« Mes cousines m'ont toujours dit que ces deux portraits étaient accrochés dans la chambre d'Anna et John Jaffé, peut-être pour les aider à méditer sur la vie », commente Alain Monteagle, en réajustant ses lunettes.
Ce professeur d'histoire à la retraite, costume et regard clair, nous reçoit dans un salon où les murs ont disparu derrière les livres, à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Il est l'arrière-petit-neveu d'Anna Jaffé, dont il peut parler des heures. Elle vivait sur la promenade des Anglais, à Nice, et n'avait pas d'enfant.
John était président de la chambre de commerce de Belfast (Irlande du Nord). Aux murs de leur élégante villa, des Romney, Turner, Constable, Guardi ou Rembrandt, comme ces deux petits portraits d'à peine 20 cm sur 20, qui représentent un jeune homme et un vieillard mélancolique.
Trois générations plus tard, il ne reste aux descendants que les photocopies d'une vente spoliatrice, orchestrée par le commissariat aux questions juives en 1943. « Dans son malheur, ma famille a eu une chance.
Cette vente a été accompagnée d'un catalogue », rebondit Alain Monteagle, qui, à 73 ans, reconstitue, tel un détective, tableau après tableau, la collection de ses aïeux.
«Ils m'ont dit que j'allais devenir riche»
Cette quête n'était pourtant pas une obsession de famille. « A part un Goya, retrouvé par mon grand-père après la guerre (qu'il avait dû revendre pour payer les honoraires de l'avocat qui l'avait aidé dans sa quête !), ma mère m'a toujours dit que tout avait été détruit », se souvient Alain Monteagle.
Jusqu'à l'apparition, au début des années 2000, de deux frères généalogistes britanniques.
« Ils m'ont dit que j'allais devenir riche, qu'ils détenaient le catalogue de la vente Jaffé de 1943, et qu'ils m'aideraient à récupérer les tableaux, contre 20 à 30 % de commission », rapporte Alain Monteagle, qui se perd un peu dans les dates mais se souvient encore de leur nom : « Blair, comme le Premier ministre : ça ne s'oublie pas. »
La procédure de restitution était bien enclenchée mais n'avait pas besoin de l'intervention des frères britanniques.
A cette époque, les musées avaient terminé des recherches sur la provenance d'œuvres récupérées après la guerre en Allemagne et dont ils avaient la garde depuis un demi-siècle.
Environ 2 000 œuvres labellisées « MNR », pour « musées nationaux récupération ». Parmi elles, des Van Ostade, Romney, Guardi, Turner issus de la collection Jaffé et jusqu'alors exposés à Toulouse, Montargis, Bordeaux, Paris (au Louvre) ou au Texas. Huit ont été rendues à la famille depuis 2005.
« Ces restitutions étaient une reconnaissance de ce qu'avait vécu notre famille. Voir toutes ces couleurs était profondément émouvant. Comprendre pourquoi vos ancêtres ont aimé ces peintures, c'est aussi se rapprocher d'eux », résume Alain Monteagle.
Comme si ces tableaux ressuscitaient cette filiation que les nazis et le régime de Vichy avaient voulu anéantir.
Pour ce grand-père aux mille vies, qui a aussi été élu, écrivain et père de famille nombreuse, la retraite n'allait pas être un long fleuve tranquille. La quête des tableaux ne faisait que commencer, telle une chasse aux trésors aux règles du jeu troubles, dans les méandres d'un marché de l'art qui préfère toujours la discrétion.
La morale et le droit ne suffisent pas pour gagner. Première étape : établir la liste des héritiers. « Nous avons fait appel à un généalogiste pour n'oublier aucun descendant. Nous sommes onze, dont quelques-uns à l'étranger », détaille le détective en chef.
60 toiles bradées, «volontairement dépréciées»
Méthodiquement, il a fallu repartir de la vente spoliatrice, des 12 et 13 juillet 1943, à l'hôtel Savoy à Nice.
John Jaffé était décédé en 1934, Anna en 1942. Elle voulait léguer ses biens à leurs neveux, Théophile Gluge, déporté à Auschwitz, et Gustave Cohen, le grand-père d'Alain, mais tout a été vendu aux enchères.
Argenterie, bronzes, chaise, vase, porte-plume… et près de 60 toiles ont été adjugées à bas prix, dont ces deux Rembrandt, numérotés 133 et 134.
« L'expert a volontairement déprécié la collection, avec des prix largement en deçà du marché », relève Emmanuelle Polack (« Le Marché de l'art sous l'Occupation : 1940-1944 », aux éditions Tallandier en 2019), historienne actuellement en mission au Louvre, qui a particulièrement documenté la vente Jaffé.
