vendredi 18 décembre 2015

Paracha Vayigach : Les manœuvres de Yossef


Lorsque les dix fils de Yaacov arrivent en Egypte pour s’approvisionner en blé, Yossef les reconnaît aussitôt. Mais il opte alors pour une ligne de conduite pour le moins étrange : il décide de ne pas leur révéler son identité. La décision de Yossef, d’être vu par ses frères comme un despote endurci, ne manque pas de soulever des interrogations...


Pourquoi ne s’est-il pas précipité aussitôt vers eux, leur épargnant bien des tracas et l’angoisse de la famine ? Et en vérité, cette question surgit bien plus tôt : dès qu’il fut libéré de prison et nommé prince d’Egypte, pourquoi Yossef n’en profita-t-il pas pour envoyer sur-le-champ des messagers à son père, et mettre un terme à son deuil inutile ?
Certains avis avancent que Yossef agit ainsi par égard pour ses rêves : « Tous ces événements furent suscités par Yossef qui, dans sa grande sagesse, sut interpréter ses rêves (…) tout ce qu’il fit fut juste, afin que ses rêves se réalisent, car Yossef savait qu’ils étaient des présages authentiques » (Ramban). Mais cette approche ne fait pas l’unanimité : y a-t-il un impératif quelconque à amener les rêves à se réaliser ? Et cela justifiait-il que Yossef laisse son père et ses frères se morfondre et vivre dans la terreur de ses menaces ?
Pour résoudre cette énigme, rav Shimshon Raphaël Hirsch envisage les événements sous un tout autre angle, et opte pour une approche nettement plus « humaine ».
 
Changer le regard

Si l’on voit avec quelle abnégation Yossef accepta son exil et quelle piété il

manifesta pendant son long périple, il est certain que seuls des impératifs inéluctables l’incitèrent à agir comme il le fit.
Yossef aurait effectivement pu révéler son identité à ses frères immédiatement, et réunir ainsi sa famille. Mais il comprit que s’il agissait ainsi, il la perdrait à jamais, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Il sut qu’après des retrouvailles ordinaires, la situation reviendrait très rapidement telle qu’elle avait été 20 ans plus tôt, sans que rien n’ait changé dans leurs relations. Il aurait retrouvés ses frères exactement comme il les avait quittés : eux pleins de doléances sur son compte, et lui avec la rancœur d’avoir été trahi et vendu par eux.
Pour que leur longue et douloureuse séparation soit salutaire, il fallait qu’un changement radical s’opère dans le regard qu’ils se portaient réciproquement. Il était impératif que Yossef puisse regarder ses frères différemment, et qu’eux le voient sous son vrai jour, et que leurs soupçons sur son compte s’effacent définitivement. Sans quoi leurs retrouvailles resteraient superficielles et Yaacov, en retrouvant son fils perdu, viendrait finalement à perdre ses dix autres enfants.
L’image que Yossef avait gardée de ses frères était celle d’hommes intraitables ; d’hommes capables de « voir le désespoir de leur frère lorsqu’il criait grâce et de demeurer sourds » ; de fils pouvant agirent aveuglément, sans tenir compte du chagrin que leur acte allait susciter chez leur père. Pour que cette image s’efface définitivement de son cœur, Yossef comprit qu’il devait voir, de ses propres yeux, que ses frères avaient tiré une juste leçon de sa vente, et qu’un changement radical avait été opéré dans leur cœur.
Il soumit donc ses frères à l’épreuve et leur imposa de devoir séparer – une nouvelle fois – leur père de son fils cadet. Or, cette fois-ci, cette décision n’était plus motivée par des besoins fictifs, comme empêcher leur frère de les dominer : il s’agissait alors d’une question de vie ou de mort, car s’ils ne pouvaient revenir d’Egypte avec des provisions, toute leur famille risquait de périr dans la famine. Le dilemme auquel furent soumis les frères était donc de la plus haute gravité : d’un côté, leur survie était en jeu, mais d’un autre, serait-il capable d’imposer à nouveau à leur père une séparation cruelle avec le deuxième enfant de Ra’hel ?

Ceux-ci passèrent l’épreuve haut la main. Lorsque Yossef les entendit déclarer : « En vérité, nous sommes punis à cause de notre frère, nous avons vu son désespoir et nous sommes demeurés sourds ! », il ne put retenir ses larmes et s’éloigna pour pleurer. A ses yeux, la preuve était établie que ses frères avaient compris leur erreur, et il put désormais pardonner leur acte de tout cœur.
 
Faire taire les craintes 
Mais la deuxième raison, pour laquelle Yossef mit ses frères à l’épreuve, était
peut-être plus importante que la première : le jour où il leur avait raconté ses rêves, les fils de Yaacov avaient été pris de panique.
Ils virent dans leur frère un homme pétri d’ambition, qui viendrait à les dominer un jour. Cette crainte les incita à réagir de façon extrême, et sous prétexte de légitime défense, ils furent même prêts à attenter à ses jours. Mais Yossef savait, en son for intérieur, que ces soupçons n’étaient pas fondés : c’est avec la plus grande innocence qu’il avait raconté ses rêves, et pas un seul instant il n’avait envisagé d’imposer sa domination à ses frères. Et c’est ce que, vingt ans plus tard, il voulut leur prouver, pour qu’ils cessent définitivement d’entretenir sur son compte de telles suspicions.
Pour ce faire, il se présenta à eux comme un despote intraitable, dont l’autorité et le pouvoir étaient parmi les plus grands en ces temps. Il leur montra que si tel avait été son bon-vouloir, il aurait pu à sa guise les réduire tous en esclavage, et amener ses rêves à se réaliser de la manière la plus radicale qui soit.
Mais après avoir fait la démonstration de son pouvoir, Yossef finit par se révéler aux dix fils de Yaacov comme un frère aimant et bienveillant ; voyant que le jeune homme à la tunique rayée renonçait à se comporter comme un despote, ils comprirent qu’il était dénué de toute ambition dominatrice. Ses rêves n’avaient été que des présages, mais ne reflétaient en rien sa personnalité profonde…
Là aussi, ses manœuvres s’avérèrent efficaces, puisque plus tard, ses frères tombèrent aux pieds de Yossef et lui déclarèrent : « Nous sommes prêts à devenir tes esclaves. » Preuve en est que le regard qu’ils se portaient les uns les autres avaient radicalement changé, et que les blessures du passé avaient définitivement cicatrisé.

Par Yonathan Bendennnoune

Source Chiourim