Observateur distancié de l’espèce humaine et prophète dystopique de son extinction, Yuval Noah Harari n’est pas un historien comme les autres. Traduit en toutes langues, reçu partout par les puissants, de Bill Gates à Emmanuel Macron, l’auteur israélien de Sapiens, Homo deus et 21 Leçons pour le XXIe siècle (tous chez Albin Michel) a les disponibilités d’un ministre.
Il faut batailler avec des attachés de presse sur deux continents trois mois à l’avance pour décrocher un entretien.
Mais c’est une visite dans ses bureaux au dernier étage d’une tour au cœur de Tel-Aviv, derrière une lourde porte de bois marquée du «S» de Sapiens en dorures ondulantes, telle l’entrée d’un puissant conglomérat, qui permet de prendre conscience du statut hors normes de l’universitaire.
Penthouse avec terrasse panoramique, canapés design, cafétéria chic, mini-studio de télé et salles de réunion : baptisée «Sapienship», comme un vaisseau spatial, la start-up de l’intellectuel quadragénaire, lancée il y a deux ans, a tout l’air d’une affaire florissante.
Son mari, Itzik Yahav, comble l’attente en préparant un cappuccino velouté et distillant quelques «updates».
Oui, le médiéviste devenu vulgarisateur à succès assure toujours trois cours «très demandés» à l’Université hébraïque de Jérusalem.
Non, il n’a quasiment pas voyagé depuis le début de la pandémie, hormis un aller-retour à Athènes au début du mois pour une interview croisée avec le Premier ministre grec, lui qui avait embarqué sur 120 vols durant l’année 2019, de conférence en conférence.
Cette année à l’arrière-goût apocalyptique, le génie des scénarios eschatologiques l’a passée chez lui, dans sa villa nichée dans un moshav (un kibboutz privatisé) à une demi-heure de Tel-Aviv.
On imagine que cet accro à la méditation vipassana - racontée par Emmanuel Carrère dans Yoga - n’a pas trop souffert du confinement.
En tant qu’«organisation multidisciplinaire», Sapienship entend «clarifier la conservation mondiale» et peser sur trois des «challenges» auxquels l’humanité fait face : «la disruption technologique, l’effondrement écologique et la menace nucléaire». Concrètement, il s’agit de répandre, de développer, d’adapter - «monétiser», si l’on veut dire un gros mot - la pensée hararienne. Sont en chantier une exposition immersive monumentale, une série télé, des livres pour enfants et des manuels scolaires.
Ce qui nous amène un matin d’octobre est déjà chez les libraires : une bande dessinée tirée de Sapiens, sa «brève histoire de l’humanité», sorti en 2011 et qui fit sa renommée (1).
«L’idée générale est de toucher le grand public, se justifie l’historien en préambule, silhouette de végan et crâne dégarni. Même si tout le monde aujourd’hui se croit professeur d’épidémiologie, il y a un manque criant de culture scientifique.
Pourtant, au-delà de la pandémie, les questions phares de notre siècle exigent un minimum de compréhension scientifique - que l’on parle de changement climatique, d’intelligence artificielle, de bio ingénierie.
Et je veux être ce pont entre la communauté scientifique et le grand public, à travers tous les supports, et pas juste les pavés de 500 pages avec des notes de bas de pages.» Il insiste : ce roman graphique, réalisé à six mains avec le duo franco-belge David Vandermeulen-Daniel Casanave, est une extension de Sapiens plus qu’une simple adaptation.
«Il y a quelques nouvelles idées et surtout des réponses à des questions que l’image, à la différence du texte, oblige à se poser. Par exemple, les premiers Sapiens qui firent du feu : étaient-ils noirs, blancs ? Des hommes, des femmes ? La réponse scientifique n’étant pas toujours claire, il faut parfois y réfléchir en terme idéologique…»
Superstructures abstraites
Le prestige et l’autorité de la science, justement, en ont pris un coup cette année, à travers les guerres de chapelles accentuées par le Covid-19, les entorses aux sacro-saints protocoles face à l’urgence et à l’irruption d’un populisme scientifique, avec ses figures quasi messianiques.
