Alors que le Premier ministre Édouard Philippe a fait part, le 9 novembre, des derniers chiffres inquiétants de l'antisémitisme en France, retour avec Jean-Yves Camus, directeur de l'Observatoire des radicalités politiques, sur un phénomène de fond qui imprègne la société française.......Interview........
Le 9 novembre au petit matin, une annonce officielle du Premier ministre Édouard Philippe était publiée sur sa page Facebook.
Sans attendre la fin de l'année et endossant une responsabilité habituellement réservée au Ministre de l'intérieur, il a tenu à annoncer les chiffres – néfastes – de l'antisémitisme en France : les actes commis contre des juifs, en raison de leur confession, ont augmenté de 69%.
Frédéric Potier, délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT a précisé à l'AFP qu'un tiers de ces cas étaient des "actions" antisémites (agressions, dégradations de biens voir homicide).
Le Premier ministre a assuré que le gouvernement ne resterait pas "indifférent".
Au cours des seuls 9 premiers mois de 2018, près de 385 agressions, physiques et verbales, ont donné lieu à des plaintes ou des mains courantes.
Ce nombre est d'autant plus préoccupant qu'il y a quelques jours (le 7 novembre), un reportage d'Euronews soulignait que de moins en moins de juifs prenaient le temps de porter plainte pour les actions les moins violentes (insultes et tags), ayant de moins en moins confiance dans les autorités pour intervenir ou donner suite à ces plaintes.
D'après Francis Kalifat, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (le Crif) – qui se confiait au Point – ces chiffres "traduisent la permanence et le développement d'un antisémitisme du quotidien", une forme de "banalisation" de la haine.
Dans ce contexte, le Premier ministre a fait l'annonce d'un certain nombre de mesures.
Un dispositif de "pré-plainte", en ligne sera mis en place pour faciliter les démarches des victimes ; une équipe sera mise à disposition au ministère de l'éducation nationale dès la mi-novembre pour intervenir dans les établissements scolaires ; cette équipe sera renforcée par "un réseau d'enquêteurs et de magistrats spécifiquement formés à la lutte contre les actes haineux" ; le Premier ministre remettra, à partir de début 2019, un prix annuel Ilan Halimi (du nom du jeune homme séquestré et massacré par le Gang des Barbares). Jean-Yves Camus, directeur de l'Observatoire des Radicalités politiques, et chercheur associé à l'IRIS revient sur ces chiffres préoccupants.
Qui, dans l’extrême droite française, tient ouvertement un discours antisémite aujourd’hui ?
Jean-Yves Camus - Il est d’abord nécessaire d’apporter une précision fondamentale.
En France, contrairement à ce qui est autorisé dans les pays anglo-saxons, nous ne disposons pas de statistiques sur l'origine ou l'appartenance nationalitaire ou religieuse des auteurs d'actes antisémites ou racistes. Nous nous trouvons ainsi face à un paradoxe : beaucoup de commentateurs, d'hommes et de femmes politiques, aujourd'hui, constatent, lorsque les chiffres sont annoncés, que l’antisémitisme est en hausse.
Mais à qui peut-on attribuer cette hausse ? Tout le monde a plus ou moins en tête qu’elle ne serait pas seulement et même, pas principalement, le fait de l'extrême droite mais également d’individus qui se réclament d'une forme d'islamisme ou d'identité musulmane, ou bien encore d’un engagement dévoyé en faveur de la cause palestinienne.
C’est de plus en plus fréquemment ce qui est annoncé, sans qu’il soit possible de le prouver, faute de statistiques ethniques.
Cette situation est, à mon avis, extrêmement pernicieuse. Sa conséquence directe est, par exemple, que Marine Le Pen a immédiatement tweeté pour dire que le Premier ministre Édouard Philippe omettait de préciser, dans sa tribune sur Facebook, l'origine des auteurs.
Cette ambiguïté est donc utilisée par l’extrême droite ?
Oui. C’est une ambiguïté qui découle de notre législation mais qui, néanmoins, contribue à rendre les constats et donc les ripostes, extrêmement difficiles. On assiste à une augmentation des chiffres bruts de menaces et d’actes antisémites, mais il n’existe aucun détail fiable concernant ces données. On devrait pouvoir mesurer exactement l’orientation idéologique des auteurs de ces actes.
Il y a, encore dans l’entourage du RN, des individus au passé antisémite…
Prenons les choses autrement. Certains, dans ces milieux, ont effectivement, par le passé, été antisémites.
Mais ce sont des individualités, le parti lui-même n’utilise pas l’antisémitisme comme arme politique.
Qui, aujourd'hui, dans l'extrême droite française, fait la promotion de l'antisémitisme ?
