Les élections municipales ont accusé un recul du parti islamiste au pouvoir dans les grandes villes de Turquie, malgré les pressions de tout gabarit exercées par le président Erdogan qui a fait campagne 102 fois en 50 jours. Il se pourrait que ce recul marque un changement aux prochaines élections législatives. Il n'en demeure pas moins que le président Erdogan a enclenché un virage radical en politique étrangère qu'il sera difficile de surmonter........Décryptage........
La Turquie est membre de l'OTAN depuis 1952. Candidate à l'Union européenne en 1992, elle avait amorcé un processus de démocratisation et de libéralisation. Durant le Printemps arabe en 2011, la Turquie était présentée comme un modèle de démocratie islamiste, les avancées de la démocratie et de l'économie allant de pair.
Or, tel n'est plus le cas depuis que le président Erdogan a abandonné les réformes démocratiques: il contrôle les médias et tout l'appareil gouvernemental dont la justice.
Aujourd'hui, la Turquie est qualifiée de pays d'abus des droits de la personne, d'atteinte à la liberté de pensée et à la liberté de presse.
Une politique étrangère péremptoire
Les ambitions «ottomanes» d'Erdogan se heurtent à de nombreux obstacles dont il est en grande partie responsable.
Si ce n'est son obsession antikurde, il est difficile de comprendre les orientations stratégiques de son imprévisibilité.
La politique étrangère a misé sur l'opposition syrienne alors que le régime dictatorial du président Assad semble bien sortir vainqueur de la guerre civile.
Les opérations militaires turques Bouclier de l'Euphrate (pour briser la continuité territoriale des régions kurdes au Nord-ouest de la Syrie) et Rameau d'olivier (pour occuper l'enclave kurde d'Afrin) ont coûté près d'un milliard de dollars et les conditions du retrait des forces turques sont loin d'être claires.
Les conférences pour la paix en Syrie qui se sont tenues à Astana et à Sotchi sous l'égide de la Russie n'ont pas été un succès, car l'opposition syrienne en fut absente et les zones d'influence qui y ont été délimitées entre la Russie, la Turquie et l'Iran ne sont pas restées imperméables.
Dans les faits, la Russie joue de temps à autre la carte pro Kurde pour mieux subjuguer Erdogan.
Le président turc remet également en question la souveraineté grecque sur plusieurs îles de la Méditerranée orientale, car «les frontières légales ne sont pas celles du cœur».
En visitant le Kosovo en 2013, il a déclaré: «le Kosovo c'est la Turquie et la Turquie c'est le Kosovo.»
Lors de la commémoration de la bataille de Gallipoli, et à la suite du massacre perpétré à Christchurch en nouvelle Zélande, il a proféré les menaces suivantes à l'adresse des Néo-Zélandais et Australiens: «Vos grands-parents sont venus... et sont retournés dans des cercueils. N'ayez aucun doute que nous vous renverrons comme vos grands-parents.»
La Turquie s'est aliéné l'Égypte en soutenant les Frères musulmans tout en collaborant avec le Qatar qui est boycotté par l'Égypte et les autres États du Golfe.
Erdogan instrumentalise la haine d'Israël, mais son discours anti israélien doit coexister avec l'augmentation substantielle des échanges avec Israël, seul pays de passage sûr en direction des États du Golfe.
En outre, Erdogan ajoute que la démocratie est incompatible avec les médias.
L'éloignement du camp occidental
Erdogan menace de laisser passer en Europe des centaines de milliers de réfugiés syriens et reçoit plusieurs milliards de l'Union européenne pour que ces réfugiés restent en Turquie jusqu'à ce que la crise syrienne ait été résolue. L'Union européenne continue d'émettre des réserves sérieuses au sujet des carences de la Turquie en matière de démocratie.
Bien des pays européens ont refusé que des officiels turcs viennent y faire leur campagne électorale auprès des minorités turques.
Les slogans antioccidentaux caustiques ne suffiront pas pour réparer les liens avec l'Union européenne et les États-Unis, qui constatent à quel point la Turquie s'éloigne de leurs intérêts et de leurs valeurs.