«Dans un monde idéal, ces désaccords devraient renforcer notre confiance dans la science, car ils montrent qu’il ne s’agit pas d’un dogme, mais de la recherche de preuves, souligne Harari.
Il n’existe aucun secteur de la connaissance où règne un consensus absolu. Le vrai problème des scientifiques, c’est qu’ils ne savent pas communiquer. Les statistiques et les courbes ne marchent pas sur les gens : ils ont besoin d’une histoire.
C’est pour cela que les théories du complot seront toujours populaires, car elles flattent par leur simplicité. Grâce à elles, on "comprend" tout. Pas besoin d’expliquer ce qu’est un virus, qui est une des entités les plus complexes, autant raconter qu’il ne s’agit que d’une manipulation en labo par tel ou tel milliardaire qui voudrait nous greffer des micropuces.»
C’est l’une des grandes théories de Sapiens : l’homme est devenu ce qu’il est grâce à la «fiction», c’est-à-dire sa faculté à créer des superstructures abstraites - des religions aux banques.
Selon Harari, ces fictions peuvent donner le pire comme le meilleur, des théories du complot aux droits de l’homme, si largement ignorés à l’ère du multilatéralisme flétri et des nationalismes sous stéroïdes.
«Ce n’est pas une loi de la nature : les chimpanzés n’ont pas de "droits du singe", poursuit-il.
Il s’agit d’un ensemble de règles, aussi fictives que les règles du football, que nous avons inventées pour faire du monde un endroit meilleur. La réalité n’est pas une question de droits, mais de souffrance. Et il faut reconnaître qu’en termes de réduction de la souffrance, les droits de l’homme sont un des meilleurs systèmes qu’on ait créés.
Le problème aujourd’hui, alors que ces droits sont attaqués et s’effondrent, c’est qu’on l’a oublié.» En somme, voilà ce qui arrive au monde quand il cesse de croire aux belles histoires qu’il se raconte.
Le futurologue ne croit pas au mantra de Martin Luther King, selon lequel l’«arc moral de l’univers», dont on peine à voir la progression à l’œil nu, tendrait forcément vers la justice : «J’ai bien peur que les choses ne marchent pas comme ça.»
Pour Harari, les guerres et les génocides du XXe siècle sont déjà sortis des imaginaires, remplacés par une nostalgie trompeuse («au Brésil, vous avez un président [Jair Bolsonaro] qui raconte à quel point la dictature militaire était géniale, parce que la plupart de ses électeurs aujourd’hui n’ont pas l’âge de l’avoir vraiment connue») et ce qu’il appelle contre-intuitivement l’«antinationalisme», soit la xénophobie de Trump et ses clones mondialisés.
Car la nation est, elle aussi, une fiction : un système qui a permis à nos ancêtres de passer du stade des chasseurs-cueilleurs, «qui vivaient en bande et rencontraient en une vie moins d’humains qu’un citadin en une heure dans une gare», à celui de citoyens interconnectés, «où chacun fait partie d’un groupe géant sur lequel reposent notre éducation, notre santé, notre sécurité…».
Ainsi, pour Harari, la nation, c’est l’impôt : «Rendez-vous compte : on donne de l’argent à un total inconnu à l’autre bout du pays, un type qu’on ne rencontrera jamais, pour qu’il puisse bénéficier d’une protection commune !» Vu comme cela, Trump et ses 750 dollars d’impôts acquittés sur une année, est «l’antithèse du patriote» : «Ce nouveau nationalisme est plutôt une forme interne de "diviser-et-conquérir", profondément autodestructeur.»
«La tutelle biométrique»
L’historien est formel, cette tendance, combinée à celle de l’effondrement des normes supranationales, «une sorte de retour aux lois de la jungle et du refus de la coopération», annonce le pire pour la décennie à venir.
A moins d’un sursaut. Lui-même s’est fendu d’un rare tweet engagé en mars, qualifiant Israël de «première dictature du coronavirus», quand Benyamin Nétanyahou tentait un coup de force parlementaire drapé dans l’urgence de la lutte sanitaire.
