Romain, qui s'appelait Roman, naît en 1914 à Vilnius, qui s'appelait Wilno et qu'en ce temps-là on appelait encore la Jérusalem de Lituanie : 60 000 Juifs y vivent au début des années 20 ; ils ne seront plus que mille après la guerre. C'est à Moscou qu'il passe les premières années de sa vie, avant de rentrer à Wilno en 1921.
Les premiers souvenirs se forgent dans une cour d'immeuble, celui du n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, où il vit seul avec une mère exigeante et fantasque, excessive, débordant d'amour et d'ambition pour son fils : elle lui prédit un destin grandiose, il sera aviateur, ambassadeur de France, écrivain, il connaîtra les plus belles femmes du monde et s'habillera à Londres. Voilà le programme.
Et le voilà en France, en 1928, à Nice où sa mère et lui sont arrivés depuis Vilnius, via Varsovie.
La mère vend de l'argenterie qu'elle fait passer pour celle de la famille impériale, puis gère l'hôtel-pension Mermonts où le fils se met à écrire. Il a vingt ans quand « L'Orage » paraît dans Gringoire : « Il est difficile de décrire la sensation que la publication de la nouvelle provoqua au marché de la Buffa. Un apéritif d'honneur fut offert à ma mère par la corporation, et des discours furent prononcés, avec l'accent. Ma mère mit le numéro de l'hebdomadaire dans son sac et ne s'en sépara plus jamais.
À la moindre altercation, elle le sortait de là, le dépliait, fourrait la page ornée de mon nom sous le nez de l'adversaire, et disait : – Rappelez-vous à qui vous avez l'honneur de parler ! Après quoi, la tête haute, elle quittait triomphalement le terrain, suivie par des regards éberlués. »
Quand il écrit ce passage de La Promesse de l'aube, Romain Kacew est devenu Romain Gary. Il a fait son droit puis ses classes militaires puis la guerre ; il a publié Éducation européenne, un premier roman remarqué ; il est devenu diplomate ; il a continué à écrire en dépit de trois échecs successifs ; et avec Les Racines du ciel, à quarante-deux ans il a remporté le Goncourt.
Le succès vient rarement sans son lot de critiques : « Si le héros des Racines du ciel fonde un comité pour la défense des éléphants, nous pensons qu'il est dès maintenant nécessaire de fonder un comité de défense de la langue française contre Romain Gary », juge un fameux critique littéraire de l'époque, aujourd'hui tout à fait oublié ; « Monsieur Gary est un écrivain intéressant, mais il écrit en moldo-valaque », renchérit un autre non moins connu alors, mais dont le nom nous échappe.
L'accusation est lancée : Romain Gary ne sait pas le français. Et d'ailleurs, il n'est même pas français, c'est un métèque, un Juif, il a beau avoir risqué sa vie pour la France, il a beau être rentré de la guerre le corps lesté de plomb et de médailles militaires, il reste un bâtard, un peu français mais pas tout à fait.
Qu'importe s'il n'a pas une goutte de sang français, c'est la France elle-même, pense-t-il, qui coule dans ses veines.
Et au diable les grincheux, le voilà couvert de gloire. Il a été aviateur, il est diplomate, écrivain et mieux que ça, écrivain à succès, il a les plus belles femmes du monde – l'une des plus belles en tout cas, une très jeune actrice américaine, blonde aux yeux bleus qu'il vient de ravir à son mari –, et il s'habille à Londres.
Il a été un bon fils, il a coché toutes les cases ; sa mère n'en sait rien : elle est morte à Nice en février 1941, après lui avoir écrit des dizaines de lettres expédiées post-mortem.
Cette histoire, il la raconte dans La Promesse de l'aube, son autobiographie romancée, ou plutôt, comme le dit si joliment Denis Labouret dans l'appareil critique de la Pléiade, son automythographie.
C'est qu'à la vérité bien souvent prosaïque Gary préfère la vérité romanesque : l'écrivain n'a pas vocation à être le greffier du réel et sa vie, c'est au passé recomposé qu'il l'écrit.
Alors, il forge sa propre légende, et la double même un peu plus tard d'une autre légende, celle d'Émile Ajar, aventure « sans précédent par son ampleur dans l'histoire littéraire » : fatigué de « la gueule qu'on lui a faite », Gary façonne un autre écrivain, et signe quatre romans, dont le deuxième, La Vie devant soi, bijou de tendresse et d'humour, prodigieux d'inventivité stylistique, est couronné chez Drouant.
Le voilà désormais décoré de la Légion d'honneur, Croix de guerre, Compagnon de la Libération, deux fois Prix Goncourt, etc. So what ? Sa mère n'en sait toujours rien. Il est peut-être temps d'aller la rejoindre, sa mère, il est peut-être temps d'aller lui dire que ses sacrifices ont été largement remboursés, et avec intérêts.
Le 2 décembre 1980, il est chez lui, rue du Bac, il a terminé la lettre datée du Jour J, il s'allonge sur son lit avec un Smith & Wesson à cinq coups. Un seul suffit.
Je veux croire que s'il revenait aujourd'hui parmi nous, s'il nous montrait à nouveau sa gueule de « cosaque un peu tartare mâtiné de juif », et que nous en profitions pour lui demander ce que cela signifie, pour lui, Romain Gary, de voir son nom imprimé sur papier bible, ce que cela signifie de voir ses œuvres enfin réunies en Pléiade, il se rengorgerait un instant puis nous regarderait d'un œil goguenard et rieur, et il nous répondrait ce que déjà il disait dans Vie et mort d'Émile Ajar : « Rien, zéro, des brindilles au vent et le goût de l'absolu aux lèvres. »
P.S. : Le journal Gringoire était vendu 0,75 franc. Si d'aventure vous le trouviez chez vous, ce fameux n° 328, n'hésitez pas à contacter l'auteur de ces lignes, il est prêt à vous l'acheter pour un peu plus que cela.
« Un certain M. Piekielny » de François-Henri Désérable. Gallimard (2017)
Source Le Point
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