mercredi 23 septembre 2020

L’enquêteur, le nazi et son fils


L’avocat Philippe Sands, petit-fils de Juifs persécutés, a enquêté sur le personnage d’Otto von Wächter, Autrichien SS et gouverneur de Cracovie pendant la guerre, avec l’aide du fils de ce dernier. Après le succès de Retour à Lemberg en 2017, Philippe Sands, avocat franco-britannique et professeur de droit à Londres, poursuit dans The Ratline son enquête sur les traces du génocide en Galicie.......Détails.......



Personnage secondaire de son livre précédent, Otto von Wächter (1901-1949), SS et gouverneur de Cracovie de 1939 à 1942 puis de Galicie jusqu’en 1944, devient ici le personnage principal. 
Même s’il mentionne la famille de son grand-père, engloutie dans la Shoah, Philippe Sands s’éloigne de sa quête, celle de la troisième génération, qu’il entremêlait si bien avec les notions naissantes de génocide et de crime contre l’humanité.

La recherche de la vérité

Une mémoire familiale d’un autre type est au cœur de ce nouvel ouvrage, qui n’aurait pu exister sans la relation particulière qu’il a nouée avec l’Autrichien Horst von Wächter, fils d’Otto. 
Si la mémoire autrichienne du nazisme a évolué depuis les années 1980, l’affaire Waldheim et le constat amer alors dressé par l’écrivain Thomas Bernhard (« Il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en trente-huit »), Horst admet, lors d’un débat à Londres, que « ce genre de discussion serait impossible en Autriche où nous ne savons rien et ne voulons rien savoir » (p. 64).
Assez fréquente pour l’Allemagne, cette enquête familiale est plus rare pour un personnage de haut rang en Autriche, où un statut de « victime » du nazisme a été octroyé au pays par les Alliés dès 1943. 
L’adhésion totale de ses parents au nazisme ne fait aucun doute pour Horst, mais il recherche la vérité, ce qui est moins le cas pour les autres membres de sa famille.
L’ensemble de l’ouvrage, exploration des articulations entre responsabilités individuelle et collective, est traversé par cette quête du degré d’implication de Wächter dans les crimes commis par les nazis à Vienne, à Cracovie et en Galicie. Son fils et Sands, malgré moult raisons de s’opposer, unissent le plus souvent leurs efforts en une dialectique féconde, pleine de rebondissements. Horst est aidé par les vides des archives familiales (expurgées ?) ou officielles, qui ne comportent pas d’ordre direct signé de mise à mort.
C’est tout le talent de Sands que de parvenir à obtenir l’accès aux photos, journaux et lettres familiaux, sans montrer aucune complaisance. Il arrive sans doute au bon moment et accomplit ce travail de manière remarquable, avec la complicité active de Horst, qui enquête à décharge. 
La relation entre un fils de nazi et un petit-fils de Juif persécuté est l’une des intrigues puissantes de l’ouvrage, déjà présente dans le film de 2015.
Horst n’a de cesse d’apporter la preuve de l’« humanité » de son père, qu’il a peu connu, mais dont il défend la mémoire par fidélité à sa mère Charlotte, morte en 1985. 
On pense de nouveau à Bernhard et à son image « des pères morts ou consciencieusement dénués de conscience ». Horst recherche ce lien avec Sands et exprime parfois de la honte. 
Mais son regard sur le passé reste entravé par cette cécité volontaire et obstinée sur les crimes de son père. 
Comme le dit justement Welzer, un passé marqué comme criminel sur le plan de la culture publique du souvenir doit être mis en accord avec une mémoire familiale qui, compte tenu des exigences de cohérence, d’identité et de loyauté réciproque, contraint chaque membre à maintenir et à prolonger la « bonne histoire » de la famille.

Une carrière de nazi

Sands ne s’érige pas en historien, mais fait bien œuvre d’historien, en partant de l’histoire du couple Wächter. 
Il déploie toute la perspicacité et les méthodes qu’il utilise habituellement pour mener des enquêtes en matière de crime contre l’humanité (il plaide régulièrement à La Haye). 
On peut regretter que les aspects juridiques soient peu abordés ici. Il eût été intéressant d’insister sur la nature exacte des crimes au regard du droit.
Wächter, fils d’un officier austro-hongrois issu d’une famille récemment anoblie, est de la « génération de la guerre », trop jeune pour avoir combattu en 1914-1918, mais marquée par le conflit, dans un pays qui a changé de taille et de statut. 
Il fait partie de ces Autrichiens profondément antisémites et tôt gagnés à la cause nazie, dès 1923, qui luttent contre la République. 
Devenu avocat, il participe au complot contre le chancelier Dolfuss en 1934.
Obligé de fuir en Allemagne nazie, il renonce à la religion catholique, rencontre Himmler et Heydrich et travaille au SD. 
Il fait naturellement partie des nouveaux cadres du pays après l’Anschluss. Sands nous restitue l’atmosphère délirante à l’arrivée d’Hitler, grâce au journal de Charlotte qui y narre « le plus beau moment » de sa vie (p. 60).
Dans ses nouvelles fonctions, il côtoie d’autres nazis éminents : Seys-Inquart et Eichmann, ainsi que ses anciens camarades du Deutsche Klub, Kaltenbrunner, Fischböck et Globocnik. 
Dans cette euphorie, la famille s’agrandit, avec la naissance d’Horst Arthur le 14 avril 1939 (qui porte les prénoms du « martyr » nazi Horst Wessel et de son parrain Seyss-Inquart) et occupe une villa spoliée à des Juifs.

