Pour l’honnête homme de la Mitteleuropa qu’il était, il y avait là matière à observer et à s’enthousiasmer. Le centenaire de la Révolution, l’ombre du grand Napoléon et le souvenir flamboyant de l’Exposition universelle restaient encore présents dans les esprits.
Sur cette France des Lumières soufflait un air rafraîchissant de liberté, inconnu sous d’autres cieux. Un pays à la richesse culturelle incomparable, entre tradition et modernité, où les débats stimulants n’étaient qu’hommages à la démocratie : l’expansion coloniale, la laïcité, l’irruption de l’art moderne. Herzl en devint le spectateur enthousiaste.
Il se plongea avec l’engouement du néophyte dans ce pays qu’il comparait à une véritable œuvre d’art. Les sujets d’articles étaient inépuisables au gré d’une vie politique foisonnante, d’une vie artistique éblouissante et de revendications sociales explosives : crises ministérielles, expositions d’impressionnistes, grèves.
Observateur attentif et admirateur passionné, sans doute, mais pas béat pour autant, Herzl avait changé ; il n’était plus ce « littérateur de café » ne cherchant qu’à plaire. Il entendait à présent peser sur les choses et ses écrits reflétaient une sorte de gravité et de profondeur qui indiquait qu’en lui quelque chose était en train de se défaire.
Sans doute sa préoccupation émergente pour la question juive n’y était-elle pas étrangère, même si elle n’allait pas encore jusqu’à révoquer son éloignement initial du judaïsme. En 1891, à la naissance de son fils Hans, il refusa de le faire circoncire et de lui donner un second prénom hébraïque, comme c’était alors l’usage chez les Juifs autrichiens.
Que les Juifs fussent mieux acceptés et intégrés en France que partout ailleurs restait pour Herzl une sorte d’évidence qu’illustrait le fameux proverbe « heureux comme Dieu en France ».
Il lui suffisait d’ailleurs de se remémorer son pays d’origine pour s’en convaincre. À Vienne, le docteur Karl Lueger, un activiste populiste à l’antisémitisme ravageur, venait de remporter triomphalement les élections municipales à la tête de son parti chrétien-social.
Et pourtant, dans le confort de sa vie parisienne, il lui était aussi donné de lire La France juive, un pamphlet retentissant signé Édouard Drumont – synthèse d’une violence inouïe entre l’antijudaïsme chrétien qui dénonçait le « peuple déicide », l’anticapitalisme populaire qui fustigeait le rapport des Juifs à l’argent et un antisémitisme racial qui primait tout le reste.
Quand Herzl s’installa à Paris, Drumont venait de lancer La Libre Parole, un quotidien populiste dont le sous-titre était à lui seul un programme : « La France aux Français ».
Le drame était dans l’air. Herzl pouvait déjà le pressentir en observant la campagne qui se développait dans les milieux nationalistes contre la présence d’officiers juifs au sein de l’armée française. En juin 1892, il avait couvert pour la Neue Freie Press le duel entre Armand Mayer, professeur à Polytechnique et neveu d’un rabbin de la grande synagogue de Paris, et le provocateur antisémite notoire qu’était le marquis de Morès.
Les choses avaient tourné au tragique, Mayer y avait laissé la vie. Suivies par 50 000 Parisiens, ses obsèques, les plus impressionnantes depuis celles de Gambetta, avaient suscité une réaction consensuelle du grand rabbin Zadoc Kahn, qui ne voulait y voir que la manifestation de la sainte unité de la patrie.
Ce n’était pas du tout l’opinion de Theodor Herzl, dont l’optimisme viscéral était en train de s’effilocher.
Fin 1894, il composa cependant encore une pièce en quatre actes intitulée significativement Das Ghetto, qui était un vibrant plaidoyer en faveur de l’intégration des Juifs dans la société. Il la présenta à son ami Schnitzler. Mais tout cela avait-il encore du sens ?
