C’est le jour de l’entrée en fonction de Menahem Begin en tant que Premier ministre – mardi 21 juin 1977 – et je suis convoqué inopinément en sa présence. Comme je passe la porte, il lève brusquement les yeux à travers ses épaisses lunettes, cerclées de noir, minuscule derrière l’immense bureau d’acajou dressé entre lui et moi.Les signes d’une récente crise cardiaque sont encore visibles. Son visage est blême, ses pommettes saillantes, sa couronne à moitié chauve protubérante. Pourtant, il est d’une élégance irréprochable, impérieux, comme un patricien, un homme auquel on s’adresse par son titre et non par son nom.
D’un ton tellement formel que cela sonne presque comme une déclaration officielle, il annonce : « J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’invitation à Washington par le président des Etats-Unis d’Amérique, Jimmy Carter, et je voudrais que vous y jetiez un œil pour préparer une réponse. » Je suis stupéfait. Que lui, le chef récemment élu d’un parti avide de pouvoir, sous les ordres duquel ont combattu, dans la clandestinité, de nombreux fidèles, qui se sont tenus à ses côtés contre vents et marées durant les quelques décennies de sa traversée du désert politique, qu’il me demande à moi, pas à un de ses loyaux partisans, de l’aider à composer une lettre au président des Etats-Unis ? Abasourdi, je me tiens au garde-à-vous comme une nouvelle recrue.
La seule réaction dont je suis capable est d’acquiescer d’un signe de tête. Je demande, d’une voix étranglée, la permission de me retirer pour rédiger une réponse, comme telle était mon habitude avec ses prédécesseurs.
Mais lui, d’un ton légèrement supérieur, me signale que ce ne sera plus nécessaire. Il rédige lui-même ses propres lettres et discours en anglais. Ce qu’il lui faut, c’est quelqu’un pour les peaufiner. « Je vais préparer la réponse, et vous n’aurez qu’à la Shakespeariser », me dit-il avec un sourire encourageant. Et puis, en anglais, en guise d’explication. « Polissez mon anglais… polonais. Stylisez-le. Donnez-lui une touche de Shakespeare. » J’eus tôt fait d’apprendre que le nouveau Premier ministre se plaisait à inventer des néologismes – à créer de nouveaux mots ou de nouveaux sens aux mots établis. Il venait juste d’en inventer un.
A l’opposé de son prédécesseur Itzhak Rabin
Le téléphone sonne. Le Premier ministre avait deux téléphones sur son bureau, un de couleur crème – un appareil normal – et le second, un appareil militaire point à point de couleur rouge, relié directement aux forces de défense à Tel-Aviv. Il fixe l’appareil rouge qui sonne comme s’il l’avait en aversion. Serrant les lèvres, il décroche doucement le combiné et prononce gravement : « Allô ? » C’est Ezer Weizman, son nouveau ministre de la Défense. De ce qui est dit, je comprends qu’il vient de se produire deux attaques de Katioucha par l’OLP au Sud-Liban dans le nord d’Israël, mais sans faire ni victimes, ni dégâts. En outre, pendant la nuit, des miliciens musulmans ont massacré les habitants d’un village chrétien.
Grave, l’expression douloureuse, le Premier ministre suggère que l’attaque de l’OLP pourrait bien avoir été déclenchée délibérément, pour tester sa volonté sur ce point, à l’occasion de sa prise de fonctions. Il propose donc une réponse proportionnée. « Quant à l’attaque musulmane sur des chrétiens », ajoute-t-il d’un ton cinglant, têtu et obstiné, « la politique de notre nouveau gouvernement est claire. Il est de notre devoir moral, en tant qu’Etat juif, de venir en aide à la minorité chrétienne libanaise. Nous allons venir en aide à toute minorité persécutée au Moyen-Orient. Le monde chrétien a abandonné les Maronites. Nous n’allons pas les abandonner. » Je suis stupéfait. Begin vient de retourner complètement la politique libanaise d’Israël. Itzhak Rabin, son prédécesseur, n’a jamais autorisé les forces israéliennes à s’impliquer directement dans le bain de sang libanais de peur d’être aspiré dans son cycle infernal de guerres civiles.