Les crimes du baron Wächter

Au début de la guerre, Wächter devient gouverneur de Cracovie sous l’autorité de Hans Frank, gouverneur général pour toute la Pologne non annexée. 
À Bochnia en décembre 1939, il fait exécuter des otages civils, crime de guerre avéré, et est présent sur les lieux (« demain je dois faire fusiller 50 Polonais »). À Cracovie, il impose un signe distinctif aux Juifs, les enferme en 1941 dans un ghetto dont sa femme loue l’esthétique de l’enceinte. Comme à Vienne, il épure l’université de nombreux professeurs polonais, dont des Juifs. Beaucoup mourront en déportation.
La relation haineuse de Wächter avec Krüger est un aspect évoqué, mais qui aurait sans doute mérité plus d’attention. 
Le classer, en début d’ouvrage, comme « camarade » de Wächter semble peu approprié. Dans sa biographie, Nicolas Patin consacre quelques pages à leurs désaccords. 
L’exploration de la nature de leur différend et des responsabilités de chacun dans le massacre des Juifs aurait sans doute permis de mieux cerner le rôle exact de l’administration civile, dirigée par Wächter. 
Étant lui-même SS, mais servant dans l’administration, il n’a pas eu le même rôle que son camarade Globocnik, chef de la SS et de la police (SSPF) de Lublin et exécutant direct de la mise à mort.
D’après Horst, Wächter n’a pas participé au génocide. 
C’est bien sûr faux, tant la complémentarité entre la SS et l’administration civile est flagrante. 
La mauvaise relation avec Krüger ne gêne pas le processus, si l’on en croit le rapport remis par Katzmann, SSPF à Lemberg, le 30 juin 1943. Celui-ci a travaillé en bonne intelligence avec Wächter pour mener à bien la « solution au problème juif » en Galicie, annoncée à Lemberg en 1942 par Frank en présence de Wächter, et dresse le bilan de plus de 400 000 juifs « évacués », c’est-à-dire assassinés.
En croisant les documents officiels et les lettres échangées avec sa femme, Sands démontre que Wächter non seulement savait, mais participait à un système et à une logique auxquels il n’a jamais cherché à échapper. 
Un écrit d’Himmler mentionne sa proposition, refusée par Wächter, d’occuper un poste moins exposé, à Vienne, au plus fort des « Aktionen » contre les Juifs en 1942. Autre document accablant, la correspondance intime entre Charlotte et Otto. 
Le 28 août 1942, en plein cœur de l’« action Reinhardt » en Galicie, il écrit à sa femme : « Les Juifs sont en train d’être déportés en nombre grandissant, et il est difficile de trouver de la terre battue pour le court de tennis. » (p. 97).
À Lemberg (aujourd’hui Lviv en Ukraine), Wächter est aussi à l’origine de la création, à l’été 1943, de la division SS Galizien, composée d’Ukrainiens. 
Une commémoration des anciens de cette division, organisée en 2014 en lien avec l’extrême droite ukrainienne, donne lieu à une rencontre surréaliste. Sands y croise des hommes qui vénèrent encore Wächter et mesure l’aveuglement de Horst qui y voit un argument en faveur de la « décence » de son père.

La fuite et la mort

La dernière partie de l’ouvrage, sans doute la plus originale et la plus méthodique, est consacrée à l’après-guerre. 
Il y a en effet un mystère à résoudre, celui de la mort de Wächter à Rome en juillet 1949. Sands cherche à lever toutes les incertitudes et est très convaincant. 
Après s’être caché plusieurs années en Autriche, Wächter est contraint de partir en Italie. Il est aidé par la Commission pontificale pour l’Aide aux réfugiés, dont la branche autrichienne est dirigée par l’évêque Aloïs Hudal, ancien sympathisant nazi. 
Il permet à de nombreux nazis (Franz Stangl, commandant de Treblinka) de fuir vers l’Argentine, où Perón est disposé à les accueillir.
C’est cette «  ratline », route d’exfiltration des nazis, qui donne son nom au livre. 
La mort de Wächter et la révélation dans la presse de l’aide reçue par Hudal contraignent le Vatican à s’en distinguer officiellement. L’ouverture les archives du Pontificat de Pie XII (1939-1958) depuis mars 2020 permettra sans doute de mieux cerner le rôle de cette commission, la provenance de l’argent et le degré d’implication de Pie XII, ami de Hudal.
Sands nous introduit au rôle complexe des services secrets américains et soviétiques au début de leur confrontation. 
Il met en évidence l’action du CIC américain qui, loin de mener la traque des nazis en fuite, cherche à les recruter contre les communistes. 
Il parvient à retracer les derniers contacts de Wächter avec le nazi Karl Hass. Celui-ci travaille, avec Hudal, pour le CIC et peut être aussi… pour les Soviétiques.

Philippe Sands, The Ratline. Love, Lies and Justice on the Trail of a Nazi Fugitive, Londres, Weidenfeld & Nicholson, 2020.

Source La vie des idées
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