « Le Soir » sur le fait de savoir si l’expulsion des juifs vers l’Allemagne était une décision éthique, dit encore : “Personne ne sait où vont les gens qui montent dans ces trains d’expulsés.
Dans des camps de concentration ? Notre rôle n’est point de le savoir et nous ne disposons pas de moyens d’une semblable surveillance.”
Mais ceux qui étaient expulsés savaient vers quel enfer ils retournaient. En octobre 1938, lors de l’un de ces convois vers la mort – il rassemblait 251 juifs préalablement emprisonnés à Forest- l’un de ces malheureux préféra se suicider.
Cela émut la presse et l’opinion et provoqua un grand débat au parlement. C’est dans ce contexte que la création des centres fermés pour des juifs fuyant le nazisme parut être un « moindre mal ». Cela n’empêcha toutefois pas qu’il y eut encore des refoulements par la suite, comme ce fut le cas, en janvier 1939 pour 35 enfants âgés de 12 à 15 ans que les gendarmes belges avaient arrêtés à Herbesthal.
Lorsqu’ils arrivaient à Marneffe, les réfugiés savaient donc qu’il y avait pire sort, n’ayant sans doute pas conscience que pour beaucoup d’entre eux, il n’allait s’agir que d’une étape, d’une station provisoire avant les camps de la mort. Rien n’indique dans les archives du centre qu’ils y fussent l’objet de mauvais traitements.
Il ressort même de lettres échangées après l’évacuation de mai 40 que des liens de sympathie s’étaient créés entre le directeur du centre, Michel Matton, et certains internés. Dans le même temps, les échanges de courriers entre ce fonctionnaire et la direction de la Sûreté publique démontrent que les réfugiés étaient l’objet d’une très étroite surveillance.
Toute sortie devait être signalée, un défaut de retour après un congé autorisé devait l’être également. Dans les premiers temps, trois jours de congés tous les deux mois étaient admis.
Mais au fil de temps, la Sûreté publique limitera fortement les sorties. En février 40, elle interdit aux réfugiés qui avaient des contacts avec des ambassades étrangères dans la perspective d’une émigration de se rendre seuls à des convocations qui étaient pourtant cruciales : « La Sûreté organisera de commun accord avec les consulat intéressés un transport en groupe des internés convoqués. »
Il fut aussi décrété que ce type de déplacement se ferait aux frais des réfugiés. Certaines lettres sont froides, glaçantes, comme celle-ci, annonçant la fin d’un espoir : « Monsieur le directeur, Comme suite à votre lettre du 3 mars 1940, (…), j’ai l’honneur de vous faire savoir qu’il résulte de renseignements pris au Consulat des Etats-Unis à Anvers que Dellheim Fritz (interné) n’a aucune chance de pouvoir émigrer.
La visite médicale ne lui a pas été favorable. En conséquence, il lui est inutile de se présenter au dit-Consulat. Au nom du Ministre. Pour l’administrateur-adjoint de la Sûreté publique. Le sous-directeur… »
Plusieurs centaines de personnes, des hommes, des femmes, des enfants passèrent par Marneffe. Leurs destins furent divers mais le plus souvent tragiques.
Certains purent quitter le centre avant l’éclatement de la guerre. Ceux qui avaient obtenu in extremis les autorisations pour émigrer vers les États-Unis et d’autres, plus rares encore qui reçurent un avis favorable de la Sûreté pour s’inscrire dans une commune belge.
Ce fut par exemple le cas pour la famille Gluck, des réfugiés venus d’Autriche en septembre 1939. Mais cet avis favorable reçu en janvier 40 ne leur sauva pas la vie pour autant. Redevenus des étrangers en mai ’40, ils furent arrêtés en Belgique, transférés en France, puis déportés vers Auschwitz en septembre 1942.
Ceux qui étaient encore internés à Marneffe au moment de l’invasion de la Belgique furent obligés de migrer précipitamment vers la France, sans prendre leurs bagages.
