Barrès déjà, ce grand antisémite, maître à penser de la droite nationaliste durant l'entre-deux-guerres, célébrait «le désir passionné d’Israël de se fondre dans l’âme française».Il fut un temps où l’antisémite avait des lettres, et aussi quand il s’amendait. En 1917, Maurice Barrès, écrivain nationaliste, député et académicien, adoube les juifs sous la mitraille....
Ce Lorrain funèbre, adepte du culte de la terre et des morts, écrit un court ouvrage, Les diverses familles spirituelles de la France, pour célébrer la Patrie en guerre. «Les israélites» en sont. Barrès célèbre «le désir passionné d’Israël de se fondre dans l’âme française», et raconte quelques héros: le plus célèbre, le grand-rabbin Abraham Bloch, confondu pour un aumônier catholique par un soldat mourant, et qui perd la vie en tendant un crucifix au poilu… «Bloch s’empresse, il cherche, il trouve, il apporte au mourant le symbole de la foi des chrétiens…»
Histoire édifiante, dont on aura du mal à percevoir la symbolique aujourd’hui? Quelques années plus tôt, le même Barrès contemplait l’étrangeté du capitaine Dreyfus, accusé d’espionnage par des ganaches en cabale, et tranchait: «Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race.» Il avait fallu une bonne guerre pour que les nationalistes, ces éperdus de la patrie dolente, renoncent à détester le juif?
Cette embellie durerait un peu plus que l’Union sacrée, avant que le nationalisme ne retrouve sa nature antisémite. Dans les années 1930, le Colonel de La Rocque, chef des Croix-de-Feu, le parti antisystème des anciens combattants, allait encore célébrer les poilus israélites à la grand synagogue de la Victoire, accueilli par le rabbin Kaplan, lui-même ancien de Verdun. Mais l’Action française et Charles Maurras insultaient les juifs en général et Léon Blum en particulier, «ce vieux chameau sémitique», réclamant un antisémitisme d’État et la fin de la République enjuivée… La suite se jouerait à Vichy. Barrès, mort en 1923, n’y était pour rien.
Passer de Barrès à Marine Le Pen donne un peu le vertige, tant l’histoire perd son style… Mais enfin: à son tour le Front national rencontre ses guerriers juifs et renonce à être antisémite.
Ce n’est plus une info de première fraîcheur. Il y a un an tout juste, Marine Le Pen expulsait son père sur cette question juive, le vieil homme ayant redit, une fois de trop, cette fois-là au micro de RMC, que les chambres à gaz étaient «un détail de l’histoire». Depuis, chacun va son chemin. Le Pen père ripaille au banquet de Rivarol, feuille antisémite et négationniste, pas loin de Faurisson. Le Pen fille cherche les chemins du pouvoir.
On a appris le 25 avril qu’une association se créait, fleurant bon la novlangue mariniste: L’Union des patriotes français juifs. Son animateur, Michel Thooris, est un personnage pas forcément passionnant en soi mais à l’équation révélatrice: un policier trentenaire né d’une mère juive, qui allie depuis quelques années un marinisme ambitieux et un ultrasionisme assumé, en version très à droite. Les idéologies du jeune homme en disent plus que sa biographie.
Juifs folkloriques
Il y a toujours eu des juifs folkloriques autour de l’extrême droite et le Front national de papa en avait sa part. Cela pouvait se comprendre, historiquement. En matière de haine, l’extrême droite a deux récits. Le premier est antisémite –de l’antidreyfusisme aux lois de Vichy.
Le second est anti-arabe, puis antimusulman, qui se cristallise dans l’Algérie française, l’OAS, puis le rejet de l’immigration, aujourd’hui de l’islam. Chacun pouvait faire son marché.
Au temps de sa gloire, Jean-Marie Le Pen avait près de lui un curieux personnage, Robert Hemmerdinger, juif alsacien, résistant de 1940, héros de la France libre –qui avait basculé dans l’Algérie française et l’OAS. Hemmerdinger dirigeait un «Cercle national des Français juifs», amicale des juifs lepénistes –rien de nouveau sous le soleil.
