Elle est la voix la plus écoutée du judaïsme libéral. Delphine Horvilleur, l'une des trois femmes rabbins de France, nous parle de la place accordée aux femmes dans toutes les religions, de celles qui l'ont construite, et du lien qu'elle a étudié entre antisémitisme et misogynie.......Interview........
12h30, dans son restaurant QG du Marais. Sur la table dressée, son nouvel ouvrage, Réflexions sur la question antisémite (Grasset), au titre miroir de l'essai de Sartre, Réflexions sur la question juive.
Delphine Horvilleur retourne la focale en explorant l'antisémitisme, et sa perception dans les textes sacrés.
On ne viendra pas à bout de la haine des juifs, écrit l'essayiste de 44 ans, mais on peut choisir la résilience - elle s'apprend - à la position victimaire. On peut s'armer contre l'antisémitisme, aussi contre la misogynie. Et ce livre est une arme de réflexions massive.
Marie Claire : Bonjour Delphine Horvilleur. D'ailleurs, il faut dire "Bonjour Madame le rabbin" ou "Madame la rabbine" ?
Delphine Horvilleur : Madame le rabbin. Quand j'ai commencé à officier, j'avais conscience qu'en disant "rabbine", on pensait plutôt à l'épouse du rabbin.
Mais j'ai remarqué que les enfants de ma synagogue, eux, disent tous "rabbine". Pour eux, c'est évident que je ne suis pas la "femme de", puisqu'ils n'ont connu qu'une femme dans ce rôle religieux.
En fait, je n'ai pas vraiment de religion là-dessus. Je comprends très bien l'argument de ceux qui pensent que les mentalités ne changent que si le langage change.
Mais je trouve ça toujours plus intéressant - et c'est un sujet philosophique plus large - de faire avec un héritage.
De se dire : Je suis héritière de ce monde là, où les femmes ont été en périphérie pendant très longtemps. Qu'est-ce que je fais maintenant avec cette tradition ?
Comment démarre-t-on sa carrière de rabbin sans modèle féminin auquel s'identifier ?
Il n'y avait pas mille modèles, mais il y avait Pauline Bebe, encore rabbin aujourd'hui, qui a été ordonnée en 1990.
Je lui suis très reconnaissante du chemin qu'elle a ouvert. Je crois qu'elle a fait face à des réticences beaucoup plus fortes que celles que je rencontre vingt ans plus tard.
Donc vous en rencontrez encore, des réticences ?
Oui, mais ce n'est pas étonnant. Dans toutes les traditions religieuses, la femme est le sujet sensible.
On ne fait pas de place aux femmes, sauf si elles acceptent d'être purement dans un rôle défini pour elles : un rôle d'épouse, un rôle maternel.
Du fait de la présence de quelques artistes et intellectuels à vos offices et vos ateliers de commentaires hébraïques, il y a cette étiquette qu'on vous colle, celle de "rabbin des people". Elle vous dérange, elle vous inquiète ?
Je me fiche un peu de la formule, mais je me méfie.
Ceux qui ont une forte résistance au rabbinat féminin vont chercher des angles d'attaque : ils disent que je suis rabbin des people, ou alors, ils rappellent que j'étais mannequin.
J'avais 17 ans, c'est une chose complètement anecdotique dans ma vie. J'ai plus été serveuse ou vendeuse en job d'été que mannequin. Mais on le répète, comme pour dire que tout ça, finalement, ce n'est pas vraiment sérieux, profond...
C'est une façon de dénigrer la possibilité pour les femmes d'être rabbin, et cela dit quelque chose : les femmes sont toujours ramenées à leur corps ou à leur superficialité - parce que people veut dire superficiel, grosso modo, je perçois très bien le sous-entendu.
Le 10 décembre dernier, vous étiez invitée à Troyes, pour participer à une conférence sur le rabbin Rachi, et sur son féminisme. La présence de femmes rabbins permet-elle aujourd'hui de relire les textes religieux sous un prisme féminin ?
La ville de Troyes est connue pour être celle de Rachi, le plus grand commentateur des textes juifs à travers les siècles. Rachi avait trois filles, pas de garçon.
Et l'on sent bien dans son héritage qu'il avait un souci particulier pour l'érudition des filles. Au Moyen-Âge !
L'accès des femmes à un leadership et au savoir religieux, est perçu aujourd'hui comme une révolution.
Mais c'est quelque chose qui a existé, qui a été valorisé à un moment de l'Histoire, et qui a été comme étouffé. Tout à coup, l'actualité, la présence de femmes, leurs lectures, ramènent des éléments d'Histoire qui avaient été comme masqués.
