Quand elle avait organisé l’enterrement de son mari, elle avait pensé à elle-même en faisant graver par avance sur la pierre tombale également son nom : "Lucie Destouches née Almansor, 1912-19.." sans penser un instant pouvoir franchir le siècle (et largement, de presque deux décennies).
L’information a été révélée par "Le Point" le 1er août 2018, la maison de Meudon, qui est actuellement dans un état de grande vétusté (sans entretien depuis plusieurs décennies), a été rachetée en viager l’année dernière, ce qui a permis à Lucette Destouches de rester habiter dans cette maison tout en percevant des revenus pour payer les trois personnes qui l’accompagnaient dans sa vie en raison de sa faible autonomie (ainsi que pour rembourser de nombreuses dettes à l’État).
Malgré le très grand nombre d’exemplaires vendus dans le monde de "Voyage au bout de la nuit" et de "Mort à crédit", l’ayant droit était ruinée ce qui a rendu obligatoire la vente de cette maison qui sera probablement détruite maintenant qu’elle est décédée (je m’avance peut-être, mais à quelques kilomètres de Paris, cela m’étonnerait autrement), ce qui ferait qu’elle subirait le même sort que la maison du grand musicien Pierre Henry qui n’avait été que louée du vivant de l’artiste.
Cette absence de fortune pouvait d’ailleurs expliquer le revirement assez incompréhensible de Lucette Destouches à la fin de l’année 2017, celui d’accepter la réédition des pamphlets odieusement antisémites de son mari d’avant-guerre.
Céline avait toujours refusé leur réédition après la guerre, et sa veuve avait toujours tenu à respecter cette dernière volonté. Si le 1er janvier 2032, en principe, toute l’œuvre de Céline tombe dans le domaine public en France, et donc n’importe qui pourra éditer et diffuser ses textes, et donc ses pamphlets, le droit moral de son œuvre reste imprescriptible.
Peut-être y aura-t-il alors une bataille judiciaire entre ses ayant droit et ceux qui ne manqueront pas d’éditer ces pamphlets (déjà disponibles au Canada puisque la loi canadienne donne un délai de cinquante ans et pas de soixante-dix ans après le décès de l’auteur pour tomber dans le domaine public), car violer la volonté de l’auteur pourrait paraître une violation de son droit moral à maîtriser son œuvre.
Il y a déjà eu des batailles judiciaires sur des adaptations cinématographiques contestées d’œuvres d’auteurs du XIXe siècle (en particulier de Victor Hugo il me semble). Ce n’est pas parce que l’œuvre est tombée dans le domaine public qu’on a le droit de la ridiculiser, de faire dire à l’auteur le contraire de ce qu’il disait, etc.
Pourquoi Céline a-t-il refusé cette réédition (qui a été finalement suspendue le 11 janvier 2018 par son éditeur Antoine Gallimard en raison des polémiques que son projet suscitait) ?
Parce qu’il savait que ses pamphlets étaient odieux, antisémites, haineux, et qu’ils pouvaient d’ailleurs être interdits, censurés par l’État comme des appels à la haine (il faut bien préciser qu’à ce jour, l’œuvre de Céline n’a jamais été censurée depuis la fin de la guerre).
Lucette Destouches a voulu perpétuer ce refus de réédition parce qu’elle l’aimait et que ses pamphlets ne lui correspondraient pas.
Elle expliquait d’ailleurs : « C’est par sa bonté, immense, qu’il m’a le plus touchée. ».
Rappeler les écrits nauséeux, même si, pour certains, au-delà du fond absolument puant (que peu soutiennent aujourd’hui, enfin, j’ose l’espérer !), ils ont été assez originaux sur la forme, dans le style (très célinien), c’est forcément ramener l’homme à son antisémitisme viscéral.
Bonté et haine, quel paradoxe ! Sa bonté était réelle, ne serait-ce que par ses choix professionnels. Médecin dans un dispensaire : « Il était médecin et non commerçant. » (mais certains ont évoqué un coup bas contre son prédécesseur pour prendre la place).
François Nourissier se contentait de dire : « Admirez Céline, ne le défendez pas ! ».
