mercredi 10 juin 2020

Découvrez « Incident au fond de la galaxie » de l'israélien Etgar Keret


Les 22 nouvelles qui composent Incident au fond de la galaxie, qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier dans une traduction de Rosie Pinhas-Delpuech, sont la plus formidable entrée qui soit dans l’univers singulier de l’écrivain israélien Etgar Keret pour qui n’aurait jamais lu ses fables tragi-comiques, des récits qui condensent toute l’absurdité, aussi désespérante qu’hilarante de nos destinées contemporaines.......Détails.......


Pour s’en convaincre il suffirait de lire « L’Avant-dernière fois qu’on m’a tiré » qui ouvre le recueil : un homme travaille dans un cirque, il nettoie les cages des animaux, forme de métaphore particulièrement concrète de son existence (et de la nôtre, par extension) : « le monde entier sentait la merde. Ma vie était un désastre et l’odeur lui allait bien ». 
Sa femme l’a quitté, elle est partie avec son fils, rien ne va plus, jusqu’au moment où le directeur du cirque lui demande de remplacer l’homme canon. Rien ne fonctionne comme prévu, le boulet troue la canopée de tissu, l’homme s’envole bien loin du cirque et plane au-dessus de la ville, expérience loufoque et poétique. Quand il revient vers son point de départ, il n’a de cesse de recommencer.
Comment ne pas penser à Calvino commentant Candide dans La Machine littérature et à ces personnages « filiformes, animés d’une mobilité sautillantes » qui « s’allongent, se contorsionnent, dansent comme de légers griffonnages»? 
Ce qui fait l’essence des contes de Voltaire, pour Calvino, c’est « le rythme ». Cette lecture de la « suite d’accidents (…) qui rebondit de chapitre en chapitre, se ramifie et se multiplie » vaut pour Incident au fond de la galaxie — il suffit de changer chapitre par nouvelle, quand bien même le recueil de Keret se lit comme un roman, tant les situations, les personnages et les thématiques entrent en écho.
Là est tout Keret, dans ce Kafka meets Calvino  : une situation distord le réel et lui insuffle une dose de surréalisme ou d’extravagance qui rompt sa fausse logique et fait saillir un univers parallèle, puissamment déroutant et pourtant si familier, souvent loufoque. 
C’est aussi selon cette paralogique que les histoires s’enchaînent dans le recueil. Après l’homme-canon de la première nouvelle, héros calvinien revu par Keret, un « homme qui veut voler », comme l’imagine un enfant, alors que la silhouette sur le toit d’un immeuble songe plus manifestement à se suicider. Comment voler et s’envoler, rompre avec tout ce qui nous lie à nos tourments terrestres, comment rater mieux et comment demeurer perché : tel pourrait être le fil rouge du recueil comme semble le souligner son titre anglo-saxon, Fly already.
D’autres fils trament le livre, ce sont des situations qui font retour, des sensations, ces incidents qui semblent venus du fin fond d’une autre galaxie. 
Il est curieux que le titre français soit au singulier, alors que tant d’incidents variés ou « coups sur la table basse de la vie » (« Pineapple Crush ») viennent émailler le recueil, mais sans doute est-ce une manière de mettre en lumière la solitude fondamentale de chacun — ce sont les derniers mots du recueil : « complètement seul » —, de souligner par le singulier si multiple un système qui est avant tout une poétique. 
Raison pour laquelle, sans doute, le réel têtu des infos et des journaux n’entre qu’obliquement dans ces récits — les tensions entre Israéliens et Palestiniens dans « Un gramme d’herbe », par exemple, l’héritage de la Shoah dans « Fenêtres »… 
Ce réel brut nourrit la réception de l’histoire, il n’en est ni le sujet ni le prétexte mais bien le contexte, mis à distance et en perspective par le récit.
Keret est un magicien qui transforme l’ordinaire en exceptionnel, fait dérailler le quotidien vers le fantastique, le tragique vers le désespérément drôle. La nouvelle est, par définition, un art du punctum ou de la chute. 
Chez Keret, auteur virtuose de nouvelles et microfictions (qui sont ses formes de prédilection), la nouvelle est un art du concentré : aucune linéarité du récit, tranquille et rassurante, mais l’altérité d’incidents, la fulgurance concentrée d’un moment (comme il est un « concentré de voiture », cinquième nouvelle du volume), d’une scène ou d’un scénario absurde. 
Le réel est incongru, tout de télescopages et enchaînements kafkaïens. Au creux de chaque récit, un moment de bascule du réel le plus commun dans l’onirique, le fantastique ou l’incongru — comme dans la première nouvelle on passe de la « merde » qu’est la vie d’un homme-canon néophyte à la magie poétique du survol de Tel Aviv, scène à la Chagall.
C’est aussi, dans « La nuit », ce poisson rouge qui « sort de son aquarium et enfile les chaussons à carreaux du père. Puis il s’assoit sur le canapé et zappe d’une chaîne à l’autre. 
Il aime surtout regarder les dessins animés, les films sur la nature et un peu CNN, quand il y a des attentats et des catastrophes. Il coupe le son pour ne réveiller personne. 
Vers quatre heures du matin, il retourne dans son aquarium ». La vie nocturne du poisson est aussi naturelle que les récits potentiels que le protagoniste de « Concentré de voiture » prête à l’objet de métal qui trône dans son salon, une Mustang 68 rouge et blanche compressée à la taille d’un mini bar. 
Dans les nouvelles de Keret, c’est « ce monde si confus » qui trouve place, à peine dérangé, ce sont nos présents déjà dystopiques, les passés non digérés, les tensions collectives comme intimes.
On croise, pêle-mêle et pourtant selon une logique narrative au cordeau, Mark Zuckerberg dans « B.A. » et un vrai/faux Adolphe Hitler dans « Tabula Rasa », des pancakes engloutis en cachette d’un mère plus que présente, un homme qui est tellement riche qu’il voudrait fêter son anniversaire tous les jours et achète donc ceux des autres, un papa transformé en lapin blanc, un escape game, un couple dont la vie s’organise autour de son chien allergique, une guerre menée par l’unité 14+ « créée exactement un an après la réélection de Trump pour un troisième mandat »… Et aucune de ces histoires « n’a de morale digne de ce nom » (« Échelle »).
« Pourquoi ai-je inventé tous ces gens ? » se demande l’écrivain de « Champignon », tentant de répondre à la question de sa femme entrant dans sa chambre : « Tu écris ? ». 
Pourquoi tisser ces situations, imaginer ces histoires, écrire ces nouvelles. Est-ce « une démangeaison » ? 
Comme le suggérait Keret dans la première nouvelle d’Au pays des mensonges (Actes Sud), en réponse au barbu assis dans le canapé de son salon qui exige que le narrateur lui raconte une histoire : « En fait je ne raconte pas des histoires, je les écris ».
La nuance est importante et ne suggère pas seulement une opposition entre oralité et écriture, elle dit une manière singulière de composer des histoires : non les rapporter mais les incarner. 
Dans Incident au fond de la galaxie, c’est « Tod » qui redonne cette clé de composition keretienne, cette art poétique de la nouvelle. Tod demande au narrateur d’écrire une histoire qui l’aiderait à mettre les filles dans son lit. Mais « ça ne marche pas comme ça. Une histoire, ce n’est pas une formule magique». 
C’est la magie même. En tout cas quand Keret est aux commandes.

Etgar Keret, Incident au fond de la galaxie, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, éditions de l’Olivier, mars 2020, 240 p., 21€50

Source DiaCritik
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