Dans les années 1960, Occident, groupuscule d’extrême droite né des décombres de l’OAS métro, comptait parmi ses membres un karateka émérite du nom de Serge Woliner, également militant du Bétar, la branche jeune de la droite sioniste. Ce n’n’était pas très sérieux, tellement marginal, mais après tout, pourquoi pas? Il suffisait de choisir l’ennemi principal, et de fermer les yeux sur tout le reste…
Jean-Marie Le Pen avait monté le FN avec des réchappés de la collaboration, mais il n’était pas que cela. Au début des années 1980, voulant poser au Reagan français, il prétendait se construire en paladin du camp occidental, et cela passait, aussi, par les juifs… Il essayait, alors, de se faire inviter en Israël. En vain. En 1987, le chef du Front changeait de perspective. C’était le premier «détail de l’histoire», des jeux de mots, et la réintroduction de l’antisémitisme dans le débat politique.
«L’internationale juive est constitutive de l’esprit antinational», expliquait Le Pen en 1989, démontrant qu’il savait parler le Maurras. Robert Faurisson serait accueilli dans National Hebdo, le journal du Front. Le menhir expliquerait, à l’occasion, qu’il agissait en légitime défense, puisque le «lobby juif» agissait contre lui, avait notamment interdit à Jacques Chirac de s’allier avec lui. Le Pen croyait à cette fable –il m’en avait parlé, directement, plusieurs fois– et y croit encore, fort possiblement.
Marine Le Pen, elle, s’en moque. Ou plus exactement, tient pour nocives et vaines les explications par le complot juif du blocage du Front. Ou plus précisément encore, inverse l’équation: si l’antisémitisme interdit l’honorabilité au FN, alors il faut l’extirper pour pouvoir conquérir. Si le juif était un repoussoir pour le père, il serait une preuve pour la fille.
Ennemis des ennemis
La rupture de 2015 ne s’est pas faite au hasard; prendre ce sujet, pour briser un lien filial qui était déjà devenu insupportable, était un choix politique. Marine Le Pen avait préparé le terrain. Une bouderie prolongée en 2005, quand Le Pen avait affirmé l’humanité de l’occupation nazie dans Rivarol. Une délégation frontiste, discrète, fondue dans la foule, dans la manifestation d’hommage à Ilan Halimi en 2006.
Une phrase tournée pour rester, livrée au Point en février 2011: «Tout le monde sait ce qui s’est passé dans les camps et dans quelles conditions. Ce qui s’y est passé est le summum de la barbarie.» Une autre phrase encore, en 2012, pour clore une polémique sur sa participation à un bal d’extrême droite à Vienne: «Le nazisme fut une abomination. Il m’arrive de regretter de ne pas être née à cette période, pour avoir pu le combattre.»
En 2011, Louis Aliot s’était rendu en Israël en compagnie de Michel Thooris, déjà là, et avait visité au passage deux colonies en Cisjordanie… Tout se mettait en place. Nous y sommes.
La culture antisémite de l’extrême droite est mise entre parenthèses. Sans doute, des anciens la préservent, et elle pourra resservir –qui sait! Le truculent Frédéric Chatillon, vieil ami et hommes de finances du marinisme, par ailleurs propagandiste du régime syrien et ancien leader du GUD, ne doit pas être un sioniste philosémite… Mais sa ligne n’est pas au goût du jour. Entre les sources de l’extrême droite, Marine Le Pen a choisi.
Non plus Vichy mais l’OAS, nonobstant le gaullisme de son ami Philippot: une OAS au goût du jour, qui ne cible que l’adversaire maghrébin, arabe, et désormais musulman, dites islamistes pour ne pas polémiquer.
Le reste découle logiquement, dans une société fracturée.
La conquête des juifs –l’acceptation par les juifs– fait partie du paysage. Quinze ans de «nouvel antisémitisme» dans les quartiers populaires ont eu raison de l’enthousiasme des années SOS Racisme, quand les étudiants tendaient la petite main à la marche des Beurs.
Violences, duretés, blessures, repli sur soi… Le terrorisme là-dessus, Mohamed Merah puis l’hypercacher? À un moment donné naît l’équation classique: pourquoi récuser les ennemis de nos ennemis? «Je ne cesse de le répéter aux Français juifs, qui sont de plus en plus nombreux à se tourner vers nous, disait Marine Le Pen à Valeurs Actuelles en 2014. Non seulement, le Front national n’est pas votre ennemi, mais il est sans doute dans l’avenir le meilleur bouclier pour vous protéger face au seul vrai ennemi, le fondamentalisme islamiste.»