Je dois reconnaître que sur Céline, j’ai beaucoup évolué. Mon problème a été qu’à la première lecture, je n’accrochais pas du tout au style de Céline. Il a un style, ce qui est rare et en fait forcément un grand écrivain (reconnaître un écrivain par son style est une chose pas forcément très répandue), mais c’est un style que j’avais du mal à lire, comme si, jusqu’à l’orthotypographie, ses pointillés par exemple, il m’empêchait de le lire en langage courant, sans faire un effort de traduction dans le cerveau. Bref, je nageais mal dans Céline et parfois, je m’y noyais.
Mais cette première rencontre avec l’œuvre, pas avec l’homme, m’avait laissé plutôt indifférent jusqu’à ce que j’aie découvert les fameux pamphlets dont j’ai pu me procurer le texte (soit parce qu’il en existe encore des exemplaires de l’époque à Paris, soit autrement) et qui m’ont réellement horrifié. Céline n’a probablement tué aucun homme, en tout cas, après la Première Guerre mondiale (ce n’est pas sûr, car il est maintenant attesté qu’il a dénoncé certaines personnes, voir plus bas), mais il a insufflé dans l’esprit de nombreux de ses contemporains cette haine du Juif qui a rendu possible tout ce que la suite de l’histoire a hélas montré.
Je ne sais pas quels étaient les sentiments réels de Céline sur ses pamphlets après la guerre, mais comme c’était un homme de caractère, je pense qu’il se fichait pas mal des critiques (même celles quasi-unanimes). Je pense en revanche qu’il pouvait être traumatisé de ce que l’antisémitisme voulait dire à la sauce hitlérienne, avec le recul de l’histoire, et de ce à quoi ses pamphlets auraient pu contribuer.
J’invente peut-être, c’est très difficile de se mettre à la place de, et le témoignage de son épouse est trop partial pour être fiable pour établir la vérité historique : « À un moment donné, il a déclaré : "Il ne faut pas faire la guerre". Il a eu peur. Vous comprenez, quand on a subi comme lui le choc de 14, on n’a qu’une obsession : en finir avec les guerres. (…) Puisqu’il faut vous parler de cette malheureuse histoire juive, il n’a pas voulu les accuser car il ne souhaitait pas qu’on les inquiète. Lorsqu’il a écrit sur eux, il n’a jamais pensé à ce qui est ensuite advenu. » ("Pariscope", 1966).
L’antisémitisme de Céline pourrait ainsi se comprendre comme un pacifisme : les Juifs allaient être les responsables d’une prochaine guerre, il leur en voulait donc.
Malheureusement l’argument de Lucette Destouches manquait de crédibilité par ce qu’elle a ajouté juste à la suite : « D’ailleurs, il s’est rapidement aperçu que le problème juif était dépassé par la menace chinoise. »… Terrible phrase qui confirmerait ainsi Céline dans une sorte de racisme contre des boucs émissaires, quels qu’ils soient (Juifs, Chinois), et pourquoi pas …musulmans aujourd’hui ? En tout cas, c’est la fin délirante de "Rigodon", une France envahie par les Chinois.
La recherche des faits est cependant moins glorieuse pour Céline. Dans le livre "Céline. La race, le Juif. Légende littéraire et vérité historique" publié le 1er février 2017 (chez Fayard), Pierre-André Taguieff et Annick Duraffour ont déconstruit, sur 1 174 pages, le mythe célinien de l’apolitisme pendant la guerre qui pourrait se résumer à cette phrase écrite le 13 août 1946 dans une lettre de Céline (alors en prison) à Lucette Destouches, avec une inversion des rôles : « Le persécuté c’est moi. ».
Ce livre affirme qu’il est prouvé que Céline a dénoncé au moins six voire sept Juifs et deux communistes aux autorités nazies (souvent dans des articles publics ; furent concernés, entre autres, Robert Desnos, Charles Cros, et probablement Serge Lifar).
Ce livre a aussi proposé notamment quatre citations très éloquentes de Céline ou sur Céline, sur ce qu’il pensait réellement, hors de tout affichage public.
Une lettre privée à Marie Canavaggia, sa secrétaire littéraire, écrite le 26 octobre 1937 : « Je veux les égorger [les Juifs] (…). Lorsque Hitler a décidé de "purifier" Moabit, à Berlin (leur quartier de la Villette), il fit surgir à l’improviste dans les réunions habituelles, dans les bistrots, des équipes de mitrailleuses et par salves, indistinctement, tuer tous les occupants ! (…) Voilà la bonne méthode. ».
