A 5 ans, elle jouait dans la boue des rues de Pinsk, en Russie. A 10 ans, elle servait les clients de l'épicerie que tenait sa mère, à Milwaukee, où la famille Mabovitch avait émigré. A 15 ans, elle repassait des rideaux de dentelle dans une blanchisserie de Denver. Elle s'était enfuie de chez elle parce que ses parents refusaient de la laisser entrer au lycée. Une fille n'a pas besoin de faire des études. Une fille doit se marier. A 70 ans, Mme Golda Meir a été désignée par son parti, le Mapaï, pour prendre la charge de l'Etat d'Israël. Une lourde charge, en vérité, pour quiconque. Elle l'a acceptée.......Détails.........
C'est la troisième fois, dans l'histoire moderne, qu'une femme force l'entrée du club des chefs d'Etat.
Mais la première, à Ceylan, succédait à son mari. La seconde, Mme Indira Gandhi, à son père.
Le père de Mme Golda Meir était menuisier. Son mari, Morris Myerson, mort en 1951, n'a pas laissé de trace dans l'histoire d'Israël. Elle ne porte même plus son nom, qu'elle a dû hébraïser lorsqu'elle est devenue ministre du Travail, en 1949.
Il s'est toujours opposé à son activité politique. Celle qu'il a épousée, aux Etats-Unis, était une ravissante petite institutrice de 20 ans, qui l'admirait d'en savoir plus qu'elle.
Ce n'était pas la jeune fille superbement douée qui militait au Parti sioniste ouvrier et qui avait la politique dans le sang. Il l'a suivie en Palestine parce qu'il l'aimait. Non parce qu'il voulait y aller.
"Les éventuelles tribulations des Juifs de Russie ou de Terre sainte me sont assez indifférentes", lui écrivait-il.
Il l'a perdue parce qu'il voulait la tenir à la maison. Elle n'était pas venue en Palestine pour rester à la maison, mais pour assécher les marais, cultiver la terre, participer à une héroïque aventure agricole, pour que naisse, un jour, un Etat juif, socialiste.
De son enfance en Russie elle avait gardé un souvenir : le bruit du marteau de son père clouant les portes et les fenêtres de la maison familiale quand s'annonçait un pogrom. Elle ne l'a jamais oublié. Sa vocation était claire : travailler pour que plus jamais, dans le monde, un enfant ne tremble en entendant le bruit d'un marteau.
Il ne lui convenait pas de s'en indigner, du fond de l'Amérique hospitalière. Mais d'agir pour que cela change.
Cependant, pour l'amour de celui auquel elle avait donné sa foi, elle a tenté de rester à la maison, c'est-à-dire dans deux pièces glaciales des faubourgs de Jérusalem.
Il ne supportait pas la rude vie collective du kibboutz de Merhavia, où elle était devenue experte dans l'élevage des poulets. Elle supporta de laver le linge des autres pour pouvoir payer le lait et le pain des deux enfants qui étaient nés. Il touchait, en qualité de comptable, un salaire dérisoire. Par horreur de l'amateurisme et du travail mal fait, elle devint, à ce régime, une ménagère exemplaire.
Ce Premier ministre est sans doute le seul qui sache ce que peut être la vie d'une femme. Et, plus simplement, d'un être humain misérable.
Elle a tenu quatre ans.
Puis, la militante l'a emporté. En 1928, le Syndicat des travailleurs juifs de Palestine lui proposa le poste de secrétaire général du Conseil ouvrier féminin.
Ainsi débuta la seule carrière politique authentique jamais conduite par une femme, degré par degré, jusqu'à son terme le plus élevé.
La suite se confond avec quarante années de l'histoire d'un pays qui est le sien comme un enfant est à sa mère.
Et sans doute est-ce bien parce que, à 70 ans, l'image d'une femme n'est plus assimilée qu'à l'archétype de la Mère qu'elle peut diriger aujourd'hui le gouvernement d'Israël. A cet âge, en tout cas, bien ou mal résolus, tous les problèmes sont dépassés qui ont successivement dressé contre elle sa propre conscience, sa famille, son mari, ses adversaires politiques, parce que "oui, mais c'est une femme".
Incontestablement. Et plus qu'une autre, encore. Armée d'une volonté irréductible, mais sans prétention. Construisant le réseau routier d'Israël mais pleurant quand elle est attaquée. Fanatiquement attachée à une cause, non à des ambitions personnelles, Meurtrie de partout, mais ne sachant pas comment on se plaint.
Passionnée d'organisation et d'efficacité, mais capable, quand elle était ministre des Affaires étrangères, d'aller elle-même porter du thé au planton qu'elle faisait veiller. S'écriant, quand les crédits promis à Israël tardaient à être ouverts : "On ne fait pas frire un poisson en juillet avec de l'huile qu'on vous donnera en septembre." Non, certes, Mme Golda Meir n'est pas un homme, ni un succédané.
C'est peut-être la raison pour laquelle elle a accompli cet extraordinaire trajet. Parce qu'elle n'a pas triché. Elle n'a pas cherché à être un homme d'Etat ; elle a été, elle est, une femme d'Etat. C'est donc qu'il peut y en avoir.
Le prix à payer, elle l'a elle-même évoqué, sans mentir.
"Les luttes intérieures ajoutées aux anxiétés de la femme qui travaille sont sans comparaison avec les épreuves qu'aucun être humain a à subir dans sa vie. Certaines femmes travaillent parce qu'elles y sont obligées... Elles savent leur conduite justifiée par la nécessité.
Mais il existe une autre catégorie de femmes qui, pour d'autres raisons, ne peuvent pas rester à la maison.
Leur nature profonde réclame autre chose. Pour ces femmes-là, il y a beaucoup de tourments en perspective... Un perpétuel déchirement, un tiraillement entre deux pôles d'intérêt, le sentiment de ne pas remplir son devoir tantôt vis-à-vis des siens, tantôt vis-à-vis de son 'employeur', voilà le lot de la femme qui travaille."
Ce texte a été écrit pendant les années 30. Il n'est pas certain qu'il ait beaucoup vieilli.
Mme Golda Meir, elle, a vieilli.
Il y a quelques semaines, elle assurait qu'elle ne se présenterait pas aux prochaines élections, en octobre 69. L'été dernier, elle a démissionné du secrétariat général du Mapaï.
En 1966, elle quittait les Affaires étrangères, invoquant chaque fois son âge, sa fatigue, sa santé. Elle souffre d'une jambe, en effet, et fume à la chaîne comme on se suicide.
A la tête d'un pays en guerre, elle fumera un peu plus et guérira sa jambe avec cette drogue miraculeuse encore interdite aux femmes : le pouvoir.
Par Françoise Giroud (en 1969)
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