Alors que la France commémorait, le 10 mai dernier, l’abolition de l’esclavage et que le Brésil est, pour un long mois de fête sportive et populaire, le centre du monde entier, il n’est pas inutile de revenir sur le sujet. S’il faut rappeler d’abord les faits avec lucidité et autocritique, il s’agit aussi de combattre une vision sélective et orientée qui détourne la vérité historique pour en faire une propagande antijuive...
Le Brésil est longtemps resté un pays d’esclavage continu (de 1550 à 1850), massif (4 millions d’esclaves africains) et tardif (abolition en 1888).
Les esclaves noirs du trafic transatlantique venaient du golfe de Guinée, d’Afrique centrale (Congo, Angola), du golfe du Bénin et d’Afrique de l’Est (Mozambique).
Légitimé et réglementé par l’Eglise apostolique et romaine, c’était d’abord une affaire de Chrétiens. Les bulles papales d’Eugène IV (1445) et de Nicolas V (1454) ont autorisé puis confirmé l’esclavage dans les colonies portugaises du Nouveau Monde.
« Le Christianisme est une religion esclavagiste » (Charlotte de Castelnau-L’Estoile, historienne spécialiste du Brésil).
Avant toute chose, rendons aux papes ce qui leur appartient.
Les faits
A la suite de leur expulsion d’Espagne (1492) puis du Portugal (1497), beaucoup de Juifs se sont convertis au christianisme mais ont continué en secret la pratique du judaïsme. Ces convertis (conversos) ou Nouveaux Chrétiens (cristãos novos), appelés aussi marranes, ont migré dès la première expédition du navigateur Cabral (avril 1500) vers le Brésil qu’ils ont contribué à découvrir, conquérir, exploiter et développer.
Bien intégrés dès le XVIème siècle, ils sont d’honnêtes artisans ou négociants, fonctionnaires, juristes ou militaires, riches planteurs coloniaux de canne à sucre, mais aussi trafiquants ou bandits, avec pour seul lien identitaire la fidélité (cachée ou non) à leur foi juive.
En 1630, la Hollande en guerre avec le Portugal conquiert les comptoirs commerciaux du Nord-Est. Dès lors, Juifs hollandais et portugais contribuent activement au commerce dit triangulaire pour la compagnie des Indes occidentales.
Les conversos confirment leur rôle d’élite sociale, étendent leurs droits et retournent officiellement à la religion juive. A Recife, ils construisent la première synagogue du Nouveau Monde (Kahal Zur Israel), une école Talmud Torah, un centre d’étude de la Gemara, un fonds de bienfaisance, des routes, des ponts et même un système d’égout. En 1645, selon l’historien hollandais Franz Leonard Schalkwijk, il y a autant de Juifs à Recife qu’il y en a à Amsterdam, au pays tolérant de Spinoza.
La traite des noirs dit commerce triangulaire
En janvier 1654, les juifs hollandais sont officiellement expulsés. Si plusieurs s’installent dans les îles Caraïbes ou migrent vers la Nouvelle Amsterdam (future New York), beaucoup préfèrent rester au Brésil quitte à abandonner de nouveau leur foi. Poursuivis par l’Inquisition, plusieurs centaines de marranes dont les biens ont été confisqués, sont renvoyés à Lisbonne, jugés et exécutés en autodafé.
Dans un livre retentissant intitulé Les Juifs et le judaïsme aux Etats-Unis, une histoire documentée (New York 1983), le rabbin Marc Lee Raphael, historien de l’histoire juive, évoque le cas des Juifs du Brésil :
« [A] Récife [il existait] une imposta (taxe juive) de 5 Soldos pour l’achat de chaque esclave nègre par les Juifs brésiliens achetés auprès de la Compagnie des Indes. Les ventes aux enchères d’esclaves étaient reportées si elles tombaient au moment d’une fête juive. »
Le Brésil aujourd’hui
Les conséquents travaux de spécialistes réputés comme Arnold Wiznitzer (Jews in Colonial Brazil, New york, 1960) et Seymour Liebman (Jews and The American Slave Trade, New York, 1965) confirment cette vérité historique. Indéniablement, les Juifs ont pris une part active dans le commerce transatlantique des esclaves africains.
Il est toutefois nécessaire de contextualiser ces éléments et d’en désamorcer l’usage détourné qui en est fait … par les militants antisionistes qui se jettent sur la ‘’bonne nouvelle’’ comme des abeilles sur un pot de miel.