Et aussi ce témoignage du capitaine de l’état-major de l’armée allemande à Paris, Ernst Jünger, qui a retranscrit les propos tenus par Céline le 7 décembre 1941 à l’Institut allemand : « Il dit combien il est surpris, stupéfait que nous, soldats, nous ne fusillions pas, ne pendions pas, n’exterminions pas les Juifs. Il est stupéfait que quelqu’un disposant d’une baïonnette n’en fasse pas un usage illimité. (…)
"Si les bolcheviks étaient à Paris, ils vous feraient voir comment on s’y prend ; ils vous montreraient comment on épure la population quartier par quartier, maison par maison. Si je portais la baïonnette, je saurais ce que j’ai à faire". ».
Témoignage corroboré par Gerhard Heller, chargé de la censure : « Après m’être rendu chez lui, sur la butte Montmartre, nous allâmes ensemble dans un petit bistrot (…).
Céline avait déjà un visage ravagé et un regard halluciné, celui d’un homme qui voit des choses que les autres ne voient pas, une sorte d’envers démoniaque du monde. Nous avons parlé de littérature, mais je ne pus l’empêcher de se répandre en folles déclarations sur les Juifs que nous devrions exterminer un par un, quartier par quartier, dans ce Paris qu’il jugeait envahi et gangrené par la juiverie internationale. ».
Un projet d’article de George Montandon, prévu dans "La France au travail" mais pas publié, a rapporté aussi un témoignage sur les propos (privés) de Céline en août 1940 :
« Je viens de rencontrer Céline (…). Céline est déchaîné. (…) L’armée allemande a bien travaillé, soit ; mais les dirigeants allemands l’ font comme si savaient pas ce qu’ils veulent ! Les Juifs et les francs-maçons l’ comprennent que si on leur fait chier du sang ! (…) Est-ce qu’on vient pas de nommer Copeau au théâtre, un Juif ? Pourquoi est-ce qu’on l’a pas fusillé ? La Comédie-française et l’Opéra-Comique, c’est deux boîtes pleines de Juifs : pourquoi est-ce qu’on les fusille pas ? ».
C’est pourquoi il est difficile de rester sur cette seule réflexion d’un autre immense romancier André Gide, publiée le 1er avril 1938 dans la NRF n°295 : « Quant à la question même du sémitisme, elle n’est pas effleurée. S’il fallait voir dans "Bagatelles pour un massacre" autre chose qu’un jeu, Céline, en dépit de tout son génie, serait sans excuse de remuer les passions banales avec ce cynisme et cette désinvolte légèreté. » ("Les Juifs, Céline et Maritain").
La connaissance de ces pamphlets antisémitisme m’a laissé l’idée quasiment définitive que je ne pouvais que rejeter cet auteur pourtant grand de la littérature française, et cela malgré certains proches qui adorent Céline et ne sont pas haineux pour un sou.
C’est en essayant de mieux comprendre l’homme qu’il était que j’ai tenté de comprendre l’humanité qui l’habitait. Ce qui rendait d’ailleurs ses pamphlets encore plus surprenants.
Car ce genre d’homme, un peu anarchiste sur les bords, doté d’un grand savoir que j’ajouterais discret, très structuré dans la pensée mais volontiers négligent dans le comportement, la tenue, etc. (« Il ne pensait jamais à lui, ni pour son habillement, ni pour sa nourriture, ni pour son confort. Il ne voulait pas être aidé. Je ne lui ai jamais vu un moment de faiblesse. », a affirmé sa femme en 1966), car peu sensible aux paillettes de l’ambition et de la vénalité, plutôt humbles et ne cherchant pas la lumière, ni l’argent, ni le pouvoir, ni que sais-je encore, j’en ai connu aussi d’autres, et sans les connaître, on peut passer à côté d’une certaine grandeur d’âme.
Bon, je ne connaissais pas Céline, et je suis sûr qu’il n’était pas un saint (contrairement à ce qu’affirmait la fée Lucette qui comparait Céline à saint François d’Assise, saint Vincent de Paul et saint Jean la Croix, rien que cela !), mais en lisant certains témoignages, on peut arriver à faire un portrait humain très attachant, très touchant qui contraste terriblement avec la haine antisémite qu’il a exprimée avec véhémence pendant la guerre ou quelques années auparavant.