C'est l'image du palimpseste : ce tableau derrière lequel un autre tableau est peint, mais il y a cette couche supérieure qui est tout ce que l'on voit. Si vous commencez à gratter la peinture, vous vous rendez compte qu'il y a d'autres couches derrière, qui parfois décrivent et racontent autre chose.
On est à un temps où on a la possibilité de gratter le palimpseste, de gratter cette première couche, et de se rendre compte que les voix féminines qu'on nous disait absentes des textes, ont existé et ont été couvertes des voix des conservatismes.
Aujourd'hui, ces voix féminines, on les découvre et on les dé-couvre, littéralement.
Vous réjouissez-vous de ce "female gaze" posé sur ces textes ?
Oui, et en même temps, j'expérimente souvent le danger de ce concept. Car il y a aussi ceux qui pensent que mon être féminin fait tout.
Ceux qui pensent que le fait d'être une femme rabbin fait de moi quelqu'un de beaucoup plus à l'écoute, empathique, doux, maternel... Ça peut être enfermant.
Je connais énormément d'hommes rabbins qui ont une capacité d'écoute merveilleuse, et j'ai rencontré d'autres femmes rabbins qui étaient assez belliqueuses et qu'on qualifierait - avec beaucoup de clichés - de "viriles". Je trouve que ça ne sert pas la cause que de s'imaginer qu'un regard de femme est toujours un regard féminin.
Et à propos des textes du judaïsme, on me dit parfois : "Ah, vous devez vous identifier à Sarah, Rebecca, Rachel, Léa..." Pas forcément ! Je comprends aussi les problématiques que va rencontrer Abraham, et je peux aussi m'identifier à lui.
Pourquoi ce livre sur l'antisémitisme, pourquoi maintenant ?
Je le portais en moi depuis longtemps. Quand on s'intéresse à l'identité juive, on ne peut pas faire l'économie de s'intéresser aussi à ce qu'elle suscite, à l'acharnement antisémite à travers l'Histoire, à sa résurgence permanente, au fait qu'il ne passe jamais de "mode" et d'actualité.
Ces dernières années, la verbalisation plus forte et les passages à l'acte m'ont forcée à m'y plonger entièrement, et de façon différente.
Car des livres sur l'antisémitisme il y a en a eu plein : sur l'histoire de l'antisémitisme, sur la psychanalyse, la sociologie, ou la politique des antisémites...
Mon outil, c'était l'étude de textes. Je trouvais intéressant de savoir que les rabbins et les sages se sont intéressés très tôt à la haine qu'ils suscitaient - qui n'avait en réalité rien à voir avec eux, mais tout à voir avec une sorte de pathologie, de symptôme, d'allergie à l'autre qui s'empare de certains esprits.
Il y a un propos dans votre livre qu'on ne retrouve pas dans les autres lectures sur le sujet. Vous, vous écrivez que l'antisémite a un problème avec sa virilité.
Oui, ça m'a troublée pendant mes recherches. Tout au long de l'Histoire, il y a un lien permanent entre misogynie et antisémitisme. On a reproché aux femmes et aux juifs les mêmes choses.
D'aimer l'argent ou le pouvoir, d'être des parasites de société, de représenter une sorte de saleté ou de contamination, ou encore d'être hystérique. La figure de la femme et celle du juif, représentent, l'une comme l'autre, pour celui qui les rejette, la porosité du monde, le fait qu'il y ait en moi du même et de l'autre à la fois.
Ils sont comme moi mais pas tout à fait comme moi. Leur présence, face à moi, représente toujours le risque, quelque chose en moi de l'ordre d'une faille.
À l'été 2017, vous avez été invitée par la famille de Simone Veil à réciter le kaddish* à ses obsèques. Un an plus tard, vous avez prononcé un hommage poignant à Marceline Loridan-Ivens lors de ses funérailles. Aujourd'hui, vous dédiez votre nouvel ouvrage à leur mémoire, à ces deux "filles de Birkenau qui nous ont appris à vivre".
Ces femmes ont beaucoup compté pour moi. J'ai l'impression qu'elles ont réussi à offrir un modèle à notre génération. Elles sont des guides dans mon identité humaine, féminine, citoyenne, et juive.
J'aime l'idée et l'image des générations qui se tiennent la main. Marceline vient de nous quitter... Marceline, c'était le culot, l'humour, et la colère.
Je pense que Dieu a dû passer un sale quart d'heure face à elle... Elle était hors-norme. Elle était comme sa chevelure : indomptable.
* Le kaddish est une prière connue et récitée - pas seulement - lors des cérémonies funéraires juives.
« Réflexions sur la question antisémite », Grasset, 154 p., 16 €.
Source Marie Claire
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