Dans l’est égyptien, les djihadistes prospèrent sur un territoire ravagé par les tensions sociales et un lourd héritage de combat. La réponse ultra-violente de l’armée n’aide en rien à trouver une solution. Depuis son allégeance à l’Etat islamique, la mouvance insurgée et terroriste locale gagne encore un peu plus en puissance...
La « Wilayat Sinaï », la « province du Sinaï » de l’Etat islamique, peut se targuer en cinq ans d’un bilan militaire conséquent.
En plus d’une multitude de raids et d’attentats contre les forces de sécurité, les djihadistes de l’est égyptien ont réussi quelques actions particulièrement marquantes : la destruction d’un navire militaire en juillet 2015, l’explosion d’une bombe visant le consulat italien au Caire en juillet 2015, la destruction d’un bus de touristes côté israélien de la frontière, la destruction d’un hélicoptère militaire en janvier 2014, la tentative d’assassinat du ministre de l’Intérieur en février 2013 … Et bien évidemment la destruction du vol Charm el-Cheikh-Saint-Petersbourg qui a coûté la vie à 224 personnes en novembre dernier.
Le groupe Wilayat Sinaï, de son nom original Ansar Bait al-Maqdis (les Partisans de Jérusalem), inquiète tout particulièrement en Egypte. Si l’on en croit la lettre confidentielle TTU, les hypothèses les plus pessimistes parlent de plus de 2000 combattants capables de mener des opérations complexes. Selon cette publication généralement bien informée, « l’organisation n’a jamais eu de difficultés à remplacer ses combattants ni à les former sur le plan militaire et doctrinal ». Un consultant, spécialiste du risque terroriste, se montre tout aussi pessimiste face à cette menace :
“Ils ont à la fois des capacités terroristes, avec ou sans kamikazes, et l’aptitude à mener des opérations de guérilla dans le Sinaï. Ils ne sont pas innovants, mais ils sont efficaces.
C’est certainement le mouvement le plus complet hors de Syrie et d’Irak. Pour l’instant, ils ne se projettent pas hors d’Egypte. Mais la peur d’un gros attentat sur un site touristique majeur est réelle.”
Créé en 2011, ce mouvement a montré sa capacité à mener des opérations de combat dans le nord du Sinaï, avec des embuscades et des engins explosifs improvisés, causant de régulières pertes au sein de l’armée égyptienne.
En plus, des cellules terroristes ont organisé de leur côté des attentats dans le sud de la région, plus touristique, ainsi que dans plusieurs grandes villes du pays.
Tradition djihadiste
Le Sinaï est une région qui a longtemps été oubliée par Le Caire. Dans les années 1960 et 1970, les premiers groupes djihadistes s’y organisent pourtant pour affronter les occupants israéliens.
Comme le raconte le journaliste égyptien Ismaïl Alexandrini sur le site Assafir Al-Araby, ils bénéficient alors d’un appui de la part de l’armée et des services de renseignement qui veulent absolument récupérer le contrôle de ce territoire conquis par Israël.
Avec la libération du Sinaï, les combattants vont se retourner vers un islam politique et, pour beaucoup d’entre eux, rallier les Frères musulmans. Dans les années 1980, les habitants du Sinaï restent pourtant éloignés des attentats d’inspiration takfiriste qui visent l’Egypte.
La réponse ultra-autoritaire du Caire, contre les différents groupes politiques armés ou non, amène les différents courants djihadistes à se rencontrer derrière les barreaux des prisons.
A la fin des années 2000, c’est finalement le groupe Ansar Bait al-Maqdis qui s’impose au Sinaï. Comme leur nom l’indique, les Partisans de Jérusalem ancrent leur combat dans une région qui s’étend jusqu’à la bande de Gaza voisine.
