En 1986, Pierre Desproges présente son sketch commençant par «on me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle ?» Trente ans plus tard, ce texte est devenu une référence pour certains antisémites et un cliché des débats sur l'humour, loin des intentions et de la pensée de son auteur.......Détails.......
Pourquoi ces malentendus autour du sketch de Desproges sur l'antisémitisme ?
On a un peu envie de commencer cet article en demandant si des antisémites se sont glissés sur cette page. Ils peuvent rester ; n’empêche qu’on ne nous ôtera pas de l’idée qu’au cours des dernières décennies, certains antisémites ont eu une attitude carrément récupératoire à l’égard de Pierre Desproges. L’objet de leur attention ?
Non pas le virulent pamphlet que cet «écriveur»-humoriste mort il y a (presque) tout juste 30 ans livra un jour contre l’endive, mais un sketch qui s’ouvre ainsi :
«On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle ?»
Il faut, pour l’évoquer, regarder ce sketch – ne pas le lire, mais le regarder – ce qui est possible, ça tombe bien, un tout petit plus bas. Car ici, tout passe par le jeu de scène. Il faut avoir en tête son contexte, aussi.
Il fait partie d’un spectacle (qu’il vaut mieux voir en entier également), incarné par un homme (Pierre Desproges, merci de suivre), qui s’adresse à son public (lequel sait à peu près ce qu’il fait là, théoriquement). Rien à voir donc avec un tweet balancé depuis les toilettes, ou une intervention dans une émission en prime time sur C8.
Intitulé Pierre Desproges se donne en spectacle, ce one-man-show, le second de son auteur, a été créé le 1er octobre 1986 au théâtre Grévin, à Paris. C’est vers le milieu de la représentation, et non dès le début comme on le lit parfois, qu’il entrait sur scène en posant la fameuse question : «On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle ?»
Récupérations
Trente ans après la mort de Desproges (le 18 avril 1988), ce texte est devenu une tarte à la crème des débats sur l’humour, qui sont particulièrement vigoureux ces temps-ci.
On en parle souvent comme du «sketch sur les Juifs», ce qui participe d’une certaine confusion : il faudrait plutôt parler d’un «sketch sur l’antisémitisme». C’est de cela en effet qu’il est question quand Desproges évoque les Juifs «qui se font raboter le pif et raccourcir le nom pour passer inaperçus» : «Regardez Jean-Marie Le Penovistein, on dirait un Breton.»
Ou quand il déclare, sur l’air de la confidence qu’affectent souvent les complotistes, que «tout le monde sont juifs».
Malgré cela, certains antisémites pensent pouvoir utiliser ce sketch à leur avantage. Le youtubeur Alain Soral, qu’on croirait d’ailleurs caricaturé par anticipation par Desproges, s’y est essayé sur son site Egalité & Réconciliation en reprenant la vidéo.
Il a été sommé de l’ôter par les filles de Desproges et en a tiré cette juste conclusion : «Comme, c’est bien connu, nous sommes vraiment n’importe qui, [les filles de Desproges] ont décidé de ne pas rire avec nous.» Jérôme Bourbon, dont la profession est de diriger le journal d’extrême droite Rivarol, tweete régulièrement des phrases extraites de ce sketch, ou d’autres de Desproges qui, croit-il, donnent raison à son obsession.
Il est passé maître dans l’art de sortir les phrases de leur contexte pour faire croire que Desproges les lançait à la cantonade, du matin jusqu’au soir. Lui, Soral et les autres «ont du bol que Desproges soit mort», relève Perrine Desproges, fille cadette de l’humoriste qui assume en première ligne la défense de sa mémoire.
«J’ai couru les chaînes de télévision pour trouver un parrainage»
Mais le problème va plus loin que ces offensives. Il réside dans un malentendu persistant : une forme de statufication de ce sketch pour affirmer que dans les années 80, «on pouvait encore rire de tout», et que «d’ailleurs il suffit de voir ce que Desproges disait sur les Juifs» (suivi d’un regard entendu). Incarnant l’esprit d’une époque miraculeusement vidée de tout conflit intellectuel, Pierre Desproges aurait donc produit un discours sur les Juifs, de la même façon que d’autres ont théorisé la loi de l’évolution.
Et l’urgence de notre temps serait de perpétuer ce discours, afin de défendre la liberté de rire de tout.