«Le coronavirus a tué la démocratie, écrivait-il alors au risque de l’emphase. Bibi a perdu l’élection, a fermé la Knesset et impose n’importe quelle mesure d’urgence qui lui chante.»
C’est la grande crainte de Harari : outre l’accélération de la «numérisation du monde» et l’éclosion de ce qu’il appelle «la classe inutile» («des millions de jobs seront perdus et ne reviendront pas»), la pandémie aurait poussé la surveillance généralisée dans les derniers recoins de la sphère intime, c’est-à-dire nos corps, déjà l’un des thèmes majeurs de son essai futuriste, Homo deus (2015). «Tous ces processus étaient déjà là, mais jusqu’alors, la plupart des démocraties tentaient d’y résister.
A long terme, on ne retiendra pas du Covid la maladie mais l’avènement de la tutelle biométrique : de la surveillance "au-dessus de la peau" (où vous allez, ce que vous achetez, ce que vous lisez) à la surveillance "sous la peau". Votre température, votre pression sanguine, vos défenses immunitaires… Cela peut aboutir au meilleur système de prévention médicale possible - imaginez un capteur interne qui détecte les prémices d’un cancer ! - comme au plus totalitaire des régimes.»
Du thermomètre infrarouge en forme de pistolet à l’entrée des entreprises jusqu’à la caméra biométrique décryptant nos émotions lors d’un entretien d’embauche ou d’une manif, Harari ne voit qu’un pas.
On touche là à ce qui obsède le prévisionniste : la course aux armements, version data et intelligence artificielle, et l’ère du «data-colonialisme». «Pour prendre le contrôle d’un pays, plus besoin d’envoyer les tanks : il suffit de mettre la main sur ses données.»
Ainsi, l’impérialisme s’accommoderait parfaitement de notre modernité : «Beaucoup disent qu’il est intenable pour un peuple d’en contrôler un autre sur le temps long. C’est n’importe quoi. Ethiquement, j’y suis opposé, mais en tant qu’historien, c’est un des systèmes de gouvernement les plus stables depuis 2 500 ans.
Les empires ont pu régner sur des peuples contre leur bon vouloir grâce à une combinaison de circonstances politiques et de technologie supérieure. A certains moments, comme la seconde moitié du XXe siècle, ça ne fonctionne plus, comme en Algérie et en Indochine pour la France.
Mais ce n’est en rien linéaire - c’est circonstanciel. Aujourd’hui, les conditions politiques et technologiques sont différentes : contrôler des populations entières n’a jamais été aussi facile.»
«Avec un minimum de sang versé»
Harari n’a pas peur de citer Israël en «exemple» de ces dynamiques pernicieuses. S’il se refuse à parler d’apartheid - «les analogies détournent l’attention de la réalité, car on passe plus de temps à débattre du terme que du problème» -, il estime que la solution à deux Etats a laissé place à une «solution à trois classes». «Ce n’est pas quelque chose que Bibi va présenter à l’ONU, mais le concept qui fait consensus dans la droite au pouvoir, c’est celle d’un seul territoire de la Méditerranée au Jourdain avec trois classes de résidents - les juifs avec tous les droits, certains Arabes [en Israël] avec quelques droits et d’autres avec aucun droit.
Cette situation n’est pas neuve. Longtemps vue comme insupportable, elle devait prendre fin avec la solution à deux Etats. Mais désormais, l’idée majoritaire c’est : "après tout, on peut continuer ainsi indéfiniment".»
Là encore, tout est une question de géopolitique et de technologie. Le «printemps arabe» a durablement affaibli les régimes voisins d’Israël. Surtout, l’Etat hébreu «a les outils de surveillance les plus avancés et l’un des plus grands laboratoires du monde, c’est-à-dire la Cisjordanie, pour affiner le contrôle d’une population avec un minimum de sang versé».
Une fois ces constats accablants exposés d’un affable sourire, que prône l’auteur des «leçons du XXIe siècle» ? C’est là que Harari pèche. Dans ses tribunes, ses fulgurances d’un noir d’encre ne lui inspirent généralement que des banalités peu convaincantes sur le besoin de «coopération mondiale» et les bienfaits de la méditation.