L’histoire des 613 internés partis en convoi le 12 mai 1940 connait beaucoup de zones d’ombres. Les archives du centre renseignent que quelques dizaines d’entre eux aboutirent effectivement dans les camps français. On a vu plus haut ce que fut, le plus souvent, leur destin.
D’autres s’échappèrent du convoi et demeurèrent en Belgique après mai 40. Mais comme si la fuite était impossible, quelque temps plus tard, nombre d’entre eux n’échappèrent pas aux rafles, aux dénonciations et à la déportation, depuis Malines.
Un exemple parmi bien d’autres, celui de la famille Markstein. Albert, un dessinateur autrichien âgé de 47 ans arrive en Belgique, le 3 janvier 1939. Avec Ida, son épouse et Heinz son fils âgé de 13 ans, il survit à Anvers pendant six mois avant d’être interné à Marneffe.
Le 15 janvier 1943, Albert et Ida feront partie du 18ème convoi parti de la caserne Dossin vers le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Le 31 juillet 1943, Heinz sera à 16 ans le prisonnier n°508 du 21ème convoi.
Il y a bien sûr ceux qui survécurent. Tel Ludwig Kahn qui écrivit une lettre au directeur du centre, le 25 septembre 1945.
Ce juif allemand s’était exilé vers la Belgique en octobre 39, ce qui le conduisit à être interné à Marneffe.
Il connut le départ précipité de mai 40 mais il put finalement rebrousser chemin vers Bruxelles, chaussée d’Anvers, où il vécut caché « pour ne pas être déporté par les nazis », rappelle-t-il dans son courrier. Mais c’est finalement la police belge qui l’avait arrêté le 22 février 1945 ne voyant pas en lui le réfugié juif, mais l’Allemand sans papier.
« Après tout ce que j’ai souffert, je trouve que c’est une injustice sans pareille. Monsieur le Directeur, puisque vous me connaissez de Marneffe, ne pourriez-vous faire pour moi une démarche auprès de la Sûreté ? », implorait-il. Il est probable que Michel Matton donna suite à ce courrier.
Les archives du centre démontrent qui celui qui fut le directeur du centre avant la guerre était réceptif aux demandes de ceux qui étaient passés par Marneffe. Il se démena pour rendre les bagages restés au château quand des familles lui en firent la demande.
Avec l’aide de la Croix Rouge Internationale, des envois purent parfois être organisés vers des camps français, tandis que d’autres restitutions eurent encore lieu après la guerre. Ce directeur empathique n’aurait sans doute pas accepté que les biens des réfugiés qu’il avait connus personnellement fussent un jour vendus aux enchères…
Cette histoire reste largement à écrire. Et à communiquer…
Après cette liquidation, en janvier 1962, l’affiche, les listes d’objets, les courriers sur les « affaires juives » encombrantes furent classés, rejoignant d’autres dossiers dans une armoire du « Centre pénitentiaire école de Marneffe », des carnets avec des listes de noms, des fiches signalétiques, des courriers administratifs, des lettres de réfugiés…
Toutes sortes de documents qui furent oubliés, comme l’histoire de ces objets, comme celle de ceux qui les avaient possédés. « Ce n’est qu’en 2005 qu’un psychologue travaillant pour l’établissement pénitentiaire découvrit fortuitement ces archives. Vu leurs conditions de conservation précaire et leur intérêt historique évident, nous avons accepté de les verser sans classement préalable aux Archives de l’État (A.E) en 2009.
Ensuite, j’ai inventorié ces documents. C’est une véritable mine de renseignements sur ce que fut le centre pour réfugiés de Marneffe », explique Laurence Druez, cheffe de travaux aux A.E. Cette histoire reste largement à écrire. Et à communiquer…
Lorsque l’on se rend sur le site SPF Justice, l’histoire du Centre pénitentiaire de Marneffe est résumée en ces termes, « le bâtiment à Marneffe a été construit au 19e siècle et est devenu un centre pénitentiaire école (CPE) après la seconde guerre mondiale. »
Source Paris Match
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