Dans des États-Unis encore attachés à la neutralité au début du conflit, Captain America, Superman ou encore Wonder Woman ont vite choisi leur camp......Analyse.........
Il serait candide de croire que les productions de la culture de masse (jeux, jeux vidéo, bandes dessinées, romans populaires, etc.) ne sont que de simples produits de divertissement.
Au contraire, les sociologues de l’École de Francfort ont pertinemment démontré que la production industrielle de biens culturels véhicule des idées politiques fort marquées idéologiquement (1).
Concrètement, des épisodes de l’histoire contemporaine attestent du rôle politique que pourraient jouer les productions de la culture de masse dans des événements politiques majeurs.
En France, l’exemple le plus emblématique reste celui des événements révolutionnaires de 1848. Le pouvoir républicain conservateur installé à la suite des journées de Juin a accusé les écrivains des romans-feuilletons d’avoir attisé l’imaginaire révolutionnaire dans les faubourgs parisiens.
D’ailleurs, très vite, ce même législateur s’est empressé de multiplier les décrets encadrant la presse, allant jusqu’à instaurer le timbre Riancey, qui taxe le roman-feuilleton d’un centime par exemplaire.
Dans une époque plus proche de la nôtre, les super-héros des comics américains ont joué un rôle central lors de la Seconde Guerre mondiale.
Dans des États-Unis tiraillés entre l’obligation de respecter les lois isolationnistes et de neutralité votées par le Congrès au cours des années 1930, et la prolifération du Bund germano-américain, organisation américaine pro-nazie, plusieurs créateurs de comics américains ont délibérément pris position en faveur des Alliés.
Un choix éditorial qui s’est, certes, exprimé via les voies underground de l’industrie de la bande dessinée fraîchement née, mais qui a indéniablement réussi à toucher des millions d’Américaines et d'Américains.
Une partie de l'opinion ouvertement antisémite
Dans son dernier ouvrage, Super-héros. Une histoire politique, l’historien médiévaliste William Blanc dissèque les idées politiques portées par les super-héros et le contexte politico-culturel de leur apparition.
De tous les super-héros ayant rencontré un succès d’audience lors de la Seconde Guerre mondiale (Jean-Paul Gabilliet, professeur des universités à l’Université Bordeaux-Montaigne, recense 1.125 super-héros au plus fort de la guerre dans son ouvrage sur le sujet), Captain America reste le personnage le plus explicitement engagé contre l’idéologie hitlérienne.
Dès le premier numéro de Captain America Comics, paru en mars 1941, on pouvait voir le super-héros au bouclier indestructible asséner un coup de poing à Hitler (photo ci-dessus).
Conçu par deux jeunes auteurs juifs américains, Joe Simon et Jack Kirby, Captain America est vite devenu le symbole de la lutte contre le fascisme, dans des États-Unis encore très hésitants à prendre officiellement position dans le conflit mondial.
Mais comme le souligne William Blanc, il serait réducteur de voir dans cette illustration une attaque visant uniquement l’Allemagne nazie.
Le dessin suggère plutôt une métaphore ciblant l’ensemble des adeptes de l’idéologie fasciste, autant à l’échelle nationale qu’internationale. Aux États-Unis, la fin des années 1930 et le début des années 1940 ont été propices à la montée de groupes pro-nazis.
À l’époque, une partie de l’opinion publique américaine «reste ouvertement antisémite et convaincue que les États-Unis doivent conserver leur neutralité dans le conflit qui enflamme le monde.
À New York même, le Bund germano-américain […] a rassemblé en février 1939 près de 20.000 personnes au Madison Square Garden», contextualise William Blanc.
C’est donc dans un contexte politiquement effervescent et totalement imprévisible que nombre d’éditeurs et de dessinateurs de comics ont pris position en faveur des Alliés.
Issus en grande partie de l’immigration juive provenant d’Allemagne ou de Russie, ces créateurs de comics s’étaient déjà fait remarquer par leur investissement «dans les courants progressistes et révolutionnaires. Aux États-Unis, beaucoup adhèrent aux partis de gauches et aux syndicats ouvriers», observe l’historien.
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Les SS attaquent Superman
Néanmoins, l’engagement pour des valeurs telles que la liberté et la démocratie s’est exprimé graduellement et dans une prudence manifeste. Force est de constater que l’action de Captain America, par exemple, s’est longtemps cantonnée aux frontières du pays.
Dans les premiers épisodes, correspondant à la période de neutralité des États-Unis de Franklin Roosevelt, le super-héros se contente de combattre les agents secrets nazis sur le territoire américain, sans jamais faire preuve d’interventionnisme dans le théâtre de la guerre en Europe.