L’homme n’a rien d’un fiévreux révolutionnaire. Comme l’a conclu un exhaustif portrait du New Yorker en février, il serait plutôt un nihiliste zen, voire un gourou de l’inaction récupéré par la Silicon Valley, comme le dénoncent ses plus virulents critiques (Libé, 20 mars 2019).
On l’imagine comme une sorte de Dr Manhattan des lettres, en référence à ce personnage omniscient et omnipotent du comics désenchanté Watchmen, un physicien superhéros qui regarde l’humanité s’éteindre, tranquillement assis en tailleur depuis Mars.
Chez Harari, la hauteur de vue à tout prix et à l’échelle des millénaires peut se confondre avec un relativisme permanent, voire la contradiction.
Ainsi, pour vanter les bienfaits du libéralisme malgré ses prédictions de Cassandre, il peut ainsi nous défier de nommer «une année où les humains vivaient mieux [qu’aujourd’hui]», ce qui n’apparaît pas très compliqué en ce millésime dominé par le triptyque Trump-Covid-réchauffement climatique. Mêmes œillères sur la Chine, «moins totalitaire que sous Mao, où l’on peut, aujourd’hui, si l’on s’écarte de la politique, avoir une vie à peu près normale et bien plus libre qu’il y a cinquante ans».
Les Ouïghours ont sans doute une autre perception du temps qui passe. Les religions ? «Jamais aussi faibles.» Pour Harari, l’échec des idéologies fanatiques se mesure au fait que les humains sont moins disposés à mourir par millions pour un bout de territoire, comme lors de la Première Guerre mondiale. C’est un peu court.
«Le défaut du libéralisme, c’est qu’il repose sur l’idée de réforme graduée, répond-il.
Pour l’esclave au milieu d’un champ de coton en 1850 ou le mineur de Zola, cette lenteur du progrès est inacceptable. Mais l’histoire montre que toute révolution radicale et rapide entraîne généralement plus de mal que de bien.» Pour ses contempteurs, ces appels à l’incrémentalisme et au détachement poussent à l’apathie.
«C’est le jeu : quoi que j’écrive, mes propos sont réinterprétés, coupe-t-il. Je n’ai jamais écrit que la méditation sauverait le monde. Oui, je dis que c’est un outil utile dans ma vie personnelle, et je la recommande.
Mais pour nos problèmes sociaux, technologiques et écologiques actuels, cela ne suffit pas. Si je méditais dans ma grotte toute la journée, nous n’aurions pas cette conversation. Il est faux de dire que je ne m’engage pas. Je prends position, mais je choisis.»
«C’est quoi l’alternative ?»
Ainsi, l’historien prône le dialogue avec la Silicon Valley, qui l’adule malgré tout. «Les gens de Palo Alto sont prêts à entendre les mots les plus durs car je ne les traite pas comme des ennemis malfaisants.
Leurs technologies ne disparaîtront pas, autant travailler avec eux pour les réguler. C’est quoi l’alternative ? Si ce n’est pas Facebook et Google, ce sera Tencent et Baidu [fleurons de la tech chinoise, ndlr]. Mieux vaut le dialogue constructif que la posture bien-pensante.»
Et de plaider pour une «politisation» des nouvelles technologies, de la même manière que Marx avait fait des conditions de travail des ouvriers un enjeu idéologique.
Car si Harari refuse la radicalité, il ne dément pas l’urgence. «Sur les fronts climatiques et technologiques, nous n’avons plus le temps. Après la révolution industrielle, l’humanité a enchaîné les expériences ratées - le communisme, le nazisme, les guerres mondiales.
Nous ne pouvons plus nous le permettre, car une catastrophe de cette ampleur sonnerait la fin de l’humanité. C’est pour cela que je trouve dangereux de mettre tous nos jetons sur une solution radicale.
Mieux vaut un compromis global qu’une issue extrême : nous n’avons plus qu’une balle dans notre barillet. Et si on se loupe, ce sera notre fin !»
(1) Sapiens. La naissance de l’humanité tome I, de Yuval Noah Harari, David Vandermeulen et Daniel Casanave. Albin Michel, 248 pp., 22,90 €.
Guillaume Gendron correspondant à Tel-Aviv
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