Né en 1920 dans une famille d’origine juive polonaise installée en Suisse depuis 1913, il grandit à Genève, une ville à laquelle il était profondément attaché. Il mène de front des études de lettres classiques et de médecine et exerce plusieurs années comme interne en médecine, puis psychiatre.
Jean Starobinski a été l'auteur d'une vingtaine d'ouvrages majeurs, dont plusieurs autour de la mélancolie, un thème qui regroupe sa double vocation littéraire et médicale.
L'homme invitait à "regarder", "lire" et "voir", à l'image de "La Beauté du monde", une anthologie de 1300 pages qui rassemblait poésie, musique, littérature et peinture.
En pleine pandémie, son essai posthume, "Le Corps et ses raisons" (Seuil) qui regroupe plusieurs inédits sur la médecine, vient de sortir. En 2000, le savant accordait treize Grands entretiens à Guillaume Chenevière, dont on peut voir l'intégralité ici.
Une école libre inspirée de Rousseau
Né le 17 novembre 1920 à Genève, Jean Starobinski est issu d’une famille de Juifs polonais ayant fui les lois antisémites leur interdisant l’accès aux études de médecine promulguées par l’URSS.
Élevé dans une maison où l’on parle le russe, l’allemand et le français, il fait très tôt la connaissance de Rousseau puisqu'il est scolarisé à la Maison des petits, une institution fondée par le psychologue genevois Édouard Claparède, lui-même influencé par l’Éducation nouvelle défendue par Rousseau.
Le jeune garçon profite ainsi d’une éducation qui se fait dans la plus grande liberté, entre dessin, activités manuelles, improvisation et leçons de jardinage.
Jean Starobinski, qui se dit pur produit de Genève, dit son attachement à la ville du bout du lac et à Jean-Jacques Rousseau qu'il n'a jamais cessé d'étudier.
Naturalisé en 1948
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale le pousse à compléter ses études de lettres par la médecine et plus précisément la psychiatrie, qui lui apparaît comme un excellent moyen de connaître la condition humaine.
Dispensé de ses obligations militaires compte tenu de son statut d’étranger (il ne sera naturalisé qu’en 1948), il mène dès lors de front une double carrière.
De la psychanalyse, dont il n'a jamais été le stérile prisonnier, il disait: "La psychanalyse a pour moi ce très grand intérêt d’être un système interprétatif. (...) Il s’agit de recueillir les indices, de faire attention à ce qui est révélateur dans le symptôme, et d’aller aussi loin qu’on peut aller en remontant du symptôme à quelque chose qui lui est antécédent".
La réconciliation des lettres et de la science
Toute sa vie, Jean Starobinski s’est consacré à ses travaux littéraires et scientifiques sans jamais abandonner l’un ou l’autre. C’est ainsi qu’il publie dès 1958 une thèse de littérature sur Jean-Jacques Rousseau, puis une thèse de médecine, "Histoire du traitement de la mélancolie, des origines à 1900", en 1960.
Dans l'ouvrage qui vient de sortir, "Le Corps et ses raisons", un livre posthume qui regroupe des textes inédits publiés entre 1950 et 1989, Jean Starobinski s'interroge: Le corps a-t-il une histoire?
Madame Bovary avait-elle de la fièvre? Pourquoi Molière se moque-t-il des médecins?
Les psychiatres soviétiques ont-ils révolutionné l'approche des maladies nerveuses? Le stress est-il une maladie?
Le chapitre consacré à la peste y est particulièrement éclairant en cette période de pandémie.
L'historien de l'art, dans sa rationalité chaleureuse, rappelle qu'il y a plusieurs corps: celui des malades, celui des médecins, des philosophes, des écrivains, des peintres. Il nous invite à considérer autant les succès légitimes de la médecine que ses illusions toujours renaissantes.
L'art dans l'histoire
En 1994, le musée du Louvre demande à Jean Starobinski de faire jouer ensemble oeuvres d'art et de littérature. Pour "Largesse", titre de son livre et de l'exposition, il choisit pour thème le don et ses ambiguïtés. Une page de Rousseau fixe la scène, Baudelaire, dans un poème en prose, lui donne une réplique amère; Huysmans fait écho à son tour.
Jean Starobinski compare le regard que portent Rousseau, Baudelaire et Huysmans sur la nature de l'homme. Il parle aussi de l'iconographie de la fortune dans l'art et de son revers, la pitié:
Dans l'esprit de ce qu'on appelait l'honnête homme, Starobinski, passionné du siècle des Lumières, a aussi pensé l'artiste dans le monde ainsi que le rôle de l'art et de la culture dans les périodes les plus sombres. Il s'en explique dans cet entretien qui date de 1967.
Une trentaine d'ouvrages......et un legs de 40.000 livres
Son esprit aiguisé et son regard curieux auront accompagné la marche du monde sur près d'un siècle. Jean Starobinski, qui a étudié les lettres et la médecine, aura échappé à toutes les modes par son absence de dogmatisme et son inlassable quête de sens. Sur les controverses "auto-entretenues" dans les années 70 et 80, il portait un regard ironique: "Tant de disputes récentes sur la méthode m’ont paru ressembler à des querelles sur l’art de dresser le couvert, les assiettes demeurant désespérément vides".
Bien avant que l'on parle d'interdisciplinarité, le Genevois a établi des correspondances entre les disciplines, les siècles et les artistes dans un souci de clarté, de raison et de sensualité. Pour lui, il était important de relier l'art à l'histoire des idées.
Aux côtés d’Albert Béguin, de Marcel Raymond, de Georges Poulet et de Jean Rousset, il est l’un des moteurs de l'essor de ce qu’on appelle l’École de Genève. Ce savant chaleureux et cordial, ce passeur au savoir encyclopédique, s’est éteint le 4 mars 2019 dans sa 99e année.
Considéré comme "le plus grand critique littéraire de langue française du XXe siècle" par son homologue Martin Rueff, il lègue à la postérité une trentaine de livres et plus de 800 articles ainsi qu’un fonds d’archives constitué de plus de 40'000 ouvrages déposés en 2010 aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale suisse.
Source RTS
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