Les spoliations n'en finissent pas de faire des cercles concentriques dans la période contemporaine. Après l'affaire Bauer, autour d'un Pissarro, ou l'affaire Gimpel, autour de deux tableaux de Derain, un autre Pissarro va se trouver au cœur d'un bras de fer juridique.
Il opposera Léone Meyer, fille adoptive de Raoul, dirigeant des Galeries Lafayette de 1944 à 1970, et le musée d'Oklahoma, aux États-Unis. Il se déroulera à partir du 8 décembre, devant les tribunaux français.
En jeu : le maintien en France de La bergère rentrant des moutons, acquis par Raoul Meyer dans les années 30 et actuellement exposé au musée d'Orsay. Et l'aboutissement d'une longue quête pour Léone, âgée de 81 ans, au nom de son père, et de la réparation que l'histoire lui doit.
La toile de Pissarro faisait partie d'une collection d'œuvres d'art rassemblée par cet amateur d'art juif éclairé.
Sous l'Occupation, le couple Meyer trouve refuge dans une famille de fermiers du Cantal, et Raoul entre dans la résistance.
Il tente de mettre à l'abri ses biens dans un coffre du Crédit foncier de France, à Mont-de-Marsan. Mais le coffre est pillé par les Allemands, en 1941, et la collection est dispersée dans des conditions opaques, comme le sont à l'époque nombre d'autres œuvres d'art appartenant à des juifs.
En deux ans, plus de 200 collections seront ainsi volées, et dispersées grâce à la complicité d'une nuée d'intermédiaires et de marchands d'art véreux.
De main en main
Après-guerre, Raoul se lance dans des recherches pour retrouver sa collection d'impressionnistes.
Il repère la Bergère en Suisse, en 1951. Mais l'homme d'affaires a beau intenter un procès à celui qui le détient, les tribunaux helvètes estiment qu'il y a prescription, et refusent sa restitution.
Puis, le tableau est acquis par un autre marchand, l'américain David Finlay, personnage assez trouble que l'on croisera dans une autre affaire de spoliations juives, celle de la Cueillette des Pois (Bauer contre Toll). En 1957, un couple de collectionneurs Aaron et Clara Weitzenhoffer, l'acquiert à son tour à New York auprès du galeriste.
À la mort de sa femme en 2000, Aaron Weitzenhoffer lègue 33 tableaux impressionnistes au musée Fred Jones Jr de l'Université d'Oklahoma, dont La bergère rentrant des moutons.
«À l’époque, aucune recherche en provenance n'a été faite par le musée américain, qui en avait l'obligation» s'étonne Ron Soffer, avocat de Madame Meyer. Le tableau figure pourtant dans le répertoire des biens spoliés, publiés dès 1947, lequel était déjà accessible.
Un jour de 2012, Léone repère le Pissarro sur Internet. Elle décide donc d'intenter une première action judiciaires contre l'Université d'Oklahoma, afin de récupérer le Pissarro de son père.
Un long bras de fer
Au terme d'un premier long bras de fer, l'Université américaine consent finalement à un règlement amiable, en février 2016.
Il est assorti d'un accord inédit : si l'Université reconnaît la propriété des Meyer, il est prévu que La bergère soit exposée dans un musée français, en l'occurrence Orsay, pendant cinq ans, puis qu'elle fasse la navette tous les trois ans entre Paris et l'Oklaoma. Une clause assez étrange prévoit enfin que, de son vivant, Léone Noëlle Meyer doit léguer la toile à un musée français, qui devra respecter les allers et retours du tableau.
Depuis lors, Léone Meyer voudrait en faire don au musée d'Orsay - lequel a jusque-là refusé, au motif que les rotations prévues sont compliquées à organiser et dangereuses pour le tableau.
Il lui faut pourtant trouver une solution. Car sinon, à son décès et selon l'accord de 2016, «le tableau sera transféré de manière permanente au programme US art dans les ambassades» américaines.
L'histoire pourrait ne pas s'arrêter là, grâce à un arrêt de la cour de Cassation datant de juillet 2020 . «Dans le procès mené par les Bauer contre les époux Toll, autour d'un autre Pissarro également volé sous l'Occupation, la Cour a estimé que les ventes de biens spoliés sous l'Occupation, y compris successives, et y compris lorsqu'elles ont été faites de bonne foi, devaient être déclarées nulles» rappelle Ron Soffer.
Autrement dit, l'achat de La Bergère rentrant ses moutons en Suisse dans les années 50, puis à New York, est nul. Et le don des Weitzenhoffer, en 2000, également.
Sur cette base, Léone Meyer et son avocat espèrent arriver à faire casser l'accord de 2016. Dans une déclaration publique, le président de l'Université d'Oklaoma, et celui de la Fondation, s'étonne de ce revirement «inexplicable», et met en avant leur «bonne foi».
Ils se disent par ailleurs prêts à affronter «cette menace injustifiée» devant les tribunaux américains et français. La Bergère n'est pas encore prête à rentrer au bercail.
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