Entre autres, évidemment, le témoignage de Lucette Destouches : « Il était attaché à son travail, comme s’il avait vécu au Moyen-Âge. Il adorait les bâtisseurs de cathédrales qui faisaient un énorme travail et qui ne parlaient pas ! (…) Il souhaitait être anonyme, il ne voulait pas entendre autour de lui : "C’est Céline, c’est le grand". Il s’en fichait. La preuve ? C’est qu’il a pris le nom de Céline pour que l’on ne parle pas de Destouches. (…) Quand on le reconnaissait, il était malheureux. (…) Il n’avait aucune vanité, il n’aimait pas la gloire ; il aurait simplement aimé que les Français reconnaissent qu’il avait fait un effort en faveur de leur langue. » ("Pariscope", 1966).
Par exemple, il avait un jardin et il lui arrivait de s’occuper d’animaux qui passaient par là, parfois de les soigner le cas échéant. Ce que j’ai à peu près compris, c’est que Céline était un homme d’une très grande sensibilité, et c’est cette sensibilité qui a fait le moteur de son œuvre, dont se nourrissaient son écriture, et parfois sa haine. J’étais peu sensible à son style mais je suis sensible à sa sensibilité.
Cette sensibilité, sa femme en parlait beaucoup : « Il allait vers ceux qui étaient malheureux. Aussi, dans ce combat, il était tout seul. Il a hurlé, tant qu’il a pu, pour défendre les misérables. C’est vraiment ça, la vérité. Ici, on avait remarqué un pauvre type tout vieux, ce qu’on appelle un économiquement faible. On le voyait, tous les soirs, remonter la côte, de plus en plus courbé… avec un morceau de pain qu’il allait chercher sans doute assez loin. Eh bien, Louis pleurait sur cet homme-là. (…)
C’était son obsession, ce pauvre homme. (…) Les nécessiteux, eux-mêmes, étaient toujours très étonnés qu’il puisse leur consacrer quatre heures pour les soigner. Sa vie entière tourne autour de ces petites choses. Ce qui, dès lors, paraît extraordinaire, c’est qu’il ait pu bâtir une œuvre aussi importante, alors qu’il était obsédé par un enfant qui toussait, par un vieillard qui souffrait… » ("Pariscope", 1966).
Revenons justement à cette femme dédiée à son amour. La dépêche de l’AFP du 8 novembre 2019 évoque cette femme volontaire avec ces mots : « Lucette Destouches était lumineuse et drôle, discrète et originale. Ses cheveux blancs encadraient un visage aux traits longtemps épargnés par le temps, comme sa silhouette forgée par la danse, arrêtée à plus de 85 ans. ».
Lucette Destouches a suivi Céline dans sa traversée de l’Europe à la fin de la guerre, de 1944 à 1951, après l’Allemagne, ils sont arrivés au Danemark, Céline fut arrêté et mis en prison, puis libéré, et dans son "exil" de Meudon, Céline continuait à écrire. La dépêche de l’AFP précise notamment : « La vie auprès d’un génie n’est pas toujours drôle mais la danse aide Lucette à tenir. Anxieux perpétuel, ermite-clochard entouré d’animaux, Céline râle, ne sort pas, mange mal, se bourre de barbituriques. Silencieux, il est soudain capable de longues imprécations. ».
Dans un entretien avec Philippe Djian paru dans le "Magazine Littéraire" n°26 de février 1969, Lucette Destouches a raconté leur séjour au Danemark : « Céline fut incarcéré à Copenhague, il est resté deux ans dans le quartier des condamnés à mort.
Le ministre de la justice le relâcha après avoir lu "Les Beaux Draps", n’y trouvant pas les raisons nécessaires pour retenir un homme en prison. Ensuite, nous avons passé cinq ans, sous caution de notre avocat, en pleine forêt, à Klarskovgard, près de Korsör, dans la neige… une misère totale… sans eau, sans électricité, sur un sol de terre battue… un paysage triste et sauvage, seuls tous les deux.
Là, il a terminé "Féerie" qu’il avait commencé en prison. Durant ces cinq années, il se comportait comme un animal, se refermant sur lui-même ; et puis il écrivait, quand il en avait la force. Il était très malade ; il a eu la pellagre [maladie due à la malnutrition], perdu près de trente kilos… mais c’est surtout moralement qu’il fut le plus atteint…
Vous savez, Céline agrandissait tout, mais bien des fois, la réalité fut pire qu’il ne l’a dit… il avait deux paires de gants, des houppelandes à l’infini… et ça a duré cinq ans. » [En principe, l’ensemble du séjour au Danemark a duré cinq ans, de 1945 à 1951].