Mais la cristallisation des débats autour de ce sketch a un corollaire : elle place les Juifs au cœur de la discussion malgré eux, avec le risque d'apporter de l'eau au moulin des défenseurs de Dieudonné et d'Alain Soral, trop ravis de pouvoir mêler Desproges à leur combat.
Quant aux années 80, il est difficile d’affirmer qu’elles étaient particulièrement friandes de ce genre d’humour. Par exemple, on peinera à trouver une trace de la diffusion télévisée de ce sketch du vivant de Desproges. Selon Jean-Pierre Moreau, qui fut l’attaché de presse de l’humoriste, ce fut même assez compliqué : «J’ai couru les chaînes de télévision pour trouver un parrainage», se souvient-il.
TF1 étant exclue par l’humoriste lui-même, et ni Antenne 2 ni FR3 n’étant intéressées, Canal + a parrainé le spectacle avec trois spots de publicité, mais sans le diffuser. Et ensuite ? Notre requête auprès de l’Institut national de l’audiovisuel pour savoir si le spectacle a un jour été visible à la télévision a fait chou blanc.
L’INA est certain qu’il n’a pas été diffusé depuis 1995 (1). Avant cela, il ne peut exclure totalement qu’il ait été un jour programmé sur TF1, Canal + ou M6, mais la chose est peu probable.
Aujourd’hui, relève Moreau, «les chaînes de télévision sont bien contentes de faire des émissions d’archive à bon compte en se demandant "est-ce qu’il pourrait dire ça aujourd’hui ?"» Mais permettaient-elles de le dire hier ? Guère plus, visiblement.
«Les antisémites n’osent pas rire, et les Juifs se croient obligés de rire»
Pierre Desproges lui-même n’a jamais pris ce texte à la légère, bien au contraire. En décembre 1986, interviewé par les documentaristes Yves Riou et Philippe Pouchain (2), il déclare : «C’est le meilleur moment pour moi, arriver sur scène en disant "on me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle", j’adore dire ça.»
Mais il sait aussi qu’il avance sur une ligne de crête : «Les antisémites n’osent pas rire, et les Juifs se croient obligés de rire.»
Ce qui est en jeu à l’instant où il joue le sketch, c’est ce que les grammairienne et linguiste Florence Mercier-Leca et Anne-Marie Paillet, qui ont consacré un ouvrage à Desproges, appellent le «pacte humoristique».
Quels sont ses termes ? «Pierre Desproges s’est construit un ethos, une manière d’être, qui est un contre-ethos : il présente une personnalité détestable», avançait Anne-Marie Paillet dans Libération en février 2016.
Et pour bien signifier le registre dans lequel il se trouve, complétait-elle, il se sert de «signaux d’ironie» : «exagérations incongrues, non-sens, illogismes, inversion des réalités».
Tout le sketch fonctionne ainsi : adoptant une posture suffisante, l’humoriste commence par des énormités, enchaîne sur des clichés qu’il retourne un à un, puis conclut sur une pirouette absurde ayant trait à ses origines limousines.
On peut rire de tout, mais on peut aussi arrêter de citer Desproges n’importe comment
Expliquer cela ne règle pourtant pas la question. Pierre Desproges n’ignore pas qu’il crée un malaise. «Il y avait toujours un moment de flottement dans le public», se souvient Jean-Pierre Moreau.
Ce malaise provient en grande partie du fait qu’on ne sait pas très bien, parfois, s’il incarne devant nous un personnage antisémite dont il caricature les positions, ou si c’est bel et bien lui, Pierre Desproges, qui s’exprime. On entend ainsi une vraie indignation quand il évoque une «célèbre journaliste», Anne Sinclair, qui a dit qu’elle «n’aurait probablement pas pu tomber amoureuse d’un non-Juif».
Dans son entretien avec Riou et Pouchain, où il parle d’Anne Sinclair comme d’une «amie», Desproges souligne que cette phrase a été décisive dans son processus d’écriture : «J’ai trouvé embêtant que quelqu’un de violemment antiraciste profère ce genre de vérité troublante.» Jointe par Libé, Anne Sinclair n’a pas souhaité revenir sur cet épisode.
