Les tableaux livrés jeudi chez Diego Gradis à Rolle ne sont pas des chefs-d’œuvre valant une fortune.
Mais pour ce descendant de la famille Deutsch de la Meurthe, qui l’a mandaté pour s’occuper de leur restitution par l’Allemagne, ces quatre objets d’art ont une haute valeur symbolique. «Ces œuvres sont des témoins de la spoliation de la communauté juive par le régime nazi. L’idée est de les mettre en valeur dans un but pédagogique», déclare le petit-fils de Georgette Deutsch de la Meurthe, qui avait ces tableaux accrochés aux murs de son hôtel particulier du XVIe arrondissement de Paris.
Que ces biens volés sous l’Occupation soient restitués aux descendants de la victime 75 ans plus tard tient à un fantastique enchaînement de circonstances. Il a fallu que la police allemande, lors d’un contrôle de routine en septembre 2010, s’étonne qu’un certain Cornelius Gurlitt voyage avec 9000 euros en poche pour qu’on découvre le «trésor Gurlitt» dans un appartement de Munich.
Collectionneur apeuré
Cornelius, le fils de Hildebrand Gurlitt, un des marchands d’art d’Adolf Hitler, y dissimulait 1500 œuvres d’art dont la valeur totale a été estimée à plus de 1 milliard. Probablement apeuré par le tapage médiatique de cette affaire, un collectionneur privé proche des Gurlitt, qui était en possession des quatre tableaux livrés aujourd’hui, jugeant qu’ils pourraient être d’origine douteuse, a décidé de les remettre à la police.
Ensuite, c’est la German Lost Art Foundation, dépendante du gouvernement allemand, qui a conduit des recherches approfondies. Les œuvres en question ont effectivement passé par les mains de Hildebrand Gurlitt, qui les avait offertes à sa fille, Benita.
Il a été prouvé qu’une cinquantaine d’années auparavant, elles avaient été achetées en 1898 et en 1899 par Henry Deutsch de la Meurthe, le père de Georgette, un riche industriel, négociant en pétrole, et amateur d’art. Ces tableaux, de style classique, datent du XVIIIe siècle.
Quand la guerre a éclaté, Georgette Deutsch de la Meurthe habitait Paris. Son magnifique hôtel particulier de la rue Albéric-Magnard, aux 40 fenêtres, a été réquisitionné par les commandants en chef des forces d’occupation, le général Otto von Stülpnagel, puis par son cousin Carl-Heinrich.
Georgette s’est enfuie à Antibes, puis en Suisse. À son retour à Paris, en 1945, la maison avait été dépouillée.
Deux de ses sœurs étaient déjà décédées avant la guerre. Sa troisième sœur, Betty, déportée à Auschwitz, y meurt en 1943. Georgette était la seule héritière. Elle ne voulait pas retourner vivre dans son hôtel, où son intimité avait été souillée. Avant de le quitter, elle a eu la présence d’esprit de déclarer ses biens volés et de faire une demande de restitution.
Lorsqu’en mars 2018, Diego Gradis ouvre un courrier lui signalant qu’il fait partie des ayants droit à la restitution desdites œuvres, il tombe des nues. «Nous ne savions rien de tout ça. Nous pensions que notre grand-mère avait tout perdu.»
Il n’est pas au bout de ses surprises. En octobre 2018, il est invité avec sa femme, Christiane, à l’inauguration de l’exposition Gurlitt à Berlin. Là, contre toute attente, il découvre les tableaux de sa grand-mère exposés pour la première fois. «Ce fut un véritable choc», confie-t-il.
L’année suivante, soit le 27 septembre dernier à Berlin, accompagné de six autres descendants, Diego Gradis a reçu officiellement des mains de la ministre allemande, Monika Grütters, les quatre œuvres d’art volées par les nazis chez sa grand-mère à Paris.
Et les voilà désormais livrées à son domicile à Rolle. «Retrouver ces quatre tableaux qui ont fait cet incroyable voyage ensemble, c’est un vrai conte de fées», déclare-t-il, ému.
Des témoins de l’histoire
Et de poursuivre: «Comme je l’ai dit, plus que des objets d’art, ces tableaux sont des témoins de l’histoire de ces pillages dont les Juifs ont été victimes. Mais cela va au-delà de la spoliation des communautés juives, explique Diego Gradis. En tant que président de l’Association Traditions pour Demain, qui lutte pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, j’aimerais que les gens comprennent une chose: quelle que soit la communauté, la dépouiller de ses biens, de son savoir, de ses connaissances, c’est la dépouiller d’une partie de son identité, et cela, c’est un crime intolérable.»
Le descendant de la famille Deutsch de la Meurthe souligne aussi l’important travail accompli par l’Allemagne pour tenter de réparer l’histoire et laisser une autre image de ce pays aux nouvelles générations.
Enfin, il encourage tous les collectionneurs privés à se poser la question de la provenance de leurs œuvres d’art, et en cas de doute, de procéder à des investigations.
Pétrole et philanthropie
Diego Gradis est le petit-fils de Georgette Deutsch de la Meurthe, décédée en 1987 à l’âge de 92 ans. Divorcée de Gaston Gradis, elle a tenu à récupérer son nom.
Mais comme son père, Henry, a eu quatre filles, tout comme son frère, Émile, ce patronyme a aujourd’hui disparu. Les Deutsch de la Meurthe ont pourtant connu la notoriété.
Au XIXe siècle, Alexandre Deutsch fait fortune dans l’importation et la transformation du pétrole et s’associe aux frères Rothschild en Espagne.
Puis ses deux fils, Émile, le financier, et Henry, le technicien, ont fait fructifier la société.
Ce furent aussi de grands philanthropes, passionnés d’aviation et de sciences. Émile a fait construire la Cité internationale universitaire de Paris. En 1948, la société (les pétroles Jupiter) devient Shell France.
Georgette Deutsch de la Meurthe, dotée d’une des plus grandes fortunes de France, a toujours vécu discrètement et modestement.
Source Tribune de Geneve
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