dimanche 12 août 2018

Rina Avivi, sur la plage abandonnée....


Il y a trois mois, Eli Avivi, le président à vie et fondateur d’Achzivland (une micronation qui est surtout un camping ouvert à l’année, et vice-versa) est mort à l’âge de 88 ans. Une pneumonie a mis fin à quarante-sept ans de règne sur un hectare de plage à quelques encablures de la frontière libanaise.......Détails.......


Longévité d’autocrate moyen-oriental, dont l’issue n’a, pour l’instant, pas engendré le chaos. C’est que le «peuple» d’Achzivland s’est toujours limité à deux citoyens, Avivi et sa femme, Rina.
Sa Constitution est claire : «Le président est élu démocratiquement par son seul vote.» Une seule «élection» a eu lieu, en 1971, l’année fondatrice. Avivi trépassé, comment s’adresser à Rina ? Madame la présidente ? «Oh non, répond-elle, je suis juste la femme d’Eli. Rien d’autre.»
Et de préciser, l’air mi-inquiet mi-amusé, dans sa maisonnette si petite qu’elle fait penser à un mobile home : «Vous savez, Achzivland, c’est pour de faux, hein ?»
En tamponnant nos passeports achzivlandais (vacance du pouvoir ne rime pas avec fin du marketing), Rina veut parler d’Eli.
«Un type spécial, vraiment.» Elle l’emploie beaucoup cet adjectif, désignant à la fois une marginalité douce et une certaine importance. Dans la bicoque de Rina, Eli est partout en photos.


D’abord jeune et rasé de près, puis avec rouflaquettes et fusil-mitrailleur, enfin profusément barbu et en toge, entre le gourou New Age et le Moïse de Cecil B. DeMille.
Né en Iran et élevé en Palestine mandataire, Eli Avivi s’engage à 15 ans dans la Palmah, la milice sioniste qui servira de colonne vertébrale à l’armée israélienne. Il fait ses armes contre les Britanniques, puis rejoint une unité marine durant la guerre de 1948.
Quand, en mission, son bateau longe la côte, son regard s’accroche à un village palestinien, Az-Zeeb. Après la guerre, en 1952, le marin s’y installe. Az-Zeeb, devenu Achziv en hébreu, a été vidé de ses habitants, comme tant d’autres bourgs arabes. Avivi le solitaire pose les jalons de son royaume. Dans les ruines, il érige quelques huttes, survit en vendant le poisson qu’il pêche. Une petite communauté s’agrège au fil des passages de vagabonds et artistes, attirés par la superbe plage et le magnétisme de l’ermite.
Rina débarque en 1964.
Si l’histoire d’Eli Avivi est celle des «nouveaux juifs» israéliens, musculeux et combattants, la sienne est celle des orphelins de la Shoah. Née en Allemagne d’un père qu’elle n’a jamais connu, elle est transférée en Israël par l’Agence juive après l’internement de sa mère, rendue «folle et muette» par l’Holocauste.


Placée de kibboutz en kibboutz («j’étais difficile»), elle découvre Achziv à 17 ans : «J’étais avec des voyageurs… J’avais beaucoup d’amis : j’étais très belle.» Les clichés d’époque en témoignent : épaules de sirène (futur blason d’Achzivland), taille de guêpe et frange peroxydée. La moue le plus souvent boudeuse, elle évoque les héroïnes de Crumb et les Valkyries de Métal hurlant. Parce qu’elle est, justement, «spéciale» elle aussi («peinture, piano, bijoux, je savais faire plein de choses, mais rien de spécifique»), elle devient la compagne d’Eli Avivi.
En 1970, le gouvernement israélien décide de transformer la zone en parc national, après avoir vendu la plage voisine au Club Med. Les Avivi ne sont pas dupes. Comme ailleurs, l’idée est de «raser le village pour que les Arabes ne reviennent pas», résume Rina.
Israël est plein de ces réserves où les arbres font de l’ombre aux fantômes de la Nakba, la «catastrophe» de l’exil forcé des Palestiniens. Face aux bulldozers, Eli Avivi a une idée : la sécession. «L’armée a commencé à mettre des barbelés autour de chez nous, et on a décidé que ça serait notre pays, raconte Rina. C’était pour faire du boucan, mais les gens ont aimé l’idée.» Eli passe une dizaine de jours en prison, devient une célébrité. Verdict : le chef d’inculpation de «création d’un pays sans permission» n’existe pas dans le jeune Etat hébreu. Si le tribunal refuse de statuer sur l’existence d’Achzivland, il en accorde la jouissance aux Avivi pour 99 ans.
A l’époque où l’on bétonne à marche forcée, l’entêtement victorieux du couple en fait des icônes anars.
Six mois après sa «création», des fedayin (combattants palestiniens) accostent à Achzivland pour kidnapper Eli, persuadés qu’il est un ponte du Mossad sous couverture.
Rina braque l’éclaireur palestinien cagoulé et lui fait un café. L’armée débarque rapidement : «C’était drôle, parce que certains ont cru au début que Tsahal était là pour nous envahir…» L’année suivante, un simili-Woodstock est organisé. Avivi parade dans un char de péplum, entouré de milliers de chevelus. Ecrivains, routards et célébrités défilent.


Paul Newman et Sophia Loren, lors du tournage de leurs épopées sionistes (Judith, Exodus), sont des habitués. Eli Avivi se consacre à la photo («un million de clichés», dixit Rina, beaucoup de nus).
Il transforme la bâtisse du mokhtar (chef du village) en musée, bric-à-brac de possessions des Palestiniens délogés, d’antiquités repêchées lors de ses plongées et de babioles ésotériques. On y trouve aussi un buste de Shimon Pérès, autre visiteur notable. Le chef du micro-Etat n’a jamais rechigné à frayer avec ses homologues : il aurait même initié au maniement du Nikon Yitzhak Rabin, l’ancien Premier ministre israélien assassiné après avoir signé les accords d’Oslo.
Les Avivi, figures de la contre-culture ? Rina Avivi grimace : «On n’était pas hippies, on était libres.»
Elle piétine quelques mythes : le couple n’avait aucune appétence pour les hallucinogènes, ni l’exhibitionnisme. Ils n’ont même pas réellement brûlé leurs passeports et ont voté toute leur vie au kibboutz voisin. Toujours à droite : «Eli adorait Menahem Begin, le fondateur du Likoud. Il aimait beaucoup Bibi [Nétanyahou] aussi.»
Si Eli Avivi s’est battu contre la destruction du village, c’était sans vraiment penser aux anciens habitants. Dans un documentaire, on le voit avec une Palestinienne qui visite Achziv, où elle vécut enfant. Il ne semble pas remarquer qu’elle pleure.
«Ce village existe depuis quatre mille ans, relativise Rina. Tout le monde est passé par ici, qui sait qui y vivra dans mille ans ?» Sans héritier (par choix), il y a peu de chances qu’Achzivland survive à Rina, qui continue à accueillir les visiteurs, désormais triés sur le volet (pas de jeunes, pas de gens bruyants). Ses espoirs reposent… sur le gouvernement israélien.
«Des millionnaires voudraient construire un hôtel, mais cet endroit, il est différent, il faut le conserver.»
Pourquoi pas ? Avec son idéalisme prométhéen à l’ombre de la tragédie, ses armes et ses bikinis, ses bohémiens devenus likoudnik, ses contradictions irréconciliables et son avenir flou, cette notule loufoque des brochures touristiques reflète assez l’évolution d’Israël.

Source Liberation
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