Dans le Dictionnaire encyclopédique du judaïsme (version abrégée de l’Encyclopaedia Judaica), on peut lire à l’article Esclavage : « La pratique de l’esclavage cessa chez les juifs beaucoup plus tôt qu’elle ne fut abandonnée par les chrétiens ». Les activistes antijuifs ne sont pas d’accord.
Le fantasme.
Si l’esclavage est une donnée de l’histoire universelle qu’il est utile d’apprécier avec la neutralité qui s’impose, dans le cas des Juifs elle deviendrait un crime singulier et impardonnable. Et surtout l’argument infaillible pour affirmer que le sionisme en est la continuité.
Loin de la rigueur scientifique et du débat d’idées, cette démarche qui n’a rien d’historique a pour seul but de justifier l’instrumentalisation antisémite et politique.
Israël Shahak, de l’Université Hebraïque de Jérusalem, ami de Noam Chomsky et de Michel Warschawski, voit dans le rôle joué par les Juifs dans l’esclavage du Brésil un avant-goût de la politique israélienne d’aujourd’hui. Dans son sulfureux livre Histoire Juive-Religion juive (1994), ce chimiste de formation, historien amateur, piètre théologien mais excellent professionnel de la provocation radicale de l’ultragauche israélienne, affirme qu’il y aurait dans le judaïsme et la Halakha (Loi juive) une « abondance d’ethnocentrisme, de haine, de mépris [et] de chauvinisme ». Se disant lui-même contre « l’oppression des Palestiniens », il voit dans l’esclavagisme une raison de plus de condamner la politique de l’Etat d’Israël qu’il qualifie d’ « antihumaine et raciste ». C’est la théorie simplissime du ‘’ceci explique cela’’.
La participation des Juifs dans la traite négrière atlantique est attestée jusqu’au début du XVIIème siècle puis décline quand l’Angleterre et la France ont le droit de vendre des esclaves dans les colonies d’Amérique et des Caraïbes. Les Juifs n’auraient pas participé de manière significative à l’apogée du commerce mondial des esclaves, lequel se situe plutôt aux XVIII-XIXème siècle.
Abraham Léon, militant trotskiste mort à Auschwitz, n’est pas de cet avis. Il affirme que les Juifs, présents dès le Xème siècle sur les routes commerciales entre l’Orient et l’Occident, auraient été marchands « de soie, d’épices, d’armes, de fourrure et de sel, mais aussi de femmes et de garçons (…) leur grande spécialité». L’histoire n’étant à ses yeux que la justification marxiste de la lutte des classes, il considère les Juifs comme un « peuple-classe » et le sionisme comme l’expression d’un « capitalisme pourrissant ». No comment.
Hugh Trevor-Roper et Heribert Illig sont souvent cités par les antisionistes virulents. Ces historiens, l’un britannique et l’autre allemand, parlent d’un supposé monopole juif sur les esclaves dès le Vème siècle.
Le problème est que Trevor-Roper est spécialiste de la Grande-Bretagne moderne et de l’Allemagne nazie, il ne fait donc que donner un point de vue non autorisé ; quant à Illig, plus illuminé qu’historien, il défend la théorie farfelue de la « chronologie inventée » selon laquelle un complot d’érudits aurait ‘’inventé’’ le Moyen-Age. Le règne de Charlemagne ne serait d’après lui que pure fiction ! Faut-il prêter beaucoup de crédit à ce genre de délire paranoïaque ?
Ces auteurs sont abondamment cités par le site américain Jewish Tribal Review. Ce site appelé aussi JTR se dit le farouche adversaire de ‘’l’ethnocentrisme juif’’ et s’attaque à « la puissance juive dans les médias et la culture populaire ». JTR est relayé par le site ultra radical HolyWar.org et Radio islam. Pour ces tenants d’une soi-disant vérité historique, tous les moyens sont bons pour accréditer la thèse d’un complot juif mondial.
L’esclavagisme, exagéré à outrance, justifierait à lui seul cette obsessionnelle guerre contre « les oppresseurs des Palestiniens ». Il y aurait chez les Juifs un atavisme colonisateur.
Le procès de la morale et de la vertu.
La haine antijuive, drapée du manteau justicier de l’histoire, accuse le judaïsme d’être la plus abominable justification de l’esclavagisme mondial. Vraiment ?
Que disent la Bible et le droit hébraïque ?
