Comme on le sait, l’injonction de la « vache rousse » (Para Adouma)
place l’intelligence humaine devant une contradiction insurmontable : bien qu’il
s’offre à la domination de l’homme - « maître et possesseur de la nature » (sic)
-, le rituel de la vache rousse, réunissant dans un mouvement paradoxal les
contraires les plus absolus (la vie et la mort) qui se côtoient ici dans une
profonde entente métaphysique, nous dévoile comment le réel échappe à l’autorité
rationnelle de toute créature...
Prescrivant ainsi l’humilité du chercheur, c’est certainement ce constat qui anima la réflexion du plus sage d’entre les hommes, quand il s’exclama : « J’avais dit : - Je possèderai la science. Et elle se tient loin de moi. Ce qui existe et si loin et si profond ! Qui pourrait l’atteindre ? » (L’Ecclésiaste, 7, 23). Inversement, à propos du verset « Les rois et les princes des nations ne possèdent pas la Torah », (Lamentations, 2, 9), le Midrach rappelle que « si l’on vient te dire que les nations détiennent le savoir (‘hokhma), tu peux le croire, comme il est dit : ‘Je ferai disparaître les sages d’Edom et la connaissance du mont d’Essav’, (Ovadia, 8).
Mais si l’on te dit que la Torah est présente parmi les nations, n’y crois pas, comme il est écrit : ‘Les rois et les princes des nations ne possèdent pas la Torah’, (ibid.) » (Eikha Rabba, 2 ; 13).
En effet, comme pour forcer la comparaison, si nos Sages affirment que les nations « détiennent le savoir », c’est en regard de cette absolue réciprocité qui leur ferme l’accès à la Torah, c’est-à-dire à cet enseignement avec lequel s’ouvre notre paracha quand il est dit : « Zot ‘Houkat haTorah [Telle est la surdétermination métaphysique de la Torah que le Nom a ordonnée] », (Bamidbar, 19, 2).
Car, alors que la science des uns est synonyme de recherche et d’investigation exigeant la mise en place quasichevaleresque d’un héroïsme de la subjectivité, la sagesse propre à la Torah nécessite au contraire l’effacement de ses protagonistes devant la vérité, un certain recul et une véritable disposition à la réception.
C’est en ce sens que dans son livre « Derekh ‘Haïm », le Maharal de Prague commente la première Michna des Pirké Avot qui enseigne que « Moché kibèl Torah mi Sinaï » - littéralement : « Moché reçut la Torah du Sinaï », et non pas « au Sinaï ».
De cette manière, explique le maître de Prague, les Sages ont voulu nous enseigner que, quels que soient les efforts déployés par Moché Rabbénou pour accéder à la vérité, ce n’est pas D.ieu qui lui donna directement la Torah, mais bien le Sinaï - c’est-à-dire ce lieu intermédiaire représentant la disposition même du prophète qui ne saurait dépasser son statut de récipiendaire (mékabel) de la Révélation.
Or, cette humilité propre à la Torah est paradoxalement ce qui permet au judaïsme de ne pas distinguer le savoir d’avec la foi, tant il est vrai que pour lui, toute connaissance comporte nécessairement - dans son essence même - une ouverture à la transcendance, une énigme métaphysique. Vécue sous le régime de la Révélation, la vérité qu’elle découvre déborde nécessairement les catégories de la pensée et oblige par-là à la rupture incessante, à la reprise et à la mise en perspective d’une même idée, d’un même phénomène.
Au contraire, pour les nations, le savoir ne saurait être possible qu’à partir de la mise en place d’une interrogation rationnelle sur la réalité empirique visant à délimiter son objet et à s’en saisir, afin de l’arracher à tout contenu subjectif, tandis que la foi relèverait inversement d’une autre toute « logique » inscrite au coeur même d’un désir profond et irrationnel de l’infini, source de tous les débordements…
Pour l’une, la réalité se laisse dévoiler à la mesure d’une disposition cherchant à s’intégrer à la Parole du monde ; tandis que pour l’autre, la relation de l’homme aux phénomènes ne saurait être conduite jusqu’au bout, puisque dans les deux cas – le savoir et la foi –, elle se présente sous la forme d’une subjectivité exacerbée cherchant à fonder sa propre relation manipulatrice du réel.
