La boutargue - appelée aussi poutargue - est une poche d'œufs de poissons salée puis séchée. Au-delà de son fort ancrage dans la culture israélite, elle suscite un engouement croissant dans les hautes sphères culinaires. Au point de détrôner l’honorable caviar ?
Avant de s’avancer sur la question, partons à la découverte de ce trésor de la mer, des origines jusqu’à sa dégustation, à l'occasion de la sortie d'un tout nouveau livre signé Gérard Memmi (1).
Ce producteur, connu comme le loup blanc dans le milieu, est à la tête de la fabrique familiale d'Ivry-sur-Seine, créée par son père dans les années 1980. À travers l’histoire de sa famille juive-tunisienne exilée à Paris, son livre raconte celle de toute une communauté qui se rassemble autour de cet aliment presque sacré.
De la Méditerranée à Taïwan
La boutargue aurait été inventée en Égypte il y a environ quatre mille ans. À l’époque, elle est aussi luxueuse que les œufs d’esturgeon.
On en retrouve au XVIe siècle en Tunisie, grâce aux juifs de Constantinople. Dans la tradition israélite, on la déguste en période de fêtes. «La boutargue a toujours été associée à des moments forts, c’est notre madeleine de Proust. Même les familles les plus modestes sacrifiaient une partie de leurs économies pour en profiter.
À Pâques, par exemple, le pain ne doit pas être levé. Celui que l’on consomme est azyme.
La boutargue est donc parfaite pour lui donner plus de goût», explique Gérard Memmi.
On l’aura compris, il s’agit d’un produit typique de Méditerranée : on en trouve en Camargue, Corse, Sardaigne, Grèce, ou encore à Malte. Toutefois, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Asie a également sa boutargue. «Il s'agit d'un marqueur culturel très fort chez les Asiatiques. Au Japon, on l'appelle karasumi, à Taiwan wuyuzi».
Poutargue ou boutargue ?
Si le cœur a tendance à balancer entre «poutargue» et «boutargue», Gérard Memmi précise : «Les puristes disent boutargue car, en langue arabe-égyptienne, le -p se prononce -b. Dans le sud de la France, à Martigues, haut lieu de production, on dit poutargue.
Les Italiens disent bottarga, les Portugais butarga… Les deux vocables signifient la même chose et sont issus d’une étymologie commune».
Un artisanat minutieux
Qu’elle vienne d’une partie du globe ou de l'autre, la conception de la boutargue reste précise, consciencieuse.
L’industrialisation n’a pas sa place dans le processus tant la matière première est fragile et précieuse.
D’où les tarifs : «On en trouve à partir de 110 euros le kilo et cela peut monter jusqu'à 170 euros selon le calibre», précise Gérard Memmi.
Ainsi, pour fabriquer de la boutargue, il faut commencer par pêcher quelques mulets (ou «muges», comme on les appelle dans le Midi), avant d'en extraire les œufs.
«Ils sont enveloppés dans une membrane très fine, la rogue, qui ne doit pas être déchirée. C’est chirurgical, rigoureux. Il suffit d’un geste de travers pour perdre la totalité du produit».
La seconde phase est celle du salage : «Le savoir-faire de l'artisan réside dans la durée de cette étape et dans le type de sel utilisé. Chez nous, il vient de Camargue et on laisse le produit s’en imprégner entre 6 et 12 heures avant de le passer sous l’eau», détaille Gérard Memmi.
Une fois rincées, les rogues sont disposées sur des plaques avant d’être conservées en salle de séchage. On les dispose ensuite quelques jours à l’air libre, suspendues au soleil.
Enfin, les rogues sont trempées dans un mélange de cire d’abeille, ce qui donne à la boutargue sa fameuse croûte blanche dans sa version finalisée. «C’est le meilleur moyen de conservation. Grâce à la cire, le produit peut se déguster longtemps après achat.
De plus, elle «transpire» sur le produit et l'adoucit. Emballé sous vide, c’est moins pratique. Il n’y a plus de protection : le produit doit donc être consommé immédiatement car il ne faut pas le mettre au frigo - le frais ralentissant son oxydation naturelle», développe Gérard Memmi.
La recette peut se reproduire avec des œufs de thon rouge : «C’est la bottarga di tonno italienne. Cela reste cependant plus rare et onéreux, compte tenu du prix au kilo du poisson», complète l’artisan.
Toutefois, contrairement aux idées reçues, le mulet nage de moins en moins dans les eaux françaises.
Si le salage et le séchage continuent de se pratiquer dans l'Hexagone, la plupart des poissons y arrivent congelés de Mauritanie, du Golfe du Mexique, d’Australie ou encore du Brésil, pays où on trouve les espèces de mulet propices à la fabrication de boutargue en quantité.
De l’art de la dégustation
Le charme du mets réside dans les vives réactions suscitées par son goût, original et très fort en bouche.
On peut en être fou ou le détester. Selon Gérard Memmi, la seconde option est souvent due à des erreurs de dégustation.
«Si on décide de consommer la boutargue nature, il faut d’abord s’assurer de sa conservation à température ambiante. Si elle a été au frais, il faut la sortir au minimum 3 heures avant», précise le professionnel.
Concernant le découpage, on ne laisse rien au hasard, à commencer par le choix du couteau. Ce dernier doit être sans dents pour ne pas rompre les œufs à l’intérieur de la poche.
Il faut ensuite entamer le côté arrondi de la rogue et non son extrémité pointue en retirant les deux premières tranches : «Cette partie du poisson touche la vésicule biliaire. Le goût est donc très acide et les morceaux sont plus foncés», conseille le professionnel.
Enfin, on enlève la cire qui l'enserre. Pour l’accompagner, le classique reste le duo pain-beurre, et éventuellement un filet d’huile d’olive. Et pour accompagner la dégustation ?
«On peut tout boire avec, sauf du vin rouge ! Du whisky, du vin blanc ou du champagne. Dans la communauté juive, on apprécie l’alcool de figue».
Et dans la cuisine, que faire de la boutargue ?
«On connaît tous les traditionnelles pâtes à la boutargue, l’une des spécialités culinaires de Sardaigne. Or, si on souhaite plus de fantaisie, on peut l’associer à des œufs ou des pommes de terre», indique l’artisan.
Soient quelques points communs avec son proche cousin le caviar, qui se cuisine avec des aliments neutres afin de ne pas masquer sa saveur.
Gérard Memmi se permet toutefois d’insister : «La boutargue est bien plus originale. On n’en trouve pas à tous les coins de rue, contrairement au caviar, maintenant commercialisé de toute part.
La boutargue garde encore toute sa noblesse et son aura». Bientôt les fêtes : une occasion, s'il en fallait, de goûter la sainte boutargue…
Boutargue. Histoires – Traditions - Recettes, Gérard Memmi avec Laurent Quessette et Josseline Rigot
Editions Flammarion, 216 pages, 39,90 €.
Source Le Figaro
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