Des groupuscules situés à la droite du RN. Commençons par nous rendre dans un kiosque à journaux. Toutes les semaines, il est possible d’y acheter Rivarol dont, la semaine dernière, le numéro spécial était un hommage à Robert Faurisson.
Rivarol ne représente-il pas une extrême droite très minoritaire ?
Oui, c'est une droite ultra, extrêmement minoritaire. On peut même considérer qu’il représente l'extrême de l'extrême droite ultra-minoritaire. Mais c’est une question de principes.
Alors que des titres de presse disparaissent régulièrement ces dernières années, faute de bailleurs de fonds, Rivarol est toujours présent en tant qu’hebdomadaire qui paraît sans interruption depuis 1951 et qui, malgré une maquette peu travaillée et un papier de piètre qualité, a les moyens financiers de continuer à paraître.
Les articles qu’on peut y lire frayent avec les limites de la loi. Des condamnations sont d'ailleurs régulièrement prononcées. De plus, sa parution signifie aussi qu’un diffuseur accepte de prendre la responsabilité de mettre en kiosque une revue qui accorde une place prépondérante à la dénonciation d’un "complot judéo-maçonnique" et à la négation de la Shoah, qui est interdite par la loi Gayssot.
Je constate qu'on peut rendre hommage au principal "théoricien" du négationnisme sans pour autant tomber sur le coup de la loi – du moins pour l'instant. C’est problématique.
Évidemment, la fraction politique que Rivarol représente est infiniment minoritaire.
Mais s’il est décidé de véritablement mener la politique que préconise le Premier ministre, celle de la "tolérance zéro", il faut l’appliquer entièrement. Il n’est pas possible d’être tolérant à l’égard d’antisémites, sous prétexte qu’ils sont minoritaires.
Le groupe qui a été démantelé alors qu’il entreprenait, paraît-il, d’attenter à la vie du président Macron, représente une tendance ultra-minoritaire. Il n'empêche que ses membres ont été arrêtés, à juste titre.
La question ne se pose pas en terme de quantité, mais de visibilité et de principes.
Quels liens existent avec les réseaux internet complotistes ?
Nous arrivons maintenant au cœur du sujet. Vous posiez la question de savoir qui est antisémite dans l'extrême droite aujourd'hui ?
Principalement la nébuleuse complotiste soralienne et dieudonniste qui propage les préjugés antisémites. La visibilité de ces sites est considérable.
Les jeunes qui sont touchés par ces sites proviennent rarement d’une culture d’extrême droite ?
C’est en effet le cas pour les partisans de Dieudonné et même de Soral. À partir d’un certain point, la question n’est plus de savoir d’où viennent ces militants mais quelles idées ils adoptent.
Dieudonné n’était pas un homme d'extrême droite. Il a commencé avec un engagement anti-raciste puis a été candidat contre le Front National à Dreux. Il est néanmoins intéressant d’observer dans quels milieux il évolue aujourd’hui : il s’agit de milieux objectivement d’extrême droite, véhiculant des idées d'extrême droite.
La même chose vaut pour Alain Soral. Il dit avoir été membre du Parti Communiste, ce que le PC conteste, avant de passer par le FN de Jean-Marie Le Pen. Aujourd’hui, bien que n’ayant pas le parcours typique d’un homme d’extrême droite, il anime un site, Égalité et Réconciliation, duquel transpire l'idéologie d'extrême droite, sans même prendre en compte les théories conspirationnistes.
Ces milieux font-ils le lien avec l’ultra-gauche ?
Dès ses origines, le négationisme a émané, en effet, d’individus provenant de l’ultra-gauche. C’était le cas de Paul Rassinier et d’autres qui, à un moment donné, ont évolué politiquement. Rassinier a été anarchiste puis socialiste révolutionnaire.
Pourtant, à la fin de son parcours, il écrivait dans les colonnes de Rivarol. Il a fait la jonction entre l’extrême droite et l’ultra-gauche, mais au terme d’une mutation idéologique. Rassinier, résistant authentique, déporté au camp de Dora-Mittelbau, met en cause dans ses premiers écrits les mécanismes de l'extermination et la mainmise des résistants communistes emprisonnés sur l'ensemble de la population des camps.
Progressivement, son discours s’est orienté vers la négation de l’extermination des Juifs d’Europe. Or la négation reste, très majoritairement, d'extrême droite, parce qu’elle tend à exonérer le nazisme de ses crimes.
Robert Faurisson également se réfugiera derrière une posture d’homme apolitique et universitaire, jusqu'à ce que Valérie Igounet démontre dans sa biographie de Faurisson, comment il avait basculé.
