Architecte, artiste, penseur et auteur prolifique disparu en février 2020, il a laissé son empreinte dans des nombreux domaines. Son manifeste « L’Architecture mobile », recueil d’articles et de théories architecturales mais aussi urbanistes et sociales, vient d’être publié dans son intégralité. Voici 10 choses à savoir sur Yona Friedman.......Portrait.......
1. Ses premières théories architecturales sont nées dans un camp de réfugiés
Yona Friedman naît en Hongrie en 1923 dans une famille juive laïque et étudie l’architecture à l'université royale polytechnique de Budapest. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il s’engage dans la résistance et est arrêté sur dénonciation dans la rue.
C’est dans le camp de réfugiés où il se trouve avec ses parents en Roumanie en 1945 qu’il met au point la technique des « Panel Chains », un système permettant aux occupants de façonner leur espace grâce à des panneaux pliants.
L’architecture devait en effet procurer un toit et un abri aux survivants et loger au plus vite un afflux de personnes dans des infrastructures limitées.
L’idée de Yona Friedman était de trouver un moyen de partager un espace limité.
Sa technique : diviser temporairement des espaces réduits dans un contexte de survie.
2. Il a vécu dans un kibboutz
En 1946, les Britanniques, qui contrôlaient la Palestine, refusaient l’arrivée de réfugiés. C’est donc illégalement que Yona Friedman atteint le port de Haïfa sur un navire, grâce à une opération clandestine, Mossad LeAlyah Bet, qui permit à 70 000 migrants de gagner le territoire.
Arrivé sans bagage et sans papier, Yona Friedman vit d’abord dans une communauté agricole, au kibboutz Kfar Glikson. Dans ce type d’organisation destiné à réaliser une forme d’utopie socialiste, il expérimente la vie en communauté et le travail distribué quotidiennement à partir de listes de participants.
Il y restera un an en tant qu’ouvrier agricole. C’est dans cet environnement en soi expérimental que germeront plusieurs de ses théories et qu’il saisira notamment l’utilité de la mobilité et des logements préfabriqués pour accueillir des populations de façon décente.
Il achèvera ses études d’architecture au Technion de Haïfa en 1948 et y fera l'expérience d'une architecture nouvelle, pensée avec les habitants eux-mêmes. Onze ans après son arrivée tumultueuse, Yona Friedman décide de quitter le pays.
« Pour certains, son départ a été l'un des grands échecs de l'architecture et de l'art israéliens », d’après un article de 2011 du quotidien Haaretz.
3. Prouvé l’a incité à s’installer en France
C’est sur l’invitation de l’architecte et designer Jean Prouvé (1901-1984) que Yona Friedman s’installe à Paris, à l’âge de 34 ans.
En 1957, il expose ses théories architecturales au CIAM, Congrès international d'architecture moderne, et est entendu par Jean Prouvé, Frei Otto ou encore Gerrit Rietveld.
Prouvé est tellement intéressé par ses idées de préfabriqué qu’il parraine l’extension du visa français de Yona Friedman. Bien que le projet envisagé avec Jean Prouvé n’ait pas abouti, Yona Friedman ne renoncera pas pour autant à ses Cylindrical Shelters, dont les prototypes ont été présentés à la Foire internationale de Bruxelles en 1958.
4. Il a enseigné dans les plus grandes universités américaines
Après avoir publié et diffusé sur thèse sur L’Architecture mobile en 1958, il fonde la Geam (Groupe d’études d’architecture mobile) qui compte des adhérents comme Werner Ruhnau et Frei Otto.
Puis il enseigne l’architecture dans les plus prestigieuses universités américaines comme professeur invité à partir de 1964, pendant une dizaine d’années. Parmi elles, Harvard, MIT, Berkeley, Columbia, UCLA et Princeton, dans lesquelles il diffuse ses idées sur sa façon d’habiter la terre et les villes.
5. Il est l’auteur de bandes-dessinées
Notamment dans une volonté de vulgarisation et d’accessibilité à ses théories, Yona Friedman affectionnait particulièrement les bandes dessinées. En 1973, le ministère français de la Culture lui confie une mission sur l’enseignement de l’architecture à l’école.
Avec son épouse Denise Charvein – notamment cheffe monteuse du film Le Vieil Homme et l’enfant en 1967 –, il met au point ses premiers manuels en bandes-dessinées sur l’écologie ou l’habitat précaire. Distribuées par l’Unesco et traduits dans plusieurs langues, elles donnent lieu à une commande du Conseil de l’Europe.
De son côté, son livre Comment habiter la terre, également sous forme de comics, publié en 1976 (réédité en 2016 par l’éclat Poche), vise à « amener le lecteur à reconsidérer la place de l'homme-habitant dans un écosystème et de l'amener à réfléchir, dans un contexte de pénurie ou de crise durable ou temporaire, à des solutions de survie de son espèce ».