L’une des hantises de Herzl était que la vulgarité du populisme antisémite ouvrît la voie, par contrecoup, à un remède tout aussi dangereux : le socialisme, autre mouvement de masse dans lequel les Juifs seraient voués à perdre leur identité et à devenir les premières victimes des troubles sociaux et politiques.
Le drame finit par éclater avec l’arrestation du capitaine Alfred Dreyfus, un officier d’état-major soupçonné d’espionnage au profit de l’Allemagne.
Le caractère sommaire de l’enquête, puis sa condamnation expéditive par un tribunal militaire en décembre 1894 à la déportation perpétuelle en Guyane deux mois plus tard l’avaient déjà interpellé. Pourtant, en journaliste objectif, Herzl croyait au début, comme beaucoup, à la culpabilité de Dreyfus. Il l’avait même câblé à son journal viennois.
Toutes les apparences étaient contre le capitaine, mais bien vite, cependant, Herzl s’était pris à douter.
Cette sombre affaire comportait un arrière-goût étrange, trop simple, trop bien ficelée par une caste militaire à l’arrogance hautaine ; trop inespérée aussi pour les milieux antijuifs dont la haine judéophobe pouvait, dès lors, exsuder sans retenue.
Bientôt, avant même que n’éclate, sous la plume d’Émile Zola, l’« affaire Dreyfus » qui devait déchirer la France en deux camps irréconciliables, Herzl fut convaincu d’une réalité à laquelle il n’avait d’abord pas voulu croire : Dreyfus avait été condamné non pas en tant que traître, mais en tant que juif.
Il en eut la confirmation définitive lors de la parade de dégradation du capitaine Dreyfus, le 5 janvier 1895 dans la cour de l’École militaire de Paris, dont il fut témoin.
En cette matinée glaciale, Herzl fut le témoin des insultes haineuses et vengeresses : « Mort aux Juifs ! À mort le traître ! À mort Judas ! » Celles-ci n’émanaient pas d’une populace hirsute et ignare, mais de bourgeois de la bonne société. Le lendemain, Herzl parcourut les éditoriaux fanatisés de Drumont dans La Libre Parole et de Léon Daudet dans Le Figaro. Le journal La Croix n’était pas en reste.
Dans ses colonnes, des assomptionnistes fervents se scandalisaient que l’armée ait pu seulement songer à admettre un Juif au sein de l’état-major. De son côté, le grand écrivain Maurice Barrès se délectait de cette « parade de Judas ».
Pour Herzl, le choc fut brutal.
La France n’était pas devenue subitement plus antijuive que d’autres pays, mais il l’avait tellement imaginée au-dessus des instincts grégaires judéophobes qu’il en restait meurtri.
Si de telles scènes pouvaient se produire jusque dans la patrie de la Déclaration des droits de l’homme, alors tout était perdu. Peu après, il écrivit : « Quand on voit un peuple si avancé, si hautement civilisé par ailleurs, prendre une telle voie, que pouvonsnous espérer d’autres peuples qui n’atteignent même pas le niveau de la France d’il y a cent ans ? »
Soudain, il n’existait plus de refuge, plus de suprême recours pour protéger le peuple juif des fureurs collectives et de la haine meurtrière. Selon Stefan Zweig, « la pensée de l’éternelle proscription de son peuple lui traversa la poitrine tel un coup de poignard ».
Le soir même de la scène traumatisante de l’École militaire, Herzl s’enferma dans sa chambre de l’hôtel Castille, rue Cambon. Il n’en sortit pas de plusieurs jours, bâclant une dépêche à son journal, puis se concentrant sur la rédaction d’une supplique destinée à l’ancien chancelier Bismarck qu’il avait toujours admiré. La supplique se voulait une sensibilisation désespérée au problème juif. Elle demeura sans réponse.
Pour être traumatisante, l’affaire Dreyfus ne frappa pas Herzl telle la foudre, l’illumination biblique ou quelque révélation. Elle fut plutôt pour lui une bombe à retardement ou un retour du refoulé, provoquant une césure décisive dans une réflexion souterraine qui devait sans doute cheminer depuis fort longtemps.