Très jeune, il avait assisté au procès d’un chef milicien du nom de Pierre Gallet. C’est alors qu’il avait commencé à contester l'épuration et la justice mise en place à l'encontre de ceux qui avaient commis des crimes pendant l'occupation. Ce n'est peut-être pas un itinéraire d'homme d'extrême droite classique, il n’en est pas pour autant arrivé au négationnisme par un simple raisonnement académique.
À partir des années 1990 surtout, il a su se faire le réceptacle des idées antisionistes…
Robert Faurisson est allé bien au-delà de l’antisionisme. Prenons sa fameuse déclaration sur Europe 1, en 1980 [la phrase des 60 mots, ndlr].
Il y présente un condensé de tous les stéréotypes de l'antisémitisme d'extrême droite. Que dit-il exactement ?
Non seulement que la Shoah n’a pas existé mais encore est une escroquerie dont les principales victimes sont l’Etat d’Israël et le "sionisme international" et accessoirement le peuple palestinien et le peuple allemand. Je ne connais aucun antisioniste doté d’une colonne vertébrale idéologique de gauche qui porte ce discours : il n’est ni marxiste, ni révolutionnaire, ni libertaire.
L'antisionisme, que je ne partage absolument pas, reste une opinion acceptable lorsqu’elle est une critique du projet idéologique du sionisme, qui serait le ferment de l’oppression des Palestiniens.
Selon moi, la ligne de fracture entre antisionisme et antisémitisme est simple : elle se trouve dans l’acceptation, ou non, de l’existence de l’État d’Israël. Du moment où on nie le droit d'existence de l'état d'Israël, on est au-delà de l'antisionisme.
Il est tout-à-fait possible d'émettre toutes sortes de critiques à l'encontre d'Israël. Il est même possible d’être intellectuellement antisioniste en considérant que ce projet n’était pas le meilleur pour les Juifs et qu’ils devraient rester vivre en diaspora.
Il s’agit là d’un débat intellectuel légitime. Pas la négation du droit d’Israël à exister et des juifs qui le souhaitent d’aller y vivre.
Où situez-vous politiquement un mouvement tel que celui des Indigènes de la République qui a soutenu Dieudonné au nom de la primauté du combat antiraciste et anticolonialiste sur celui, entre autres, contre l’antisémitisme ?
Ce sont des propos tenus par des gens qui se réclament de la gauche radicale, mais, avant tout, qui reposent sur une vision de la République qui me parait totalement inacceptable.
D'abord parce qu'elle est fondée, non pas sur l'histoire, mais sur la culpabilisation : deux choses très différentes. Il est nécessaire d’écrire l'histoire de la guerre d'Algérie, de la traite négrière, de la colonisation. Des quantités d'historiens sérieux le font.
Il subsiste cependant une différence fondamentale entre écrire l'histoire et lever les zones d'ombre sur des faits qui n'ont jamais été évoqués, sur des documents qui n'ont pas été déclassifiés et tenir un discours consistant à culpabiliser une partie de la population au motif qu'elle serait, en raison de son origine, responsable de ce qu'ont commis ses ancêtres.
Comment peut-on expliquer, selon vous, la hausse récente des actes antisémites ?
J'ai toujours expliqué, et je ne suis pas le seul, à rebours des palinodies officielles, qu'il y avait effectivement des pics d'actes antisémites au moment des confrontations armées incluant Israël au Moyen-Orient.
Ce fut le cas en 2009 avec l’opération Plomb durci, en 2014 plus récemment, déjà en 2006 au moment de la confrontation avec le Hezbollah. Pour autant, même lorsqu'il ne se passe rien, le niveau des actes antisémites en France reste incomparablement supérieur à ce qu'il était avant le déclenchement de la seconde intifada (septembre 2000).
On entend, en France, un bruit de fond antisémite alimenté par 300 à 400 actes selon les années, au minimum, parfois le double. Ce nombre est quatre fois plus élevé qu’à la fin des années 1990.
Il n’est pas justifié de considérer que les évènements du Moyen-Orient sont responsables de ce bruit de fond.
Les statistiques prouvent même le contraire. Lors d'une confrontation militaire, c’est un fait, la courbe des actes grimpe en flèche. Mais regardons les principaux actes antisémites qui se sont produits ces dernières années.
Lorsque le gang des barbares enlève et tue Ilan Halimi, que se passait-il au Moyen-Orient ?
Rien. À quels évènements militaires correspondent les assassinats de Sarah Halimi ou de Mireille Knoll – je précise que dans ce dernier cas, l’enquête n’est pas encore close – au Moyen-Orient ? À rien.
De même, en s’en tenant à cette explication – des répercussions des conflits au Moyen-Orient, comment expliquer les inscriptions antisémites découvertes à la faculté de médecine récemment ? Que se passe-t-il en ce moment de particulier ?
