Ce cauchemar ne s'affaiblit qu'en 1721, après une ultime grande peste à Marseille, en Provence et dans le Languedoc.
J'avais finalement renoncé à écrire le livre. Je me sentais dépassé par l'énormité du sujet et sa noirceur.
Le surgissement récent d'une (presque) pandémie planétaire causée par le coronavirus m'a incité à relire les 110 pages de notes prises à l'époque et archivées dans mon ordinateur.
J'avais été frappé par la manière dont la peste avait ravivé l'antisémitisme latent en Europe.
Ce n'était pas un « détail de l'Histoire ». Jean Froissart (v. 1337 - v. 1404), le grand chroniqueur de l'époque médiévale, est l'un de ceux qui ont le mieux raconté les événements.
« En ce temps,écrit-il, furent généralement par tout le monde pris et brûlés les Juifs, leurs avoirs confisqués, excepté en Avignon, en terre d'Église. »
À Strasbourg, en février 1349, ajoute-t-il, 2000 Juifs périssent sous les coups de la populace qui les accuse d'avoir empoisonné les sources et les fontaines. L'historien Michel Vovelle, dans un texte destiné à l'Encyclopædia Universalis de 2004, donne des précisions.
La peste avait ravivé l'antisémitisme latent en Europe. Ce n'était pas un « détail de l'Histoire ».
En 1349, après la Peste noire, les Juifs d'Allemagne furent enfermés dans un quartier dont les portes étaient closes chaque soir.
Il s'agissait bien de ghetto, même si le terme ne fut officialisé qu'en 1516, par une encyclique du pape Paul IV.
Dans les faits, Jean Ier de Pologne avait institué, dès 1494, le premier ghetto de son royaume.
Or les Juifs qui avaient émigré vers la Pologne et la Lituanie à partir du XIIIe siècle - bien avant la Peste noire - y avaient été invités par les souverains de ces pays qui comptaient sur eux pour relancer l'économie.
L'Histoire, hélas, devint vite tragique.
Mais la rumeur accusant les Juifs d'avoir empoisonné sources et fontaines fut relayée par une autre accusation : celle d'avoir plus facilement échappé à la peste que les chrétiens.
Elle s'exprima notamment dans plusieurs villes italiennes, dont Ferrare, en Émilie-Romagne, en 1386. On chercha à établir que pareil « privilège » était forcément le résultat d'une dissimulation.
Or, on trouve trace dans les archives d'une tentative du rabbin local de contrecarrer cette rumeur avec l'aide d'un chrétien.
Ils insistèrent sur le fait que plusieurs épidémies, très anciennes, sont évoquées dans l'Ancien Testament, notamment dans Lévitique 13-14. Il y est surtout question de la lèpre.
Mais, selon d'autres lectures, des maladies infectieuses en général et des précautions à prendre : se laver les mains avant chaque repas, isoler les malades pendant 40 jours (la quarantaine).
Des textes de la Torah que les Juifs connaissaient mieux que les chrétiens de l'époque. Et pour cause !
On appliqua ces règles bibliques à Ferrare. Les résultats furent probants. Cette fois, le savoir et la mémoire tenaient tête à la calomnie.
Petite lumière dans une grande noirceur...
Par Jean-Claude Guillebaud, journaliste, écrivain et essayiste
Source La Vie
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