vendredi 20 mai 2016

Paracha Behar : La possession de la terre passe par le respect d’une certaine moralité




« Lorsque vous viendrez sur la terre que je vous donne, la terre chômera son chabat pour la Transcendance » (Lévitique 25,2). Ce verset nous donne l’impression que c’est l’entrée des enfants d’Israël sur la terre qui permettra à celle-ci de faire chabbat....







La suite du texte corrige cette impression en nous faisant savoir qu’il faudra d’abord travailler la terre six ans, et que c’est la septième année seulement que la terre fera chabat – la chemitah durant laquelle il est interdit de cultiver la terre. Le chabat de la terre n’est donc pas immédiat dès l’entrée sur la terre, comme semble le laisser entendre le premier verset, mais constitue le couronnement de six années de travail.
Et pourtant. Ce premier verset nous laisse peut-être entendre que le but de l’entrée sur la terre n’est pas le travail, mais au contraire le chabat de la terre, et que l’entrée ne se réalise que lorsque celle-ci aboutit au chabat.
Et même si le travail est nécessaire pour y arriver, celui-ci ne constitue pas un but en lui-même : il ne reçoit son sens que du chabat, qui constitue donc le cœur même du rapport d’Israël à sa terre, le lieu de sa bénédiction comme le souligne Rabbi Pinhas Halevi Horovitz dans son commentaire (Sefer Panim Yafot).
Comme si le sens même de la présence d’Israël sur sa terre était de permettre à cette terre de s’élever au niveau du chabat. Comment comprendre cela ?
Le sens de la terre ne lui vient pas de lui-même. Sinon, la terre aurait pu faire chabat sans Israël, sans son entrée.
Car si le but était que la terre se repose pour elle-même, en dehors de toute présence humaine, alors il aurait mieux valu que l’homme n’entre pas du tout sur elle, et qu’elle fasse chabat perpétuellement, comme le voudraient certains écologistes radicaux.
Or ce n’est pas le cas : la terre ne peut faire chabat qu’une fois Israël entré sur elle, ou une fois qu’il sera sorti, mais après être entré et comme retrait par rapport à cette entrée (par exemple, Lévitique 26, 34).
Cela signifie que seule la présence d’Israël sur sa terre permet à celle-ci de faire chabat. Seule la présence humaine sur la terre peut lui donner un sens - la terre n’existe pas en dehors du rapport à l’humain.
Et en même temps, cette présence sur la terre qui lui donne sens, ne peut lui donner sens que si elle lui laisse le chabat, c’est-à-dire se retire pour la laisser exister aussi par elle-même et pour elle-même.
La terre a donc besoin de ce rapport à l’humain pour exister par elle-même et pour elle-même. Ce rapport la constitue dans son autonomie et son indépendance.
L’homme est là pour respecter la terre qu’il occupe.
La terre n’est donc pas sacralisée par elle-même, en dehors de son rapport à l’homme. Elle n’a pas de valeur intrinsèque, indépendamment de l’humain qu’elle doit accueillir et porter. Mais elle est doit être sanctifiée par Israël, qui lui donne ainsi un sens par et pour elle-même.
C’est peut-être cela le secret de la bénédiction (et aussi de la circoncision) : cette capacité, tout en entrant et en m’imposant, de me retirer pour permettre à celui qui me fait face d’émerger par lui-même à la relation, et d’ainsi la relancer vers des horizons que je n’aurais jamais pu imaginer, si je ne m’étais par retiré de mon emprise et de mon pouvoir.