Le coeur a ses raisons…
Le Traité talmudique Berakhot enseigne à propos du verset que nous lisons trois fois par jour dans le « kriat Chéma » : « Et vous ne suivrez pas vos coeurs » (Bamidbar, 15, 39) qu’il désigne l’athéisme. Commentant ce passage dans ses « Biouré haAggadot », le rav El’hanan Wassermann s’interroge : « L’athéisme ne tire-t-il pas plutôt son origine d’une déficience intellectuelle ? Or l’intelligence siège dans le cerveau de l’homme : dans sa tête, non dans son coeur ! La Torah aurait donc dû s’exprimer ainsi : ‘Vous ne suivrez pas vos cerveaux’…Cependant, force nous est de reconnaître qu’à maintes reprises c’est au coeur que l’intelligence est affiliée, comme il est dit : ‘Mon coeur a acquis beaucoup de discernement’, (L’Ecclésiaste, 1, 16) ; ou encore : ‘C’est en son coeur que le sage accueille les commandements’, (Proverbes, 10, 8) ».
Puisqu’on ne saurait reproduire ici la réponse fournie par le rav, qui s’étend sur plusieurs pages, nous nous permettrons donc de résumer son propos…
Rappelant que le Rambam répertorie dans son « Séfer haMitsvot » que le premier des commandements consiste à croire en D.ieu, le rav Wassermann se demande comment il est possible d’obliger l’homme à… croire.
Puisqu’à première vue, s’il possède la foi, rien ne sert de l’obliger à croire. Inversement, si au contraire la foi n’habitait pas son coeur, rien ne lui permettrait d’y accéder, et certainement pas l’obligation raisonnée de croire ! « Ainsi, écrit le rav El’hanan, bien que la foi appartienne aux commandements auxquels est obligé l’enfant qui atteint l’âge adulte - 13 ans pour le jeune homme et 12 pour la jeune fille (Traité talmudique Nida, page 45/b) - malgré tout, même les plus grands philosophes ne purent en comprendre le sens profond.
Comme c’est le cas d’Aristote au sujet duquel le Rambam témoigne - dans la lettre qu’il adressa à Rabbi Chmouel Ibn Tibon - qu’il avait atteint un niveau de compréhension juste en deçà de la prophétie (…). Or malgré tout, même celui-ci ne parvint pas à saisir les principes élémentaires de la foi authentique. S’il en est ainsi, comment comprendre que la sainte Torah puisse obliger les enfants à concevoir avec leur jeune esprit ce qu’Aristote lui-même ne parvint pas à comprendre ? D’autant que nous savons pertinemment que ‘D.ieu ne place jamais ses créatures devant des épreuves insurmontables’, (Traité talmudique Avoda Zara, page 3/a)… ».
Le plus petit des désirs a la capacité de corrompre la
plus implacable des logiques !
Le rav Wasserman résout alors cette contradiction en expliquant - à partir du verset qui stipule : « N’accepte pas de corruption, car elle obscurcit les yeux des sages » (Devarim, 16, 19) - que tous les hommes sont concernés par cet interdit, le plus sage comme le plus intègre d’entre eux. Or, ce texte est sans ambiguïté : accepter la moindre forme de corruption, c’est nécessairement affecter notre propre vision des choses, au point de ne plus être capable de juger en toute équité.
Et même s’il peut paraître difficile d’admettre qu’à cause d’un profit minime qu’ils auraient pu recevoir d’un plaignant, Moché et Aharon aient vu leur compréhension des choses se transformer du tout au tout, le verset pourtant est formel quand il affirme : « Le témoignage de D.ieu est digne de foi », (Psaumes, 19, 8).
Nous sommes donc bien dans l’obligation de reconnaître qu’il s’agit là d’une nécessité inhérente à la nature humaine, à savoir que la volonté influence la pensée logique. Au point qu’il ne serait pas faux de dire que tout est fonction du rapport de puissance qu’entretiennent l’intelligence et le désir. Ainsi, bien que la plus petite des volitions n’agira qu’en partie sur une chaîne de raisonnements irréfutables, elle influencera en revanche considérablement une réflexion hypothétique, et à plus forte raison encore si cette volonté se fait plus puissante…
Car il est impossible qu’une telle influence reste sans effets, le plus petit des désirs ayant la capacité de corrompre la plus implacable des logiques ! C’est ce qui ressort en effet du Traité talmudique Ketouvot, (page 105/b) où l’on peut lire qu’à cause d’un minuscule profit que les juges avaient pu tirer d’un plaignant, leur jugement s’en trouva aussitôt affecté, où point où ils furent « toujours capables de trouver un nouvel argument [en faveur de cet homme] ». C’est à ce propos que nos Sages ont affirmé : « Que pourrisse l’esprit de celui qui accepte la corruption ».