Précisons que le troisième pamphlet "Les Beaux Draps", rédigé de décembre 1940 à janvier 1941, fut mis à l’index par Pétain car il critiquait sa politique d’ordre moral.
Lorsque, de retour du Danemark, le couple s’installa à Meudon, en 1951, Lucette Destouches proposa des cours de danse classique à leur domicile (parmi ses élèves, Ludmila Tcherina). Ses élèves étaient étonnés de sa sveltesse et de la forme physique qu’elle avait même octogénaire.
Lucette Destouches aurait pu avoir une grande carrière de danseuse internationale mais compagne de Céline à partir de 1935 (elle a 23 ans, il a 41 ans et déjà tout auréolé du "Voyage au bout de la nuit" publié en 1932 chez Denoël & Steele), épouse à partir du 15 février 1943 (ils se sont mariés au 18e arrondissement de Paris), elle a préféré arrêter les tournées et rester auprès de Céline qui adorait les danseuses car elles sont les symboles de la légèreté (il avait aimé la danseuse américaine Elizabeth Haig à partir de 1926 mais elle l’a quitté en 1933 et s’est évaporée dans l’anonymat pendant plus d’une cinquantaine d’années ; elle expliqua peu avant sa mort qu’elle s’était éclipsée de sa vie alors qu’elle était encore jeune pour lui laisser cette image intacte de l’amour idéalisé).
La danse et sa légèreté. Peut-être justement que ce que détestait le plus Céline était la lourdeur, ce qu’il disait à Pierre Dumayet à la télévision le 17 juillet 1957 : « Je vois dans ces flots d’invectives, je vois surtout des gens qui boivent, qui mangent, qui dorment, qui font toutes les fonctions humaines qui sont toutes assez vulgaires.
Je dirais qu’ils sont lourds, leur esprit est lourd, c’est ça qui me semble surtout. Il n’a jamais cessé d’être lourd. (…) Il y a très peu de légèreté chez l’homme, il est lourd, n’est-ce pas ? Et alors maintenant, il est extraordinaire de lourdeur, depuis, l’auto, l’alcool, l’ambition, la politique, le rendent lourd, encore plus lourd. Ce qui fait qu’il est extrêmement lourd. Nous verrons peut-être un jour une révolte de l’esprit contre… le poids, n’est-ce ? mais c’est pas pour demain. ».
À part à de très rares exceptions, comme lorsqu’elle a eu 100 ans (ou alors quand elle a contribué à l’édition de "Rigodon" dans les années 1960), Lucette Destouches a toujours refusé la lumière, les médias, les caméras. Elle savait que si elle attirait, ce n’était pas pour elle mais pour Céline : « C’est Céline qui importe, moi, je ne suis rien. ».
Elle souhaitait que l’image qui resterait de Céline fût indulgente, qu’elle effaçât les rancœurs des pamphlets.
Dans un entretien avec Philippe Caloni et Gérard Guégan pour "Pariscope" publié le 26 janvier 1966 (et déjà cité plusieurs fois plus haut), Lucette Destouches a expliqué que Céline était très fatigué, épuisé, et qu’il ne se consacrait qu’à l’écriture : « Il ne recevait jamais personne. Comment l’aurait-il pu avec le travail qu’il poursuivait et son état de santé ? Et puis, ce n’était pas un homme de lettres, c’était un médecin qui aimait le français, qui souhaitait le perfectionner. Il avait trouvé sa manière à lui de l’écrire, et il la perfectionnait sans répit. ».
Selon elle, après "Rigodon" (dont il a achevé le brouillon juste quelques avant sa mort, et qui fut publié en 1969), il ne voulait plus écrire de roman mais avait en projet un ouvrage sur la danse : « C’était un livre pour moi. Sur la danse… Comme tous les jours, je lui parlais de la danse, il m’avait dit : "Je vais en faire un livre, mon dernier".
Il ne voulait plus écrire de roman, c’était terminé. Sur la danse, c’était autre chose, des anecdotes, des petits trucs, c’était amusant… ».