Ne pas confondre éthique et morale


« Vous sanctifierez la cinquantième année, et vous appellerez à la libération dans la terre pour tous ceux qui y habitent : ce sera pour vous un Jubilé, et chacun retournera vers sa possession, chacun retournera vers sa famille » (Lévitique 25,10).
Tous les cinquante ans, on demande aux enfants d’Israël de retourner chacun vers sa terre et vers sa famille. Pourquoi ?
Non parce que les enfants d’Israël sont méchants, immoraux et injustes, mais parce que la vie en société est ainsi faite que des inégalités et des aliénations finissent nécessairement par s’y constituer.
D’où la nécessité de remettre les compteurs à zéro tous les cinquante ans, de manière à redonner à chacun sa chance en lui réallouant ce sans quoi il ne peut pas vivre dignement, c’est-à-dire indépendamment : une terre et une famille - un lieu où subsister et travailler, et des relations humaines fondamentales qui lui permettent de se retrouver dans la chaine de la génération et de la transmission.
Ce retour - cette Techouvah – doit être garanti pour chacun, car aucun ne peut vivre en société sans y blesser ou y être blessé, sans faire les frais de rencontres parfois mal préparées, et en tout cas mal réussies.
Ce rite nous apprend que la Bible ne pense pas qu’une société parfaite – ou un homme parfait – soit possible : il faudra toujours corriger et redresser le tir, réorienter et repartir.
Car l’éthique est un appel qui dépasse toute société et toute humanité, et qui par ce fait même est capable de continuer à l’orienter et à la diriger. Il faut donc que la société intègre en elle le pardon et le retour, si elle veut pouvoir relancer le rêve éthique et son dynamisme.
Nous sommes bien sûr tous meurtris par les scandales « éthiques » qui ponctuent l’actualité. Et cela d’autant plus lorsque ces scandales frappent au cœur même de notre communauté.
Mais qu’est-ce que l’éthique ? Et sait-on seulement ce que l’on fait – ou ce qu’on laisse faire – lorsqu’on laisse l’exigence éthique ballotée au gré des vents et des médias, au gré de sentiments immédiats et épidermiques, en donnant ainsi l’impression que toute velléité éthique ne peut être que vaine et faussée, car en fait, il n’y aurait que les intérêts et les rapports de force qui dirigeraient l’histoire, la société et l’humanité dans son ensemble ?
Lévinas nous l’a bien enseigné : l’éthique n’est pas une donnée, mais un appel qui me vient de l’extérieur – d’autrui – et qui m’ordonne à une responsabilité infinie – par définition jamais accomplie.
C’est pourquoi il faut distinguer l’éthique de la morale – par exemple de la morale au sens kantien du terme : l’éthique est un appel qui ne cesse de nous secouer vers l’avant, car il nous dépasse de toute la hauteur de son impératif – de toute l’intempestivité de son urgence.
La morale au contraire est la manière dont j’essaie – moi et ma société – d’intérioriser cet appel éthique, de l’intégrer à ma personnalité et aux institutions sociales, à l’histoire.
Mais l’éthique ne se laisse pas intérioriser, et n’est donc jamais réductible au jugement moral. Elle reste critique par rapport à toute moralité possible, à tout jugement arrêté.
L’éthique me met donc dans une situation où je me découvre responsable au-dessus de mes moyens, en même temps que jamais innocent, déjà investi dans une relation que je n’ai pas choisie… D’où la nécessité du retour, car je ne peux jamais être complètement à la hauteur de la tâche qui m’incombe.
La Kabbale est très proche de cette définition lorsqu’elle définit le point où nous découvrons notre proximité à l’Infini - sans pouvoir toutefois l’atteindre - par la notion de Techouvah (Binah).
La Techouvah, c’est d’abord le retour, mais aussi la réponse : c’est dans la réponse à un appel qui le dépasse infiniment que l’homme émerge à sa personnalité, à son aspiration, à sa Nechamah - à la quête, à la question et à la vocation face auxquelles il va essayer de se construire et de mériter son existence.
Mais c’est précisément parce que cet appel nous dépasse infiniment, que nous ne pouvons lui répondre que partiellement, et donc insuffisamment (d’où la notion de Techouvah comme repentance). L’appel éthique nous découvre ainsi engagé dans une aventure qui nous échappe de toutes parts, tout en nous en tenant pour responsables…
C’est pourquoi la moralité a beau jeu de juger négativement et cyniquement de l’effort éthique : celui-ci sera toujours en défaut face au modèle d’innocence auquel elle le réduit et quelle cherche à lui imposer pour avoir la conscience tranquille.
Or c’est précisément parce que je vise à répondre à la hauteur de l’appel éthique que je prends inévitablement des risques moraux qui peuvent me mettre en porte-à-faux par rapport à la bien-pensance sociale. Pour le dire autrement, ne peut tomber de haut que celui qui vise haut et qui ainsi se risque dans une aventure qui le dépasse.
Et les autres – ceux qui sont tranquillement installés et arrêtés dans leur jugement d’innocence - auront tout le loisir – au nom même de la morale ! - d’abattre confortablement ce fauteur de trouble qui essaie de relancer l’histoire…
Mais à ce moment-là, il n’y a plus de retour possible, plus de Jubilé, plus d’appel éthique et plus d’histoire !
Ironie de l’histoire : c’est au moment où l’Eglise a décidé d’abandonner le reproche de déicide – alors que pendant deux milles ans, on a reproché aux Juifs d’avoir assassiner l’Innocence et la Pureté –, que les médias reprennent le flambeau en leur reprochant de ne pas être … irréprochables, purs, innocents. C’est ainsi qu’au nom même de la morale la plus pure – et de son rêve d’innocence totale -, on risque d’en venir à assassiner l’effort éthique dans l’histoire, en commençant par sa renommée, juive bien entendu…
C’est pourquoi il nous faut enseigner sans relâche qu’il ne faut pas confondre morale et éthique, et qu’il « n’existe pas d’homme juste sur terre qui fasse le bien sans fauter » (Ecclésiaste 7,20) : là où la morale condamne sans appel, l’éthique appelle sans condamner, et permet ainsi toujours le retour et la libération.
C’est autour d’un tel retour que nous pourrons reconstruire notre communauté.


Source Massorti