Le Shabak, le service de sécurité intérieure israélien, connaît le point faible de Mohammed Deïf : sa famille. L’été dernier, au plus fort de l’opération « Bordure protectrice », énième épisode du conflit israélo-palestinien, un informateur leur apprend que le chef de la branche militaire du Hamas à Gaza vient de sortir de sa planque pour rendre visite à son épouse et son jeune fils. Un tir de missile détruit immédiatement le domicile familial, tuant la femme et l’enfant, mais le corps de l’homme recherché depuis près de vingt ans reste introuvable...
Une dizaine de mois plus tard, début mai, au moment précis où les autorités israéliennes admettent officiellement que ce diable de Mohammed Deïf est toujours vivant, l’équipe de la série « Fauda » est réunie dans une boîte de nuit de Tel-Aviv pour fêter la projection du dernier épisode de la première saison. Le scénario – troublante coïncidence – semble directement calqué sur l’actualité : la traque d’un responsable du Hamas en Judée-Samarie par une équipe d’agents israéliens infiltrés côté palestinien.
Certes le personnage, Abu Ahmed, dit la Panthère, est un terroriste confirmé qui prépare un méga attentat au gaz sarin, mais c’est aussi un mari et un père aimant.
Son épouse, qui lui cause presque autant de soucis que ses poursuivants, voudrait fuir le chaos (« fauda » en arabe) moyen-oriental pour refaire sa vie en Europe. Quant à Doron Kavillio, le super-flic lancé à sa poursuite, il n’est pas mieux loti : sa femme le trompe avec l’un de ses coéquipiers et son obsession d’éliminer Abu Ahmed lui fait perdre tout repère.
Mélange de « 24 Heures chrono » pour le rythme et de « The Shield » pour la façon de brouiller le bien et le mal, le scénario propose un ingrédient très local : l’effet de réel.
Après tout, la Judée-Samarie, où ce jeu mortel du chat et de la souris se joue depuis plusieurs décennies, n’est qu’à une trentaine de minutes de voiture de l’hédoniste Tel-Aviv !
Diffusée le dimanche soir par le câblo-opérateur Yes, « Fauda » a rencontré en Israël un succès considérable. Un phénomène qui a également touché les Palestiniens : le Hamas lui a consacré pas moins de trois articles sur son site internet, et le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas se serait montré un téléspectateur assidu.
Depuis, la chaîne américaine HBO s’est dite intéressée et plusieurs diffuseurs européens négocient les droits de diffusion.
« C’est une réussite totalement inattendue », admet Maria Feldman, la productrice de « Fauda », également à l’origine de « Hatufim », le carton israélien sur lequel est calqué « Homeland ». « D’autant que pour un public israélien, la série cumule a priori les handicaps : elle est diffusée sur une chaîne payante, il n’y a aucune vedette au casting et la majorité des dialogues sont en arabe. »
Mais ce qui a frappé, avant tout, l’opinion publique, c’est la normalité du héros Abu Ahmed : jamais jusqu’alors un Palestinien responsable de la mort de dizaines de civils n’avait été représenté, dans une fiction israélienne, autrement qu’en assassin sanguinaire.
Un tabou dans une société encore meurtrie par les attentats kamikazes de la seconde Intifada, au début des années 2000. Mieux, en se concentrant sur le combat à mort entre la Panthère et Doron, « Fauda » évite de prendre parti pour ramener cet insoluble conflit à ce qu’il est réellement : l’affrontement de deux légitimités.
« La série poursuit la réflexion ouverte par ‘Hatufim’ sur l’héroïsme et la virilité : qu’est-ce qu’être un homme dans un environnement où l’on attend que vous vous conduisiez en héros ? », résume Yael Munk, historienne du cinéma, qui enseigne à l’Université ouverte d’Israël :
C’est une question à laquelle on est forcément confronté dans un pays où destin privé et destin national sont si étroitement liés. »
Cette subtilité dans l’écriture doit beaucoup à l’expérience d’Avi Issacharoff, le coscénariste. Journaliste respecté, parfaitement arabophone, il a suffisamment parcouru les territoires palestiniens au cours des quinze dernières années pour savoir que le même dirigeant du Hamas ou du Fatah, qui promet la destruction d’Israël, peut se transformer, une fois l’interview terminée, en hôte charmant. Il explique :
Cette dualité entre le discours militant et la personnalité de chacun est quelque chose que les Israéliens ignorent totalement. La plupart n’ont jamais de contact avec les Palestiniens. »
L’autre ressort de la fascination qu’exerce « Fauda » sur son public tient au fait qu’elle lève le voile sur les méthodes des mistaravim, ces soldats en civil, qui, comme Doron Kavillio, s’infiltrent au coeur des villes palestiniennes pour capturer un suspect sans attirer l’attention.
Là encore, la série puise aux meilleures sources puisque Lior Raz, l’acteur qui tient le rôle principal et a coécrit le scénario avec Issacharoff, est lui-même un vétéran de l’une de ces unités secrètes. Une période sur laquelle il rechigne à revenir, préférant souligner l’accueil oecuménique reçu par la série.
« En l’écrivant avec Avi, nous nous demandions qui allait nous tomber dessus en premier : les juifs, les Arabes, les gauchistes, les mecs de droite. C’est un sujet si sensible…, confie-t-il. Mais à notre grande surprise, ils ont tous aimé. Tous ! »
Sans cet équilibre des points de vue, « Fauda » n’aurait probablement pas vu le jour.
Très à cheval sur la façon dont les Palestiniens sont montrés à l’écran, les acteurs arabes israéliens qui composent la moitié du casting ont dû surmonter les a priori de leur propre communauté. D’autant que le tournage de la première saison, en juillet et août derniers, s’est déroulé dans un climat bien peu propice à l’harmonie judéo-arabe : au même moment, Tsahal et le Hamas s’affrontaient durement dans la bande de Gaza.
Entre deux courses aux abris pour se protéger des tirs de roquettes, l’équipe de « Fauda » a pourtant tenu bon. « Peut-être est-ce justement à cause de ces circonstances dramatiques, mais l’ambiance du tournage était vraiment harmonieuse », se souvient Maria Feldman, la productrice.
Tout avait pourtant failli basculer à la fin juillet, au moment de filmer les scènes d’action à Kfar Qassem.
L’offensive terrestre de Tsahal dans Gaza avait débuté deux jours avant, les morts s’accumulaient, et la production s’inquiétait des réactions des habitants de ce gros village arabe israélien, situé à la frontière de la Cisjordanie, dans ce contexte d’extrême tension. Sentant poindre la rébellion, Maria Feldman avait alors tenté un coup de poker : dans un mail envoyé à l’ensemble de l’équipe, la veille du tournage, elle prévenait que ceux qui souhaitaient quitter l’aventure étaient libres de le faire. Le lendemain, tout le monde était présent.
Hadrien Gosset-Bernheim
Source Tribune Juive