Pour le président français Macron, «le projet chaque jour réaffirmé du président turc... est un projet panislamique régulièrement présenté comme antieuropéen, dont les mesures régulières vont plutôt à l'encontre de nos principes.»
Le poids géopolitique de la Turquie
L'armée turque constitue 10% du personnel de l'OTAN, mais elle est grandement affaiblie par les purges importantes auxquelles Erdogan s'est livré après l'échec du putsch de 2016.
La Turquie héberge une base aérienne de l'OTAN à Incirlink où sont entreposés des bombes nucléaires ainsi qu'une station radar anti missile à Malatya.
L'OTAN et les États-Unis voient mal l'acquisition d'un système antiaérien russe S-400 pour un montant de deux milliards de dollars qui poserait des problèmes de compatibilité avec les systèmes d'armement de l'OTAN.
La livraison d'avions furtifs F-35 à la Turquie a été suspendue.
Plus inquiétant encore est l'exode des intellectuels et des fortunés de Turquie qui ne se reconnaissent plus dans la Turquie d'Erdogan et craignent tout spécialement le manque d'éthique de la branche judiciaire actuelle.
L'an passé, 26 000 Turcs ont demandé un statut de réfugié à l'étranger. Plus d'un quart de millions de Turcs ont émigré en 2017, ce qui constitue une augmentation de 46% par rapport à l'année précédente.
La fuite des cerveaux et des capitaux turcs va avoir un effet néfaste sur le développement du potentiel humain et sur la modernisation de la Turquie.
La croissance économique turque surchauffée par des projets grandioses s'essouffle.
L'OCDE prévoit que la croissance économique va passer de 0,4% à -1,8%. Présentement, l'inflation atteint 20%, le taux de chômage est de 13,5%, les investissements étrangers se font timides et la lire turque a chuté de 30% en 2018.
À cette réalité économique s'ajoute le malaise créé par le limogeage de 150 000 fonctionnaires et militaires et l'emprisonnement sans jugement de plus de 75 000 personnes depuis le putsch raté de juillet 2016.
Vers l'impasse
La rhétorique antioccidentale cultive le sentiment victimaire en raison d'une présumée conspiration islamophobe. À la suite de l'annonce du retrait des troupes américaines de Syrie, Erdogan s'est dit prêt à envahir le Nord de la Turquie pour y délimiter une zone de sécurité et éliminer les «terroristes» kurdes.
De nombreux appels émanant de leaders occidentaux pour la protection des Kurdes qui ont contribué à la victoire contre l'État islamique ont tempéré le discours américain.
Erdogan fait penser à un cavalier qui virevolte en voulant occuper sans compétition la piste d'un bal quitte à interpréter une chorégraphie polyrythmique: il écrase cruellement les pieds des Kurdes pour les écarter de la piste; joue un tango suggestif en alternant la partenaire russe dont il convoite les missiles anti aériens S400, et la partenaire américaine dont il envie les avions furtifs F35.
Il fait des entrechats devant le Qatar dont il brigue les largesses et un nez à nez avec l'Iran pour ne pas lui tourner le dos, posture qu'il réserve au dictateur syrien.
Il se livre à des simagrées devant Israël pour impressionner les masses arabes, des pieds-de-nez à l'Égypte pour stimuler les Frères musulmans et une danse du ventre épicée d'un strip-tease devant l'Arabie en infusant chaque jour de nouveaux détails scabreux sur l'assassinat du journaliste saoudien Khassoghi; il retient une contredanse tout en lorgnant en direction des millions de Turcs installés en Europe qu'il veut fidéliser par ses contorsions anti-occidentales. Et pendant ce temps-là, la Syrie et les Syriens se font donner le bal.
Le Moyen-Orient est un voisinage problématique. Bien des pays sont déstabilisés par la direction changeante de la girouette politique turque, compte tenu des décisions surprise du président Trump.
La Turquie du président d'Erdogan est un facteur d'instabilité supplémentaire dans une région déchirée par les conflits.
Par David Bensoussan
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