À la présidentielle de 2012, Marine Le Pen aurait recueilli 13% du vote juif –drôle d’expression.
Combien la prochaine fois? Michel Thooris ne fera pas un mouvement de masse avec son nouveau groupe. Mais, contrairement à ses prédécesseurs, il ne débarque pas dans un monde hostile: quelque chose va en son sens.
En guerre
À Nice, l’été 2014, quand des manifestations propalestiniennes dérapaient, on a vu des militants identitaires défendre des lieux juifs avec des jeunes militants de la communauté.
Thooris, en tant que policier, défendait la Ligue de défense juive. «Nos véritables ennemis sont à l’extrême gauche», martelait depuis des années l’avocat Gilles-William Goldnadel, artisan infatigable de l’évolution, devenu compagnon de route des droites dures au nom de la défense d’Israel. La réalité est venue à Goldnadel. C’est lui qui a conseillé à Marine Le Pen de donner des preuves.
Il en voudrait d’autres? Pour l’instant, le pouvoir israélien ne joue pas avec la Front national, averti par les politiques français et les institutions juives. Mais c’est un effet de système. «Au Pays-Bas, vous avez des relations avec Geet Wilders?» ai-je demandé un jour à un diplomate israélien. Réponse: «Geet Wilders est un ami d’Israël!» Wilders est surtout, idéologiquement, le fer de lance de l’islamophobie batave et le partenaire du FN au Parlement européen. Pourquoi pas elle?
Évidemment, le FN n’est rien, sans la société qui l’entoure, comme Barrès en son temps n’avait de sens que dans la France rassemblée. Nous y revoilà, chez le vieux Lorrain. L’extrême droite, en réalité, est suiviste, et se nourrit simplement de ce que d’autres font bouger. Pour rompre avec l’antisémitisme, Barrès avait besoin de la guerre?
Nous sommes en guerre à nouveau, d’une autre manière. Contre le terrorisme. L’islamisme. L’islam radical qui se love en nous? Les communautés juives ont été installées au cœur de cette guerre, par la violence puis par la parole des gouvernants.
Manuel Valls dénonce le salafisme et le voile islamique devant un auditoire rassemblée par un groupe pro-israélien, l’American jewish comitee. Combat commun. Il ne s’agit plus de l’extrême droite mais d’un socialiste. Il ne s’agit plus d’extrémistes, dans un paysage qui ne rejette plus le Front.
Bascule frontiste
Les juifs sont devenus une preuve de la France. Les dolents du nationalisme peuvent se diriger vers les synagogues. Les juifs de quelque mémoire monteront la garde. Mais au fond, de guerre lasse, que feront-ils? Eric Zemmour n’arrive pas tout à fait au hasard et ce n’est pas seulement une ironie si un juif est devenu la plume de la bascule frontiste –copinant, évidemment, avec les rescapés du maurrassisme, de Villiers et Buisson: les familles spirituelles…
Zemmour –qui ne détestait pas le vieux Le Pen– préfère poser à l’Israélite français, de simple allégeance…
Parfois, la situation est encore plus baroque. Dans son livre de 1917, Barrès, curieusement, faisait l’éloge du sionisme, alors embryonnaire: «les projets si curieux, qui ne vont pas sans grandeur, du docteur Herzl», écrit-il. Il racontait le martyre d’un jeune officier, Amédée Rothstein, qui aurait voulu vivre en Palestine après la victoire, pour construire l’État de son peuple! Barrès, le chantre du nationalisme accueillant les juifs dans leur complexité… Étranges modernités, et quels liens, à un siècle de distance…
À l’Académie française, de nos jours, siège un autre amant du passé, à la fois sioniste et vigilant républicainqui ne célèbre pas la terre mais au moins les morts, les grands morts qui nous éclairent, et défend aussi bien Israël que les juifs ou les «Français de souche»…
Alain Finkielkraut n’est pas du Front national et ne le sera jamais, trop instruit par l’histoire. Mais il est de ceux qui montent la garde devant une identité française plus vieille que nous, menacée par un islam antithétique à ce pays, et le FN participe de cette prévention.
Je ne sais quelle guerre il faudrait pour que «Finkie» accueille les mahométans dans ses familles spirituelles, s’il lui en prenait le goût. L’imaginer en Barrès est assez improbable. Mais finalement.
Claude Askolovitch
Source Slate