Dans la Genèse (9, 20-27), l’origine de l’esclavage est une malédiction faite par Noé sur la descendance de l’un de ses fils, Cham. Il est dit que Cham a commis un péché et pour le punir, ses fils deviendront esclaves. Or, dans la Bible, la noirceur de peau désigne à la fois le péché et la punition. Cham est dit ‘’noirci’’ par son péché. D’autre part, l’un des fils de Cham, Kouch, a donné son nom à une région d’Afrique qui serait l’Ethiopie ou le Soudan. Ainsi, l’esclavage noir est longtemps perçu par les Juifs religieux comme une malédiction héréditaire et licite aux yeux de Dieu. Laquelle ne veut nullement dire rejet ou discrimination. Séphora, la femme de Moïse, est koushite.
L’esclavage est toléré dans la Torah mais limité par une législation stricte. Maïmonide, dans le Mishneh Torah, admet la pratique de l’esclavage selon un esprit de compassion et de miséricorde. Il renforce sévèrement les obligations du maître à l’égard de l’esclave : « qu’il ne l’oppresse pas et ne le fasse pas souffrir ; qu’il le nourrisse et l’abreuve de ce que lui-même mange et boit ». Mépris et cruauté sont formellement prohibés. L’esclave conserve sa nature d’homme, le tuer est un crime et le blesser donne droit à son affranchissement, chose rare dans les autres sociétés esclavagistes.
Ces lois n’illustrent pas l’idéal juif mais composent avec les us et coutumes de leur époque.
Quelle est l’ampleur de la participation juive dans l’esclavage ?
D’après le livre antisémite et partial, La relation secrète entre les Noirs et les Juifs, publié par The Nation of l’Islam en 1991, les Juifs auraient exercé une mainmise monopolistique sur la traite transatlantique. De nombreux historiens de renom ont critiqué la crédibilité de ce pamphlet, d’ailleurs attaqué par la Ligue Anti-Diffamation (ADL). Les travaux des plus grands spécialistes tels que David Brion Davis, Seymour Dresher, Eli Faber, Saul S. Friedman, ont conclu que le rôle des Juifs a effectivement été « notable » au Brésil et au Suriname mais « minime » partout ailleurs (American Historical Association, AHA, 1995).
Quelle vérité historique ?
Au nom de quelle vérité historique passe-t-on sous silence l’esclavage des blancs chrétiens et des noirs d’Afrique dans les pays musulmans ? Pourquoi cette question n’est-elle jamais soulevée par les historiens antisionistes ? Cette mémoire occultée « n’est pas un oubli mais un déni (…), [dont le] cadre ressentimental [est] agressif et ciblé » (Gilles-William Goldnadel, Le Figaro, 13 mai 2014).
Le vrai enjeu est politique et social. Il s’agit de culpabiliser l’Occident, de diaboliser les Juifs mais de ne surtout pas « désespérer les jeunes des cités » (Christiane Taubira).
De nombreux blancs chrétiens ont été réduits à la servitude par les Arabes dès le XVIe siècle. D’après les travaux de Robert C. Davis (Ohio Unisersity), il y aurait eu 1.2 million d’esclaves blancs en pays musulman entre 1530 et 1780, traités sans règle ni limite, avec arbitraire et cruauté.
17 millions d’Africains noirs ont été déportés par les négriers orientaux, contre 11 millions par les occidentaux vers l’Amérique. « Cette traite [est] la première et la plus importante de toutes.» (Jacques Heers, Les négriers en terre d’islam, la première traite des Noirs, Paris 2003).
Et l’esclavage moderne ?
« L’esclavage existe encore de nos jours dans certains pays sahéliens et dans la péninsule arabique » (Éric Chaumont, CNRS, spécialiste du droit musulman). L’enlèvement à la mi-avril dernier de 276 lycéennes au Nigéria en est un exemple flagrant. Le chef de la secte islamiste Boko Haram, Abubakar Shekau, a dit vouloir réduire ces jeunes filles en esclavage et les marier de force. « Je vais les vendre sur le marché, au nom d’Allah. (…) J’ai dit que l’éducation occidentale devait cesser. Les filles, vous devez quitter [l'école] » (Le Monde, 5 mai 2014).
Dans la population brésilienne d’aujourd’hui, la plus métissée du monde, l’influence juive est très présente dans certains Etats du Nordeste. Des traditions culinaires suivent les règles de la cashrout, les morts sont enterrés dans un linceul, ou bien des expressions populaires sont très imagées comme : « vestir a carapuça », ce qui veut dire « porter le chapeau » autrement dit « porter la faute ». Expression que tous les Juifs du monde connaissent bien.
Par Jean-Paul Fhima
Source Tribune Juive