Elle a aussi donné quelques indications sur la manière de travailler de Céline : « Volontairement, il n’a fait que travailler car, physiquement, il n’était pas très solide. Il travaillait une heure ou deux par jour ; le reste du temps, il était hébété de fatigue.
Il avait vraiment de très graves maladies. Les fièvres qu’il avait contractées lors de son séjour en Afrique, ce bras qui lui faisait horriblement mal puisque, à la fin, il ne pouvait plus du tout écrire… Ce bras mort lui a causé mille douleurs. Mais c’est sa tête surtout !
Soldat, il avait subi un traumatisme crânien. Sans doute, quelque chose a dû éclater à l’intérieur de sa tête. Conséquence : un bourdonnement intermittent, comme un train qui passerait jour et nuit sur votre tête. Et, chaque fois, les crises devenaient un peu plus insupportables. Sa tête éclatait, se soulevait… Il restait souvent pendant une demi-heure comme cela. On lui reprochait sa brutalité à l’égard des visiteurs, des journalistes surtout. Supposons que vous l’ayez vu, lui et non moi, que vous l’ayez intéressé, il vous aurait longuement intéressé, il vous aurait longuement parlé.
Il se serait sans doute énervé. Avant de pouvoir retravailler, il en aurait eu pour trois jours. Aussi était-il avare de son temps. Quand il voyait les gens, il les repoussait, parce qu’il savait qu’il n’avait plus beaucoup de temps. On prétendait que c’était un sauvage… Simplement, il économisait son temps. (…) Jamais on n’a participé à une fête, jamais on n’est allé au cinéma. (…) Il ne pensait qu’à son travail… Il ne dormait pas, la nuit. Dans notre chambre, j’avais toujours à ma portée un crayon, du papier. Il me disait : "Écris, écris, écris ça, écris ça !".
Et le lendemain, il reprenait tout son ouvrage. » (1966).
Dans son entretien avec Philippe Djian, Lucette Destouches, qui ne pensait pas mourir si âgée, a évoqué aussi le vol de plusieurs manuscrits de son mari, dont un quasiment achevé, "Casse-pipe" (dont le début fut publié en 1949) : « Un grand nombre de ces documents réapparaîtront à ma mort. Personnellement, il me reste une assez grande quantité de lettres de Céline ; peut-être les ferai-je publier, mais pas dans l’immédiat.
D’ailleurs, la vie pour moi, maintenant, n’a plus beaucoup d’intérêt… » (1969). Avec cette déclaration, en mai 1968, la maison de Meudon a brûlé, détruisant beaucoup des lettres et manuscrits.
Alors, un homme plein d’humilité ou un homme plein d’infamie passée ? Dans un entretien avec Marc Knobel publié le 20 février 2017, Pierre-André Taguieff a constaté ceci : « Ce qu’on appelle "l’actualité célinienne" tient aussi à la présence continuée de la référence à l’écrivain propagandiste dans les milieux xénophobes, antijuifs et racistes. Céline est expressément cité comme une autorité, voire comme un initiateur, un éclaireur ou un prophète par les nouveaux antijuifs, en particulier les négationnistes. En 1991-1992, dans le cadre d’une campagne menée par les milieux négationnistes à Paris (autocollants du type :
"Durafour, ça chauffe les chambres à gaz ?", tracts, graffitis, etc.), était apparue cette inscription sur certains murs : "Lisez Céline vite !".
Le couplage du négationnisme et de la référence à Céline s’était banalisé. On ne s’étonne pas de voir aujourd’hui l’idéologue conspirationniste Alain Soral célébrer Rassinier et Céline comme deux maîtres de vérité ayant dénoncé la "vision du vainqueur" légitimée par le procès de Nuremberg. La génération Soral-Dieudonné a repris le flambeau. Rares sont les nouveaux antijuifs qui ne sont pas des célinophiles enthousiastes. ».
Avec Lucette Destouches qui s’en va, c’est tout le monde de Céline qui définitivement tombe dans ce qu’il aurait voulu la fosse commune. Dans "Voyage au bout de la nuit" (1932), Céline a écrit : « La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi. ».
C’est peut-être là la clef de l’énigme Céline : la vérité tue peut-être, mais il reste l’œuvre. À moins que, comme Voltaire dans une lettre à son ami Mathurin de Grenonville en 1719, on pense que : « On doit des égards aux vivants ; on ne doit aux morts que la vérité. ».
Source AgoraVox & Koide9enisrael
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