Muré dans son désarroi, Herzl n’avait évidemment pas de solution miracle à un problème qui se révélait à lui dans toute son acuité.
Il connaissait, pour l’avoir observée de ses propres yeux, la condition misérable des Juifs réfugiés d’Europe centrale et orientale. Il savait que l’antisémitisme, loin d’être réductible aux pays les plus développés, se caractérisait, hélas ! par son universalité.
Le salut viendrait sans doute aussi d’une solution globale.
Le drame pour Herzl résultait de la faillite d’une assimilation des Juifs qu’il avait tenue pour certaine. Or l’intégration n’était qu’une chimère qui n’abolissait en aucune façon l’antisémitisme. Il suffisait de prêter une oreille attentive aux harangues venimeuses d’un Georg von Schönerer, le chef des pangermanistes viennois, dont la pugnacité n’avait d’égale que celle du bourgmestre Karl Lueger.
Ce dernier traitait-il les Juifs de « rapaces à face humaine » et déclarait-il que « la Grande Vienne ne doit pas devenir la Grande Jérusalem » ? Schönerer renchérissait en ne laissant aucun espoir à toute perspective d’intégration : « Un youpin est un youpin, qu’il se fasse baptiser ou non. »
Tant de manifestations, tant de signes conjugués ne pouvaient être le fruit du hasard. Il fallait dire adieu aux illusions passées et se mettre à réfléchir à d’autres moyens de sauvegarder l’identité d’un peuple, le sien, qui avait su résister jusque-là à l’adversité de la diaspora.
Treize mois plus tard, Herzl voyait déjà un peu plus clair. Il s’était beaucoup informé, avait lu, appris, confronté les points de vue et comparé les idées. Son pessimisme n’avait pas décru d’un iota.
La vague d’antisémitisme était vouée à perdurer et même à s’amplifier : « Ah ! Si seulement l’on pouvait nous laisser vivre en paix… mais je pense qu’on ne le fera pas car les préjugés contre nous sont bien ancrés dans l’âme populaire. Après une courte période de tolérance, l’hostilité qui nous poursuit finit toujours par se réveiller. »
Un jour où le pessimisme le cédait au désespoir, il s’épancha auprès du baron Maurice de Hirsch, un très opulent philanthrope juif: « C’est en vain que nous sommes des patriotes loyaux, parfois archi-loyaux… Dans les pays où nous avons vécu depuis des siècles, on nous déclare étrangers. »
Sans doute Herzl avait-il déjà l’intuition que l’antisémitisme européen finirait par déboucher sur des tempêtes cataclysmiques ; sans quoi sa résolution de consacrer tous ses efforts à dégager une solution à la question juive n’eût pas eu de sens. Or, tout bascula en lui comme une évidence à partir de là. Il n’en aurait ni regret ni même état d’âme.
Si la séparation était inévitable, qu’elle soit radicale. Si l’humiliation était le sort constant des Juifs, qu’ils y répondent par la fierté. Si les Juifs souffraient d’être sans patrie, qu’ils s’édifient eux-mêmes leur propre patrie. Tellement plus profond et utile était son nouveau combat, comparé à la quête si dérisoire de gloire littéraire !
Herzl était un journaliste, non un théoricien ou un politique et encore moins un théologien. C’est en journaliste qu’il s’attela à une entreprise intellectuelle qui se voulait d’abord sensibilisation de l’opinion publique.
Au début, Herzl songea à écrire une œuvre de fiction. Il lui avait même trouvé un titre : La Terre promise. On ne se défait pas à si bon compte de ses inclinations passées.
Il y avait été curieusement encouragé par Alphonse Daudet, le célèbre conteur provençal et, par ailleurs, père du très antisémite Léon Daudet. Herzl avait été son traducteur en langue allemande.
Se jugeant lui-même assez mal placé pour parler des Juifs qu’il considérait comme « si étrangers à sa mentalité », Daudet l’avait encouragé à écrire un roman dans le genre de La Case de l’oncle Tom.
Extrait du livre de Georges Ayache, "Les douze piliers d'Israël", publié aux éditions Perrin
Source Atlantico
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