Puis, en 1982, quand il construit en Inde le musée des Technologies à Madras en Inde, musée sans portes et sans murs visant à rendre absolument accessible l’art aux populations, et ne pouvant pas distribuer de dessins techniques aux ouvriers, il leur explique ses idées au moyen de bandes-dessinées.
Beaucoup plus tard, Voyage au Pays des Licornes (2017, édition Semiose), réalisé pour sa petite-fille, décrit les habitudes des licornes, projection des utopies imaginées par l’auteur tout au long de sa vie : paix éternelle, construction de son propre abri, abolition de la propriété et de la mort...
6. Il envisageait le mariage sous forme de contrat renouvelable
Dans L’Architecture mobile, Yona Friedman explique que « [l]es institutions et formations de la vie sociale sont actuellement fondées sur des normes “éternelles”.
La propriété, le mariage, la religion, l’État, prétendent d’être établis pour l’éternité et les règles des rapports sociaux sont conçues sous cet angle. Pourtant personne n’a d’illusions quant à la durabilité de cette éternité. La plupart des conflits historiques (sociaux ou autres) sont la conséquence de l’inadaptabilité totale des institutions basées sur le concept d’éternité par rapport aux changements quotidiens ».
C’est pourquoi il préconise dans ce texte écrit en 1961 que les mariages soient « contractés automatiquement pour une durée de cinq ans, renouvelables », et ce afin de faciliter les rapports des familles et rendre moins douloureux les divorces qui deviendraient simplement « des cas de non-renouvellement, sans procès ».
Yona Friedman donne alors des exemples historiques de ce « système de révision automatique après de courtes périodes : l’année de jubilé, établie par Moïse, abolit toute propriété, esclavage, dette, punition, etc., par périodes de sept ans. » C’était écrit. Il fallait juste y penser.
7. Il n’aimait pas la ville moderniste indienne de Le Corbusier
En contact avec Le Corbusier dès de son premier voyage à Paris au début des années 1950, il le cite dans L’Architecture mobile comme son premier soutien, chronologiquement parlant.
Ce qui ne l’empêche pas d’adopter une attitude critique envers la Maison du fada : « La plupart des habitants de la “Cité radieuse” à Marseille ne se connaissent pas.
Pourquoi habitent-ils ensemble ? Aucun lien ne peut les réunir et ils se côtoient sans se connaître, négligeant les boutiques et les terrains de jeux à leur disposition dans les immeubles.
D’autre part, les parcs entourant les bâtiments n’apportent pas que la détente et le plaisir du grand air ; s’ils sont apaisants pour les nerfs malades, ils ne sont pas une garantie de vie saine : ils éloignent les habitants de leur véritable aspiration, les distractions de la ville.
Les promenades à travers les parcs n’amènent à la longue que l’ennui et les névroses. »
Son jugement sur la ville indienne construite en 1947 par Le Corbusier n’est pas plus nuancé : « L’expérience la plus poussée en matière de ville nouvelle est celle de Chandigarh. Elle n’est pas concluante. Les Hindous déclarent la ville invivable.
C’est une ville occidentale pour des habitants orientaux qui ne peuvent s’adapter à ses cadres rigides. Les rues, au lieu d’être le domaine d’une tribu ou d’une guilde, servent uniquement de lieu de passage ; les appartements conçus pour cinq personnes ne répondent pas aux besoins de dix familles formant un clan, etc. », écrit-il, toujours dans L’Architecture mobile.
L’important, pour Yona Friedman, était au contraire de « rechercher des techniques qui permettent de passer d’une solution à l’autre pour adapter la ville, si besoin est, aux modes de vie des habitants, au lieu d’adapter les habitants aux propositions des urbanistes ».
Pour l’historien Michel Ragon, le livre-manifeste L’Architecture mobile est « le plus important de l’architecture moderne depuis la Charte d’Athènes de Le Corbusier ». L’histoire ne dit pas si le pape du modernisme partageait son avis.
8. Il a créé une œuvre aussi longue que la hauteur de la tour Eiffel
Sur une commande publique du Centre national des arts plastiques (CNAP), Yona Friedman crée 2009 l’œuvre éphémère la Licorne Eiffel sur l’île de Vassivière.
Elle mesure 324 mètres, comme la tour Eiffel, mais est pour sa part couchée au sol. Pour la voir dans son intégralité, il fallait soit monter en hélicoptère, soit atteindre le sommet du phare d’Aldo Rossi qui domine cette île du Limousin. Sinon, on pouvait suivre au sol un réseau de grandes lignes blanches en marne (mélange de calcite et d’argile), tracées au milieu de l’herbe.
La femme licorne représentée avait aussi des allures de statue de la Liberté.
« J’aime bien les licornes : elles n’existent pas, donc elles sont paisibles », disait l’architecte qui était aussi artiste.