Grave, l’expression douloureuse, le Premier ministre suggère que l’attaque de l’OLP pourrait bien avoir été déclenchée délibérément, pour tester sa volonté sur ce point, à l’occasion de sa prise de fonctions. Il propose donc une réponse proportionnée. « Quant à l’attaque musulmane sur des chrétiens », ajoute-t-il d’un ton cinglant, têtu et obstiné, « la politique de notre nouveau gouvernement est claire. Il est de notre devoir moral, en tant qu’Etat juif, de venir en aide à la minorité chrétienne libanaise. Nous allons venir en aide à toute minorité persécutée au Moyen-Orient. Le monde chrétien a abandonné les Maronites. Nous n’allons pas les abandonner. » Je suis stupéfait. Begin vient de retourner complètement la politique libanaise d’Israël. Itzhak Rabin, son prédécesseur, n’a jamais autorisé les forces israéliennes à s’impliquer directement dans le bain de sang libanais de peur d’être aspiré dans son cycle infernal de guerres civiles.
L’ami des rabbins
Je suis encore en train de chercher une réplique, quand les yeux de Begin se fixent sur la porte. La tête du jovial Yehiel Kadishaï, son plus proche collaborateur et confident, vient d’apparaître. Il annonce que Reb Raphael est en ligne.
« Passez-le-moi », déclare le Premier ministre, calé dans son fauteuil. Il croise les jambes, et place le combiné crème contre son oreille.
« Aha, Reb Raphaël, comment allez-vous ? », s’enquiert-il avec chaleur et un plaisir évident. « J’ai beaucoup pensé à votre cher père de mémoire bénie aujourd’hui. Nous allons rester fidèles à son héritage de la Terre d’Israël, je vous le promets. » Reb Raphaël est un nom que je connais. Son défunt père est le saint et vénéré Reb Aryeh Levine, une légende de son vivant.
Lorsque les Britanniques gouvernaient la Palestine, Reb Aryeh s’était efforcé, par tous les moyens, de venir en aide et de réconforter les combattants de l’Irgoun retenus captifs, dont beaucoup étaient condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement. Certains ont même été condamnés à mort et pendus. Leur dernière étreinte au pied de la potence était invariablement celle de Reb Aryeh. Maintenant, son fils a la charge de la petite yeshiva de Jérusalem fondée par son père.
Le Premier ministre l’interroge sur le bien-être de la yeshiva, et en écoutant son interlocuteur, son visage s’emplit de compassion. « Azoy », soupire-t-il. « Je suis vraiment désolé d’entendre que la situation est si difficile. Je vais contacter un ou deux amis pour vous aider. Entre-temps, envoyez les factures d’électricité, eau et téléphone à Yehiel. Je m’en occupe personnellement. Je tiens à accomplir cette mitsva. » Il reprend alors un ton encourageant et rassure Reb Raphaël, lui promettant que tout ira bien. « Ne vous inquiétez pas, Reb Raphaël. Votre tâche est d’apprendre et d’enseigner. Nous nous chargeons du reste », conclut-il.
Avec le Liban en ébullition, je trouve ce sympathique tête-à-tête entre un obscur responsable de yeshiva et le Premier ministre d’Israël ahurissant. Mais cela, évidemment, montre bien le métier de cet homme.
Pendant les minutes qui suivent, il met Kadishaï au courant des difficultés de Reb Raphaël et lui demande de contacter un certain Sir Isaac Wolfson à Londres. (L’élément le plus important concernant Sir Isaac Wolfson est qu’il s’agit d’un juif très riche.)
« Aha, Reb Raphaël, comment allez-vous ? », s’enquiert-il avec chaleur et un plaisir évident. « J’ai beaucoup pensé à votre cher père de mémoire bénie aujourd’hui. Nous allons rester fidèles à son héritage de la Terre d’Israël, je vous le promets. » Reb Raphaël est un nom que je connais. Son défunt père est le saint et vénéré Reb Aryeh Levine, une légende de son vivant.