Autrement, le risque aurait été considérable pour les auteurs, étant donné que l’engagement en faveur des Alliés «n’est pas alors clairement majoritaire parmi les Américains», comme le remarque Jean-Philippe Zanco, professeur de sciences économiques et sociales.
Ce contexte sociopolitique explique sans doute les précautions prises par Jerry Siegel et Joe Shuster, cocréateurs de Superman.
Dans le premier numéro où le public découvre le célèbre «homme du futur», paru en juillet 1938, les deux auteurs mettent en dessin une histoire «dans laquelle le super-héros contraint deux dictateurs guerroyant l’un contre l’autre, poussés par un vendeur d’armes venu de Washington, à conclure une trêve». On peut naturellement déduire de cet épisode la position pacifiste, et surtout neutre, défendue par le super-héros kryptonien.
En revanche, comme le fait remarquer Blanc, dans la livraison du magazine Look de février 1940, Superman est impliqué dans le même scénario, avec cette différence que les deux dictateurs sont désormais identifiables: on peut nettement reconnaître Hitler et Staline dans les dessins.
Cet épisode n’a pas manqué de faire réagir le Das Schwarze Korps, l’organe de presse des SS, qui a répliqué dans un langage antisémite acerbe, en allusion aux origines juives des auteurs: «Jerry Siegel, un gars intellectuellement et physiquement circoncis basé à New York est l’inventeur d’un personnage haut en couleur, doté d’une impressionnante apparence, d’un corps puissant, d’un maillot de bain rouge et qui s’amuse à voler à travers l’éther.
L’Israélite inventif a nommé ce type charmant affublé d’un corps surdéveloppé et d’un esprit sous-développé ‘‘Superman’’».
Inciter la jeunesse à se mobiliser
Ce n’est pas un hasard si les organes de propagande nazis restaient attentifs aux contenus des comics mettant en scène des super-héros. Les discours politiques véhiculés par ces personnages trouvaient manifestement un large écho dans la société américaine.
Le succès des ventes fut considérable dès le lancement du projet. «Le premier numéro de Superman est imprimé à près d’un million d’exemplaires», rapporte William Blanc.
Captain America, quant à lui, a de la même manière trouvé un succès inattendu. En 1941, les exemplaires du super-héros antinazi se vendent à plus d’un million d’exemplaires.
En outre, l’éditeur de Captain America Comics ira même jusqu’à proposer, au prix de dix centimes, «un badge et une carte de membre des Sentinelles de la liberté [la sentinelle de la liberté est le surnom de Captain America, ndlr]», observe Zanco.
Celui-ci identifie dans cette campagne une stratégie visant à inciter la jeunesse américaine à répondre à l’appel de la mobilisation de guerre.
Le lectorat féminin, quant à lui, fut ciblé à travers la super-héroïne Wonder Woman.
Conscient du poids social et démographique des femmes dans la société américaine à cette période, le psychologue et auteur féministe William Moulton Marston lance ce personnage dont l’action est de traquer aussi bien les espions nazis que les Américains qui sabotent l’effort de guerre contre les nazis et leurs alliés.
Publié pour la première fois en décembre 1941 –soit exactement au moment de l’entrée en guerre des États-Unis–, Wonder Woman a vite trôné parmi les comics les plus vendus dans le pays.
Au lendemain de la guerre, cet élan éditorial prônant la défense de valeurs progressistes s’est substantiellement estompé.
Wonder Woman offre à ce sujet un exemple éloquent: dans un paysage politique hanté par le communisme et largement acquis à la cause maccarthyste, Wonder Woman est devenue le symbole d’une figure subversive menaçant les valeurs chrétiennes auxquelles s’attachait alors la société américaine.
Mais dès 1949, Robert Kanigher, le successeur de Moulton, «la transforme vite en une femme traditionnelle […] puis adjoint à sa publication des bandes dessinées romantiques qui mettent en avant des héroïnes cherchant simplement à se marier».
Ainsi, moins de quatre ans après la fin du conflit, on a assisté à des représentations diamétralement opposées à celles proposées pendant la guerre. Reste à présent au lectoratd’apercevoir les parallèles avec certaines représentations dominantes dans les productions culturelles contemporaines.
1 — Pour plus de détails sur ce point, vous pouvez consulter le chapitre «La production industrielle de biens culturels, Raison et mystification des masses» de l’ouvrage La dialectique de la raison, de Theodor Adorno et Max Horkheimer.
Source Slate
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