« Panneau école de Rembrandt, vendu à M. Mecatti, 310000 F » pour l'un et à « Mme Bonfils, pour 200000 F » pour l'autre, peut-on lire sur l'épais compte rendu dactylographié. Ailleurs, une vente comparable s'était conclue pour 10 millions de francs.
Après-guerre, le fameux M. Mecatti a refusé de dire où se trouvait le tableau, même à la justice. Quant à l'autre portrait, il aurait été vendu par un certain M. Nicolas à la galerie Pétridès, à Paris. Mensonges et prête-noms, difficile de faire le tri.
Alain Monteagle hante les bibliothèques, dépoussière les archives, dévore des livres d'art dont il était déjà féru, épluche les catalogues de vente, à la recherche du moindre indice, d'un conseil. Pour cet assoiffé de justice, les retrouver est une nécessité.
«Avoir affaire à de vrais antisémites me donne du peps»
En 2017, une nouvelle piste voit le jour. Un spécialiste du peintre néerlandais, au fait des recherches d'Alain Monteagle, le met en contact avec un employé de société spécialisée dans la gestion de patrimoine, dont le siège est en Allemagne, et qui s'intéresse également au Rembrandt. Celui-ci lui pose moult questions sur le portrait du jeune homme.
« J'ai compris qu'il intervenait pour le compte du propriétaire. Il voulait sans doute une expertise avant de le vendre, en sachant q'il était spolié », déduit Monteagle, qui se rend à Berlin, prend une avocate, mais n'en saura pas davantage.
« Dans ce dossier, je suis dans un certain brouillard », convient notre hôte, entouré d'archives qu'il tente d'organiser — « Ma femme n'aime pas le bazar ! »
Entre-temps, il a récupéré en Suisse un autre tableau, de haute lutte.
Il s'agit de « la Vallée de la Stour », une huile sur toile de John Constable, peintre paysagiste du XIXe siècle, léguée par un couple de collectionneurs au musée de La Chaux-de-Fonds.
« Le Code civil suisse ne contraint pas le propriétaire d'une œuvre l'ayant acquis légalement à la rendre, qu'elle fut spoliée au non », explique la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations antisémites (CIVS), intervenue dans ce dossier. En vingt ans, elle a instruit et recommandé des indemnisations dans près de 30 000 dossiers.
La Suisse estimait ici que l'indemnisation du tort subi revenait à la France qui avait reconnu la spoliation. « Rappeler un vol n'annule pas le vol ! » a martelé Alain Monteagle, en lettres rouges sur une pétition pour convaincre le conseil municipal helvète. La restitution a finalement été officialisée en mars 2018, sous les crépitements des flashs.
Un autre tableau est toujours bloqué au Pays-Bas alors que la restitution a été validée. « C'est épuisant sur la durée, on vous demande vingt fois les mêmes documents, ou on ne vous répond pas. Mais je continue, je suis un emmerdeur ! sourit Monteagle.
Ce qui me donne du peps, c'est quand j'ai affaire à de vrais antisémites, comme ceux qui me disent : Estimez-vous heureux, vous n'avez pas été déporté. Ou cette grande maison de vente qui m'a dit : Allez voir mon directeur à Paris, il est juif, ça devrait aller ! »
Sortir de la précarité
En août 2020, les héritiers Jaffé ont fait don du « Portrait de Mme Beresford » (Romney), au Mémorial de la Shoah. Les autres tableaux, une dizaine, ont été revendus. Il est arrivé que le musée qui en avait un en garde le rachète pour continuer à l'exposer, comme ce fut le cas du musée texan Kimbell pour « Glaucus et Scylla », peint par Turner.
L'argent récolté a servi à payer les avocats, le reste est allé aux héritiers. « Couper un tableau en onze aurait été difficile ! illustre Alain Monteagle. Dans la famille, deux sœurs et leur mère étaient en grande précarité, ces ventes ont aussi servi à les aider.
Anna Jaffé voulait protéger ses neveux, ça n'a pas été possible, alors on le fait quatre-vingts ans plus tard. »
Il vient de boucler l'écriture d'un récit, qui mêle cette quête familiale à une réflexion générale sur le pillage de l'art dans le monde. Et cherche inlassablement ces deux Rembrandt qui réapparaîtront peut-être au gré d'une exposition, comme ce fut le cas pour « la Cueillette des pois », de Pissarro.
Les descendants de Simon Bauer, collectionneur juif spolié, ont remis la main dessus lors d'une exposition au musée Marmottan en 2017. Les propriétaires américains l'avaient acheté en 1995 pour 800 000 dollars lors d'une vente aux enchères de Christie's à New York.
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