C’est l’hiver à Tel Aviv. 15 degrés, de la pluie, des éclaircies, l’impression d’être en Europe, on attend la tempête pour demain. Je décide de faire ma promenade sous les arcades d’Ibn Gvirol pour me mettre à l’abri même si j’ai un parapluie. Ibn Gvirol, si vous avez faim. Une succession d’échoppes d’hamburgers, de Dim Sum, cupcakes, glaces siciliennes, pizzas, pâtes, soupes, falafels, croissants, jus de fruits… Des jeunes attablés sous la galerie regardent la pluie tomber.
Le rythme des arcades se brise, le promenoir sous pilotis s’interrompt: une maison Bauhaus mal en point et en face, le Tel Aviv en devenir, tours, verres et cuisine fusion.
Je découvre un panneau sur la façade d’une maison. Un acteur, un peintre, un musicien, un écrivain aurait-il vécu ici? Non cette fois, il s’agit de toute autre chose, une plaque commémorative en l’honneur d’une famille décimée dans la Shoah, la famille Ast, Selka et Solomon, leurs fils Bernard et Arnold et leur belle-fille Fella. Les revenus générés par la location des appartements du 29 Ibn Gvirol sont consacrés à une bourse pour les étudiants de l’université de Bar Ilan originaires ou descendants d’habitants de Ternopol, une ville aujourd’hui en Ukraine, à l’époque de la Seconde Guerre mondiale en Pologne. Les Juifs y furent massacrés, brûlés vifs dans les synagogues, exterminés par balles dans les forêts environnantes ou gazés à Belzec. Je la prends en photo. Et je remarque que derrière moi, un homme intrigué par le fait que je photographie, lit aussi la plaque. Voilà, ces personnes sorties de l’oubli pour quelques minutes.
Finies les arcades. Me voici dans la rue Yehuda HaLevi, un poète et philosophe séfarade du XIe siècle.
“Yehuda Halevi chante: Mon coeur est en Orient et moi au bout de l’Occident. C’est un périple juif, le jeu du coeur juif entre Orient et Occident, entre le moi et le coeur, aller-retour, aller simple ou simple retour. Errant sans faute, voyageur sans fin, comme le juif Freud, entre corps et âme, entre l’âme et l’âme, et mourir entre les deux.” Un extrait d’un poème de Yehouda Amihaï. Un poète disparu, habitant de Jérusalem où on attend la neige.
Où est mon corps, où est mon coeur ?
Dans la rue Yehouda Halevi, les maisons sont plutôt délabrées. Un beau mur taggué par une illustratrice en quête de travail, un moyen efficace de se faire connaître. Elle s’appelle Marian Boo.
Je tourne sur Balfour. La rue est en voie d’embellissement. Au 46, une belle maison blanche de plein pied avec une terrasse arrondie à balustres, très Côte d’Azur et un palmier monumental. Une maison bleue de 1926 de style éclectique. Le style éclectique, c’est aussi la rencontre de l’Orient et l’Occident, une architecture européenne avec quelques fioritures locales.
Je traverse Rothschild. La porte d’entrée d’une maison Bauhaus est ouverte. Je suis la courbe de la rampe en bois et en fer forgé. Les architectes juifs allemands qui ont fui le nazisme ont amené avec eux le Bauhaus à Tel Aviv, l’Allemagne à Tel Aviv, mais une Allemagne ensoleillée.
Un théâtre puis un grand bâtiment, la maison Strauss du nom de Nathan et Lina Strauss, des philanthropes américains, à l’époque propriétaires du grand magasin Macy’s à New York qui ont été surnommés: “Les parents de la médecine publique et préventive en Eretz-Israël.”
Tant de destins transposés.
A côté, une école. Plus loin, le bâtiment de la Maccabi.
Me voilà arrivée dans la cohue bigarrée de la rue Allenby. Mon coeur et mon corps sont en Orient.
Source Kef Israel