Lorsque les Britanniques gouvernaient la Palestine, Reb Aryeh s’était efforcé, par tous les moyens, de venir en aide et de réconforter les combattants de l’Irgoun retenus captifs, dont beaucoup étaient condamnés à de lourdes peines d’emprisonnement. Certains ont même été condamnés à mort et pendus. Leur dernière étreinte au pied de la potence était invariablement celle de Reb Aryeh. Maintenant, son fils a la charge de la petite yeshiva de Jérusalem fondée par son père.
Le Premier ministre l’interroge sur le bien-être de la yeshiva, et en écoutant son interlocuteur, son visage s’emplit de compassion. « Azoy », soupire-t-il. « Je suis vraiment désolé d’entendre que la situation est si difficile. Je vais contacter un ou deux amis pour vous aider. Entre-temps, envoyez les factures d’électricité, eau et téléphone à Yehiel. Je m’en occupe personnellement. Je tiens à accomplir cette mitsva. » Il reprend alors un ton encourageant et rassure Reb Raphaël, lui promettant que tout ira bien. « Ne vous inquiétez pas, Reb Raphaël. Votre tâche est d’apprendre et d’enseigner. Nous nous chargeons du reste », conclut-il.
Avec le Liban en ébullition, je trouve ce sympathique tête-à-tête entre un obscur responsable de yeshiva et le Premier ministre d’Israël ahurissant. Mais cela, évidemment, montre bien le métier de cet homme.
Pendant les minutes qui suivent, il met Kadishaï au courant des difficultés de Reb Raphaël et lui demande de contacter un certain Sir Isaac Wolfson à Londres. (L’élément le plus important concernant Sir Isaac Wolfson est qu’il s’agit d’un juif très riche.)
« Nous n’avons jamais été des terroristes »
Il se met alors à réfléchir à voix haute sur ce qu’il va répondre à Carter, quand le téléphone crème sonne de nouveau. Il hausse les sourcils de plaisir en entendant la voix au bout du fil. « Sir Isaac ! », explose-t-il. « Que je suis content de vous retrouver. » Begin écoute attentivement son interlocuteur, et dans un anglais parfait, malgré son accent yiddish, répond en le remerciant chaleureusement pour ses bons souhaits.
Puis, avec une lueur espiègle dans les yeux, il lui demande : « Alors, dites-moi, Sir Isaac, la presse britannique a-t-elle trouvé des mots favorables à mon endroit, en ce premier jour de mon entrée en fonction ? Ou suis-je encore leur monstre préféré ? » Quelle que soit la réponse de Sir Isaac, toute trace de malice disparaît du visage du Premier ministre.
Peu à peu, il s’assombrit et montre des traces de mécontentement. Il fait claquer sa langue, remue la tête, et d’un ton vexé et dédaigneux, répond : « Ainsi, le Times s’y met une fois de plus ! Il prêche l’apaisement au Moyen-Orient tout comme il prêchait l’apaisement germanique dans les années trente. C’est ce journal, vous vous souvenez, qui refusait de prendre au sérieux les atrocités commises par les chemises brunes d’Hitler, en les qualifiant de simple “exubérance révolutionnaire”. Bah ! Que veulent-ils de moi maintenant ? Un autre Munich ? Renoncer à la Judée et à la Samarie comme Neville Chamberlain a forcé la Tchécoslovaquie à abandonner les Sudètes ? Que sommes-nous censés faire, nous suicider comme la Tchécoslovaquie ? »
Peu à peu, il s’assombrit et montre des traces de mécontentement. Il fait claquer sa langue, remue la tête, et d’un ton vexé et dédaigneux, répond : « Ainsi, le Times s’y met une fois de plus ! Il prêche l’apaisement au Moyen-Orient tout comme il prêchait l’apaisement germanique dans les années trente. C’est ce journal, vous vous souvenez, qui refusait de prendre au sérieux les atrocités commises par les chemises brunes d’Hitler, en les qualifiant de simple “exubérance révolutionnaire”. Bah ! Que veulent-ils de moi maintenant ? Un autre Munich ? Renoncer à la Judée et à la Samarie comme Neville Chamberlain a forcé la Tchécoslovaquie à abandonner les Sudètes ? Que sommes-nous censés faire, nous suicider comme la Tchécoslovaquie ? »