Après avoir participé à la Biennale de Lyon et à la Fiac en 2011, ainsi qu’à la Triennale de Yokohama, l’architecte avait montré ses sculptures à São Paulo, Miami et Berlin, puis en 2013 à la 5e Biennale de Moscou.
9. Son appartement parisien est devenu une œuvre en soi
Naturalisé français en 1966, Yona Friedman s’installe en 1968 dans un appartement du boulevard Garibaldi, dans le XVe arrondissement de Paris. Au fil des ans, il abritera ses maquettes, constructions de papier, notes éparses, matériaux de récupération, croquis, dessins, objets et souvenirs hétéroclites du sol au plafond... jusqu’à devenir l’objet d’une exposition en 1999 au NAI (Netherlands Architecture Institute) de Rotterdam.
Le Fonds National d’Art Contemporain en a de son côté fait l’acquisition au titre du Patrimoine.
En 2007, l’artiste Camille Henrot réalise Film Spatial, produit par la galerie Kamel Mennour, sur l’appartement-atelier parisien de Friedman du boulevard Garibaldi.
Et en 2015, le coffret livre-DVD Blvd Garibaldi : Variations sur Yona Friedman comprenant Animal Normal : Conversations avec Yona Friedman 2007-2014 de Caroline Cros et Antoine de Roux, est coédité par le CNAP et a.p.r.e.s éditions. Le livre, avec des textes de Sylvie Boulanger, Marie-Ange Brayer, Caroline Cros, Wim de Wit, Jean-Philippe Vassal sur cet appartement, utopie réalisable et réalisée, témoigne de la capacité de chacun à créer son propre monde et repose sur l’idée que l’individu est responsable de l’amélioration de son environnement. D’aucuns affirment que son « appartement-monde » est sa plus grande œuvre.
10. Son Architecture mobile vient d’être publiée dans son intégralité
Les éditions de l’éclat ont publié ou réédité 13 de la cinquantaine d’ouvrages écrits par Yona Friedman. Parmi ces livres, Villes imaginaires porte sur l’ordre des villes qui se crée selon les idées de ceux qui les habitent. Ou encore Comment habiter la terre est un livre d’une actualité brûlante, vu de l’état de l’environnement.
Il avait été publié au départ sous forme de brochure dont le but était « d’amener le lecteur à reconsidérer la place de l’homme-habitant dans un écosystème et de […] réfléchir, dans un contexte de pénurie ou de crise durable ou temporaire, à des solutions de survie de son espèce ».
À paraître par ailleurs en septembre : Vous avez un chien, c’est lui qui vous a choisi(e), sous forme de bande-dessinée, un manuel d’éducation pour ceux qui vivent avec des animaux domestiques et autres êtres vivants, et qui consiste en réalité davantage à dresser les maîtres.
L’Architecture mobile, vers une cité conçue par ses habitants tient une place à part dans ses écrits : il est central et s’est écrit, réécrit et augmenté d’ajouts entre 1958 et 2020.
Il tend notamment à résoudre l’équation suivante : « comment bâtir une ville qui puisse s’adapter aux données inconnues du proche avenir ? » Loin d’être uniquement un ouvrage d’architecture, il est aussi une réflexion sur l’espace public et privé et sur la société.
Ses articles sont parfois construits comme des textes philosophiques à la façon de Spinoza, avec les définitions des termes utilisés, axiomes, implications logiques et principes de causalité puis les conclusions qui en découlent. Des croquis de l’auteur expliquent et accompagnent ses théories, les rendant accessibles et rapidement compréhensibles.
Doté d’une conscience aiguë des périodes des transitions qu’il traverse, Yona Friedman y écrit en 1961 : « Nous vivons aujourd’hui dans un monde démocratique ; par démocratie j’entends : un système où la majorité a toujours raison sans que les minorités aient tort. »
Ajoutant plus loin : « Le plus important privilège acquis aujourd’hui est celui du “droit à la personnalité”. »
Concernant le rôle des architectes : « Leur rôle véritable devrait consister à aider et à suivre dans leur domaine et en tant que techniciens, le développement général.
Ainsi la ville nouvelle doit-elle s’adapter aux transformations foudroyantes de la technique et profiter de cette technique pour laisser aux habitants le maximum de liberté d’adapter leur ville à leur mesure. »
On trouve aussi dans cet ouvrage quelques rappels historiques salutaires : « À [la] détérioration des buts de la ville, l’homme réagit quelquefois par une fuite vers la campagne : le week-end, inventé au XIXe siècle par les Anglais des grandes villes industrielles. S’il est vrai qu’à l’origine l’homme recherche la ville comme lieu de communion indispensable, cet exode hebdomadaire ne peut être considéré que comme une dégradation. »
Yona Friedman, L’Architecture mobile – vers une cité conçue par ses habitants (1958-2020), L’éclat/poche, 348 p., 10 €
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