vendredi 25 décembre 2015

Paracha Vayehi : Sur la route d'Efrat




Peu avant le décès de Yaacov, Yossef est appelé à son chevet. A ce moment, le patriarche lui annonce que ses deux fils, Efraïm et Ménaché, seront désormais considérés comme deux tribus du futur peuple d’Israël, à l’instar de Réouven et Chimon...



Après avoir annoncé cette nouvelle à Yossef, Yaacov ajoute une précision qui n’a, a priori, pas vraiment sa place dans ce contexte : « Quand je revins d’Aram, Ra’hel mourut dans mes bras au pays de Canaan, pendant le voyage, alors qu’une kibra de terre me séparait encore d’Efrat. Je l’inhumai là, sur le chemin d’Efrat, qui est Beth-Lé’hem » (Béréchit 48, 7). Pourquoi Yaacov indiqua-t-il ces précisions à Yossef ?
Rachi explique qu’après avoir demandé à Yossef de conduire sa dépouille jusqu’en terre de Canaan, pour être inhumé dans le caveau de ses ancêtres, Yaacov s’excusa auprès de lui ne pas avoir agi de même envers Ra’hel, la mère de Yossef. « Je ne l’ai même pas conduite jusqu’à Beth Lé’hem, à l’intérieur d’une ville, et je sais que tu m’en veux pour cela. Mais sache que j’ai agi par ordre divin… » (Rachi).
 Toutefois, comme le fait remarquer le commentaire du Rav Peninim, ces excuses n’ont visiblement pas vraiment leur place ici. Si telle était l’intention de Yaacov, pourquoi ne tint-il pas ces propos dans le chapitre précédent, au moment où il prie Yossef d’aller l’enterrer en Erets-Israël ? Quel rapport cela a-t-il avec la désignation d’Efraïm et Ménaché au titre de « tribus » ?
Les doudaïm
 Pour mieux comprendre ce texte, il convient de revenir quelque parachiot en arrière, à l’épisode où Ra’hel demanda à Léa de lui céder les doudaïm (mandragores) que Réouven avait cueillis pour elle.

À ce moment, Léa s’était emportée en disant : « N’est-ce pas assez que tu te sois emparée de mon époux, sans prendre encore les mandragores de mon fils ? » En réponse à ces griefs, Ra’hel avait consenti à laisser Yaacov partager la couche de Léa la nuit suivante, en échange de ce bouquet de fleurs.
Dans le Midrach, nous trouvons des avis divergents au sujet de cet épisode. D’une part, Rabbi Chimon rapporte l’enseignement suivant : « Du fait que Ra’hel a négligé l’importance de la couche du Juste, c’est pourquoi elle ne mérita pas d’être enterrée à ses côtés » (Béréchit Rabba 72). D’après cet avis, l’initiative de Ra’hel d’échanger les fleurs de Réouven contre la couche de Yaacov était malvenue.

Cependant, une autre opinion apparaît dans le Midrach : « Rabbi Elazar dit : [Suite à cet échange,] Léa perdit non seulement les fleurs de son fils, mais elle priva aussi Réouven du droit d’aînesse ; Ra’hel bénéficia quant à elle non seulement des fleurs, mais également du droit d’aînesse. » Comme nous le voyons dans notre paracha, ce droit fut en effet cédé à Yossef, en cela que sa descendance donna lieu à deux tribus.
 Une petite parenthèse mérite d’être ouverte ici : il apparaît de cet avis que le droit d’aînesse fut retiré de Réouven, en conséquence du choix de Léa de renoncer aux doudaïm. Pourtant, comme on le voit plus loin dans notre paracha, il apparaît que ce droit lui fut refusé parce qu’il avait « attenté à l’honneur de la couche de son père » !

La réponse est que certes, Réouven fut privé du droit d’aînesse à cause de sa propre faute. Mais ceci n’explique pas encore pourquoi c’est Yossef qui en bénéficia ; logiquement, ce privilège aurait dû revenir au second fils de Yaacov, à savoir Chimon, ou tout au moins à Yéhouda, symbole de la royauté. C’est pourquoi, selon ce Midrach, c’est justement l’épisode des doudaïm qui détermina que Yossef en hérite finalement.
Revenons à la discussion dont nous parlions plus haut : il apparaît que selon Rabbi Chimon, l’initiative de Ra’hel fut malvenue, et c’est par sa faute qu’elle ne mérita pas d’être enterrée dans la Grotte de Makhpéla. Et selon Rabbi Elazar, ce choix fut au contraire tout à fait favorable.

Cette seconde opinion apparaît également dans un texte du Talmud, où l’on apprend – toujours au nom de Rabbi Elazar – que le droit d’aînesse revint à Yossef par le mérite de sa mère, Ra’hel, qui pris les doudaïm « afin de séduire son mari ». Le Ramban explique en effet que ces fleurs étaient prisées par Ra’hel en raison de leur bonne odeur, qu’elle utilisa pour parfumer la couche du patriarche.
Là encore, nous voyons que selon Rabbi Elazar, le choix de Ra’hel fut tout à son avantage, car c’est ainsi qu’elle eut le mérite d’enfanter Yossef, qui devint par la suite « l’aîné » des fils de Yaacov.
 

Les reproches de Yossef

Revenons à présent au récit de notre paracha. Dans un premier temps, Yaacov pria Yossef de conduire sa dépouille en terre de Canaan, et de l’inhumer dans le caveau de ses pères.
À ce moment-là, Yossef ne reprocha nullement à son père de ne pas avoir transporté la dépouille de Ra’hel jusqu’au caveau de Makhpéla. Il comprenait en effet que sa mère avait visiblement perdu ce droit par la faute de l’épisode des doudaïm, comme le soutient Rabbi Chimon dans le Midrach. Yossef accepta donc de bon cœur que ce privilège fut refusé à sa mère, car son choix de renoncer à la couche de Yaacov le justifiait.
Mais à présent, Yaacov lui annonce que ses fils, Efraïm et Ménaché, seront désormais considérés comme deux de ses propres enfants – sous-entendu comme une double part de son héritage, en vertu du droit d’aînesse.

À cet instant précis, Yossef réalise que ce droit lui est désormais attribué, au lieu de revenir à Chimon ou Yéhouda, comme il aurait été plus logique. Il comprend alors que c’est certainement par le mérite de l’action de sa mère – qui échangea les doudaïm contre la couche de son père – que ce privilège lui revenait, ainsi que le conçoit Rabbi Elazar dans le Midrach.
Et si cet échange fut effectivement propice, la question ressurgit désormais plus forte que jamais : pourquoi Yaacov n’enterra-t-il pas Ra’hel dans la Grotte de Makhpéla ?

Rien ne justifiait désormais qu’elle en soit privée. C’est la raison pour laquelle Yaacov explique à Yossef, à cet endroit précis, ses véritables motivations d’inhumer Ra’hel sur la route d’Efrath : « Je sais que tu m’en veux pour cela, mais sache que j’ai agi par ordre divin afin qu’elle puisse intercéder en faveur de ses fils : lorsque Nevouzradan les exilera [à l’époque du roi Nabuchodonosor], les enfants d’Israël emprunteront la route d’Efrat.
À ce moment, Ra’hel sortira, elle pleurera et réclamera la miséricorde pour ses enfants, comme il est dit : ‘C’est Ra’hel qui pleure ses enfants, qui ne veut se laisser consoler de ses fils perdus…’ » (Rachi).


Par Chlomo Messica


Source Chiourim