La réponse de Sir Isaac contrarie clairement Begin ! Sur un ton de résignation, il déplore : « Il y a donc encore des gens qui me considèrent comme un ancien terroriste, hein ? Après toutes ces années, ils sont encore aveuglés par leurs préjugés. Mais vous connaissez la vérité, Sir Isaac. Vous savez que nous n’avons jamais été des terroristes. » Brusquement, il se lève, les épaules droites, sa voix se raidit : « Nous étions des combattants de la liberté. Nous nous sommes battus bravement, équitablement, d’homme à homme, entre soldats, contre les Britanniques. Jamais nous n’avons délibérément blessé de civils. Et vous me dites qu’il y a encore des gens en Grande-Bretagne qui me traitent de terroriste et appellent Yasser Arafat un combattant de la liberté ? Je n’ai rien que du mépris à leur égard. »
L’appel du cœur
Son ton se fait âpre : « Cette soi-disant Organisation de libération de la Palestine – “libération”, bah – cette organisation nazie meurtrière dirigée par ce criminel de guerre Yasser Arafat, ils prennent exclusivement des civils pour cible – les hommes, les femmes et les enfants. Aussi, je vous le dis, Sir Isaac : la justice l’emportera ! » Il martèle cette dernière phrase telle une péroraison, comme en plein discours lors d’une manifestation.
Après s’être ainsi défoulé, il reprend son siège et, imperturbable, sur un ton engageant, passe les minutes qui suivent à exposer le véritable objet de son appel. Il termine avec un appel du cœur : « Sir Isaac, je ne me permettrais pas de vous déranger maintenant si je ne croyais pas sincèrement que sauver la yeshiva de Reb Raphaël est une mitsva – un acte noble et sacré. Et connaissant votre générosité, j’ai pensé que vous auriez peut-être envie d’y prendre part. » La réponse du philanthrope est tellement généreuse que le Premier ministre en rougit de plaisir. Il répète à plusieurs reprises, au téléphone : « Merci. Merci. » Un étranger, qui aurait surpris Menahem Begin en train d’ouvrir son cœur à Reb Raphaël et à Sir Isaac Wolfson, serait parti en pensant que le travail d’un Premier ministre à Jérusalem était une sorte de campagne de financement de yeshivot, ponctuée par des affaires d’Etat. Le voir traiter, dans un seul et même souffle et avec un zèle égal, une lettre présidentielle de la Maison Blanche, une agression militaire au Liban et l’appel d’une yeshiva à Jérusalem est une expérience grisante et fascinante.
Pour la première fois, l’Etat juif possède à sa tête un Premier ministre, compagnon de la vieille école. Aucun autre premier ministre avant lui – ou même depuis – n’a possédé son intime reconnaissance de Dieu, son profond respect de l’héritage juif, son sens inné de l’appartenance juive, et sa familiarité avec les coutumes anciennes. Aucun n’a eu sa sensibilité communicative qui permettait aux Juifs, où qu’ils soient, de sentir qu’ils comptaient vraiment. Politique mise à part, les Juifs de la Diaspora se liaient avec lui spontanément et sans ambages. Sous sa tutelle, l’Etat juif est devenu plus juif que jamais auparavant.
La mémoire de Menahem Begin sera toujours vénérée comme l’incarnation du Juif par excellence.
Le rédacteur, diplomate chevronné et collaborateur de cinq Premiers ministres, est l’auteur du best-seller Les Premiers ministres (Toby Press), qui vient d’être adapté pour le cinéma sous forme documentaire (Moriah Films).
Source JerusalemPost