Car un homme « sous influence » n’a plus les moyens de reconnaître la vérité dès que celle-ci contredit son désir (ou ses avantages). Car il est comme enivré à cette idée. Et ainsi saoulé, même le plus sage des hommes perd toute sa sagesse ! Il n’y a donc plus aucune raison de s’étonner devant ces philosophes qui nient le fait que le monde puisse résulter d’un acte créateur, puisque c’est en fonction de la puissance de l’intelligence que croît en eux la recherche des plaisirs de ce monde dont l’influence a le pouvoir de décider de leur faculté à discerner le vrai du faux.
Car il n’est donné à l’homme la possibilité de reconnaître la vérité que pour autant où il n’est en rien influencé par la réalité qu’il juge. En revanche, si sa perception du vrai contredit son désir, alors même l’intelligence humaine la plus profonde n’est plus en mesure de guider sa perception du monde…
Les anges de D.ieu
Tel semble être en filigrane l’enseignement de l’injonction de la « vache rousse » : si le savoir et la foi sont intimement liés, c’est bien parce qu’aucune discipline intellectuelle ne saurait se détacher du fond passionnel qui la sous-tend. Et qu’à ce titre, seul un profond et véritable travail sur soi permet à l’homme en quête de la connaissance de se débarrasser des influences extérieures, des attraits de ce monde et de ses passions ; et ce, afin de devenir le dépositaire authentique de la Révélation.
Le déni du caractère métaphysique de la vérité – l’athéisme et le reniement des principes de base de la foi – ne sont donc en rien provoqués par une déficience intellectuelle, mais trouvent au contraire leur origine dans une indisposition de la subjectivité qui, cherchant l’autolégitimation de son propre moi (à travers la poursuite égoïste des plaisirs), détourne la pensée de son droit chemin… et l’aveugle !
Nous comprenons maintenant pour quelle raison le Talmud enseigne : « Et vous ne suivrez pas vos coeurs » (Bamidbar, 15, 39), verset qui désigne l’athéisme. Puisqu’il est demandé à l’homme de maîtriser et de retenir ses passions afin que son esprit se libère des faux désirs, et qu’il soit ainsi en mesure d’adopter une ferme résolution face à la vérité.
De même, l’affirmation précitée du Rambam ne fait plus difficulté, dès que l’on saisit en quoi l’obligation de croire en D.ieu consiste précisément à ne pas laisser la préséance aux passions sur la raison. Car, débarrassée de ses oripeaux, la foi appartient au régime des évidences, sans qu’elle ne nécessite le moindre effort intellectuel pour l’atteindre. Il suffit de retirer les facteurs qui la font disparaître – à savoir l’influence du désir sur l’intelligence - pour que naturellement elle surgisse.
Lorsque le Midrach précité nous rappelle que nous pouvons avoir confiance dans la sagesse des nations, c’est donc - comme nous l’avons dit - en regard de cette réciprocité nécessaire qui affirme : « Si l’on te dit que la Torah est présente parmi les nations, n’y crois pas ». Car le caractère métaphysique de la Révélation, cette surdétermination consignée dans le concept de ‘Hok (l’injonction pure) est par excellence le lieu de distinction (havdala) du peuple juif : cette épreuve de la vérité par laquelle il a su montrer l’importance accordée à la maîtrise de la structure passionnelle de son humanité et à la mise en place d’une véritable « intelligence du coeur ».
Les Sages d’Israël sont en effet dénommés les « anges de D.ieu » et, comme l’enseigne le Traité talmudique Méguila (page14/a), les prophètes d’Israël étaient à l’époque du Temple aussi nombreux que le furent les Hébreux lors de la Sortie d’Egypte, tandis que n’ont été retenues dans l’écrit que les prophéties qui s’adressaient aux générations à venir... Une autre manière de comprendre cette sentence des Pirké Avot (chapitre 6, Michna 2) qui stipule : « Il n’y a d’homme libre que celui qui étudie la Torah »…
Par Yehuda Ruck