Au mois de mai 2018, une tribune, parue dans Le Monde, réagissait à celle sur le "Nouvelle antisémitisme", rappelant que l’antisémitisme n’était pas que le fait de musulmans radicalisés. Parmi les autres clefs d’explication, celle de la montée des populismes en Europe était avancée. Qu’en pensez-vous ?
Je trouve que les signataires de cette tribune, j'en connais quelques-uns, ont eu raison de faire cette mise au point. D’abord parce que l'antisémitisme d'extrême droite n'est pas mort et qu'effectivement derrière tel ou tel mouvement populiste en Europe – ce n’est pas le cas de tous mais de plusieurs – il y a des mouvements et un discours antisémites, au parlement européen comme dans les parlements nationaux.
En Grèce, le journal d’Aube dorée est vendu dans tous les kiosques d’Athènes par exemple. Il est antisémite de la première à la dernière page. On citera aussi le Jobbik hongrois, le NPD allemand, Ataka en Bulgarie.
Autant il est nécessaire de ne pas se voiler la face sur l'existence d'un "nouvel antisémitisme", selon l’expression de Pierre André Taguieff, qui a à voir, soit avec les crispations identitaires d'une partie de la population musulmane, soit avec l'islam radical, autant il n’est pas possible d’expliquer, du jour au lendemain, que le vieil antisémitisme d’extrême droite a disparu. Ce serait une forme d'hémiplégie intellectuelle extrêmement nocive.
Tous les populistes ne sont pas antisémites. M. Wilders au Pays-Bas est éminent philosémite et pro-israélien, ce qui ne me le rend pas sympathique, ni en tant que juif, ni en tant que partisan de l’existence de l’état d’Israël.
Il ne m’est pas sympathique pour la simple qu’il développe et alimente une forme de racisme antimusulman.
Il tient des propos absurdes sur l’interdiction du Coran, l'arrêt des constructions de mosquées etc. Ces mesures ne font pas partie de mon logiciel idéologique.
Dans la campagne que M. Orban fait contre Georges Soros, l’utilisation dans les photographies de sous-entendus aux relents antisémites, est tout aussi inquiétante.
Je n’accuse pas M. Orban d’être, à titre personnel, antisémite. Je pense que le dirigeant hongrois est un énorme opportuniste qui profite du fait que le PPE n'a jamais réagi à ses écarts et ne l'a jamais exclu. Il veut garder le pouvoir. Il joue donc, dans cette optique, de toutes les sensibilités de l'opinion publique hongroise. Mais dans sa campagne à l’encontre de M. Soros, certaines choses ne sentent pas bon.
Jusqu’au cœur de la SFIO d’avant-guerre, l’antisémitisme était présent au sein de la gauche française, qu’est devenue cette tendance ?
Il continue à y avoir des schémas intellectuels qui perdurent, qui associent les juifs au capitalisme, au capital transnational et donc aux pires excès de la globalisation et au poids de la finance.
La finance remplace peu à peu l'industrie dans l'économie mondiale. Et les juifs continuent d’être soupçonnés de déloyauté. Ils ne seraient pas fidèles au pays dont ils sont citoyens mais principalement à leurs intérêts communautaires et à Israël. Le Labor britannique se débat actuellement dans une affaire particulièrement grave.
Il ne s'agit pas d'un responsable qui poste sur son compte une caricature qui peut être interprétée comme antisémite, il s'agit véritablement de centaines de messages postés sur divers forums pendant une durée de temps assez longue ; de sections qui refusent de voter des motions contre l'antisémitisme. Il s’agit d’un véritable problème de fonds.
Le discours contre les « pouvoirs de l’argent » et des élites internationales est communément prôné dans les discours de la gauche, mais l’antisémitisme n’y est pas clairement évoqué…
Bien sûr que non. Un travail reste cependant à faire en termes de pédagogie pour démonter les stéréotypes que je viens d'énoncer qui se trouvent encore fréquemment dans une portion de l'électorat de la gauche radicale. Il faut démontrer d'abord que la communauté juive est un ensemble extrêmement hétérogène et qu'elle est composée de gens qui majoritairement ne se réclament pas de l'appartenance à une "communauté organisée". Ils n'appartiennent à aucune association.
Des fantasmes perdurent. Le CRIF par exemple n'est pas une association à laquelle on peut appartenir à titre individuel.
Il existe une association des amis du Crif, mais elle est négligeable en nombre de membres vis-à-vis du demi-million de juifs en France. La majorité des juifs n'appartiennent à aucune association constituée ni ne participe à ce que d'autres ont appelé la "communauté juive organisée".
La communauté juive est socialement très diverse. On ne le rappellera jamais assez.
Propos recueillis par Nicolas Bove
Vous nous aimez, prouvez-le....