Ce silence pesant, térébrant, tombal, dont il a hérité, Santiago Amigorena a enfin décidé de le briser.
Un silence que le désarroi, l’impuissance, l’infranchissable distance de 12 000 km, la haine de soi et la mauvaise conscience avaient rendu encore plus assourdissant.
Il fut, pour Vicente Rosenberg, son grand-père, la seule manière de survivre à l’innommable, ou plutôt de mourir déjà de son vivant. Ancien capitaine de l’armée polonaise, Vicente avait choisi, en 1928, d’émigrer en Argentine, où il avait vite feint d’oublier qu’il était juif, parlait yiddish et avait rêvé un temps d’être allemand.
A Buenos Aires, il avait épousé Rosita Szapire, dont il avait eu trois enfants, et s’était enrichi en vendant des meubles.
Cet homme sans passé négligeait même de répondre aux lettres de sa mère, demeurée à Varsovie avec son autre fils.
Il pensait en effet que, pour bien avancer, il ne faut pas trop se retourner. Et que le bonheur, dansé sur un air de tango, est une idée neuve.
Mais, à partir de 1940, alors que les bateaux déversaient dans les ports d’Amérique latine des réfugiés fuyant l’Europe et autant de sombres rumeurs, il avait été rattrapé par ce qu’il croyait pouvoir ignorer : l’édification du nazisme et la destruction des juifs.
« Mon Wincenty »
Dans une lettre, envoyée de Varsovie et reçue le 9 décembre 1940, sa mère lui avait annoncé la clôture du ghetto :
« Mon chéri, tu as peut-être entendu parler du grand mur que les Allemands ont construit. Heureusement, la rue Sienna est restée à l’intérieur, ce qui est une chance, car sinon on aurait été obligés d’abandonner l’appartement et de déménager. »
Une « chance »... Vicente, qu’elle appelle s’en voulut de ne pas avoir assez insisté pour la faire venir plus tôt à Buenos Aires et commença d’être rongé par la culpabilité.
Il lui adressa, en vain, des courriers et des dollars. Et il apprit, lorsqu’il était trop tard, qu’elle avait été déportée et gazée à Treblinka.
A partir de cet instant, il s’enferma dans le mutisme, dans ce « ghetto intérieur », dont personne, ni sa femme ni ses plus proches amis, ne parvint à le faire sortir, jusqu’à sa mort, en 1969.
Né sept ans plus tôt à Buenos Aires, l’écrivain et réalisateur Santiago Amigorena, dont chaque livre ajoute une pierre à l’édifice autobiographique et dont l’histoire familiale n’en finit pas de voguer entre deux continents – « L’antisémitisme a fait fuir d’Europe mes aïeuls.
Les dictatures latino-américaines m’ont fait fuir avec mes parents l’Argentine puis l’Uruguay pour retourner en Europe » –, libère aujourd’hui son grand-père de ses vœux de silence et donne à entendre la voix, si désespérée et si digne, de son arrière-grand-mère.
Mieux, il les réunit dans ce livre aux accents de kaddish, qu’il confie à ses propres enfants afin qu’ils sachent d’où ils viennent et de qui ils tiennent.
Source Le Nouvel Obs
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