Les combattants circulent entre les deux zones. Les djihadistes palestiniens et égyptiens échangent expériences, soutien logistique et armement. Israël reste une cible privilégiée d’Ansar Bait al-Maqdis, qui dénonce la coopération entre l’Etat hébreu et l’Egypte de Hosni Moubarak, notamment en s’attaquant à des pipeline transportant du gaz entre les deux pays dès 2012.
Le Sinaï, un symbole dans les concurrences djihadistes
Les djihadistes du Sinaï, s’ils faisaient régulièrement référence à Al Qaeda, n’avaient jamais juré allégeance à l’organisation d’Oussama Ben Laden. Tout juste citaient-ils son successeur Ayman al-Zawahiri, un Egyptien, comme une référence.
En janvier 2014, Ansar Bait al-Maqdis annonce finalement son soutien à l’Etat islamique (EI), avant de devenir officiellement l’une de ses provinces en novembre de la même année, se transformant en Wilayat Sinaï.
Pour Romain Caillet, consultant et spécialiste du djihad, il s’agit là d’une logique pragmatique:
“La majorité des membres du groupe, comme beaucoup de jeunes djihadistes d’ailleurs, étaient déjà proches idéologiquement de l’EI. Donc les chefs se sont adaptés.
Beaucoup de jeunes Frères musulmans ont également un sentiment d’injustice, en particulier suite aux tortures perpétrées par les autorités. Ce groupe devient leur réponse. Ils ont probablement reçu de l’argent en échange. Et puis cela attire des volontaires étrangers : on a vu sur des vidéos des Saoudiens et des Africains.”
Le Sinaï est une prise d’autant plus symbolique pour l’EI que cette région a longtemps été associée par les géographes au Levant dont se revendiquent les djihadistes irako-syriens.
Le symbolisme de cette province a longtemps intéressé Al Qaeda qui n’a jamais réussi à nouer un lien durable. La manœuvre est d’autant plus forte dans ce contexte de concurrence entre les deux mouvances djihadistes globales que de nombreux adjoints d’Oussama Ben Laden venaient d’Egypte, comme le relève Romain Caillet :
“Les djihadistes du Sinaï n’ont jamais juré allégeance à Al Qaeda. Sous la présidence de Mohammed Morsi, le clivage avec Al Qaeda s’est accentué car Ayman al-Zawahiri ne voulait pas s’attaquer aux Frères musulmans.”
Une action militaire contre-productive
Pour Romain Caillet, l’opinion publique égyptienne est partagée entre deux tendances majeures : une bonne moitié des gens sont favorables à l’islamisme politique, mais dans le même temps les Egyptiens restent attachés à leur pays et à leur armée.
Pour beaucoup, le fait que les djihadistes s’attaquent aux militaires est la preuve d’un complot qui serait orchestré par Israël, la CIA ou les deux, afin de décrédibiliser les mouvements islamistes. Des croyances qui ont la vie dure dans l’ensemble de la région.
Dans le Sinaï, les motivations pour le combat sont pourtant ailleurs : les violences policières n’ont fait qu’augmenter les rancunes de populations qui subissent de plein fouet la répression, la corruption et la pauvreté. A cela s’ajoutent des tensions sociales avec les bédouins, eux aussi pris pour cible par les forces de sécurité.
Et la réponse du Caire ne fait rien pour arranger les choses, comme l’explique le consultant en risque terroriste cité au début de cet article:
“L’attitude égyptienne est une énigme. On a l’impression qu’il n’y a aucune rationalité. L’armée considère que les djihadistes occupent le territoire et menacent l’Etat.
Alors ils apportent une réponse militaire, sans jamais avoir la moindre approche politique : ils cherchent des cibles et les détruisent, sans faire de prisonniers. Alors l’armée égyptienne est perçue comme ultra-violente dans le Sinaï, imprécise et inefficace.
Elle est totalement dépassée, alors que l’Egypte est sensée être une puissance militaire majeure de la région.”
Par Romain Mielcarek
Source itele