«Sa peur profonde, c’était de faire mal aux rescapés de la Shoah et à leur famille»
La première partie du texte, celle qui contient les passages les plus provocants sur la Shoah, est finalement plus facile à appréhender. Il s’agit d’une des nombreuses tentatives desprogiennes de mettre à distance, par le rire, ce qui est à la fois trop proche et trop inhumain pour qu’on puisse le comprendre. Né en 1939, Pierre Desproges s’éveillait au monde alors que le génocide des Juifs était en cours.
Il le dit à Riou et Pouchain : «Que des gens, des administrateurs, aient envoyé des gens par paquets de mille se faire occire au nom du racisme, c’est un truc, je ne comprends pas… Que mes parents, par exemple, aient vu ça, à une époque qui est la mienne.
Ce n’est pas les Huns, ce n’est pas Attila, c’est la semaine dernière.» L’enjeu pour lui, avec ce sketch, est de se montrer fidèle à son «il vaut mieux rire d’Auschwitz avec un Juif que de jouer au Scrabble avec Klaus Barbie» – une manière plus percutante de formuler le fameux «on peut rire de tout, mais pas avec tout le monde».
Journaliste à Marianne, Guy Konopnicki a raconté en 2014 qu’avant de présenter son spectacle pour la première fois, Desproges l’a invité à dîner en compagnie de leurs amis communs Odile Grand et Bernard Morrot, car il «se demandait s’il pouvait parler des Juifs sans être cloué au pilori pour antisémitisme. En fait, j’étais convoqué comme cobaye».
Il complète aujourd’hui : «Sa peur profonde, c’était de faire mal aux rescapés de la Shoah et à leur famille.»
Selon son ami et ancien collègue à l’Aurore Francis Schull, interrogé dans une émission récemment diffusée par France Culture, Desproges «a longuement hésité. Il a consulté. Il avait envie évidemment, mais il disait "est-ce qu’on ne va pas m’accuser ? Est-ce que les gens ne vont pas le prendre au premier degré ?"»
S’agissant de l’écriture en tout cas, Desproges dit à Riou et Pouchain avoir écrit «d’un jet», «sans autocensure». Mais ajoute : «A partir du moment où j’ai eu écrit ce truc-là, ça m’a posé des problèmes. Je me suis même réveillé en sursaut la nuit en me disant : "Est-ce que je peux faire ça ou ne pas faire ça ?"»
«C’était tellement énorme que ça ne pouvait pas choquer»
Aux yeux de Guy Konopnicki, on peut tout de même avancer qu’en ce temps-là, il était plus évident de s’aventurer sur ce terrain : «Le fond de l’air n’était pas le même. On n’était pas dans un contexte de remontée sérieuse de l’antisémitisme.
Outre les attentats, ce que j’ai lu autour de Maurras ces derniers jours, ce n’était pas pensable à l’époque.» Nous nous sommes en effet entretenus avec Guy Konopnicki pendant la polémique sur la «commémoration» à laquelle cet antisémite patenté était censé avoir droit en 2018, et alors qu’il est question ces temps-ci de rééditer d’autres auteurs d’extrême droite.
Risquons-nous, pour finir, à formuler une hypothèse : si jamais ce sketch, pas plus en son temps qu’aujourd’hui, n’a valu à son auteur d’être accusé d’antisémitisme, c’est peut-être simplement parce qu’il ne laissait planer aucune ambiguïté. Odile Grand, fille de déportés, a raconté dans Desproges, portrait de Marie-Ange Guillaume : «Quand Pierre faisait ce truc sur scène, je me marrais, j’avais envie de crier : "Ouais, je suis là !" C’était tellement énorme que ça ne pouvait pas choquer.»
C’est d’ailleurs avec un texte qui parle d’Odile Grand que l’on aimerait conclure. C’est un manuscrit jusqu'ici inédit, publié dans le livre de sa fille et de Cécile Thomas Desproges par Desproges (éditions du Courroux), paru à l’automne dernier.
Pierre Desproges y parle de la maison d’Odile Grand. Dans cette maison, «il n’y a pas de bouquet sur la commode Empire. Il n’y a pas de commode Empire sur le tapis persan. Et pas de tapis persan sur le parquet hongrois.» En fait, dans la maison d’Odile, «il n’y a rien que le charme d’Odile. Et le samovar». Pourquoi ce samovar ?
«Un jour Odile m’a dit. Quand elle était petite fille, elle allait à l’école en métropolitain, avec une étoile jaune collée de force au cœur, et des messieurs bien mis la guidaient toujours vers le wagon de queue où n’allaient pas mon père et ma mère, ni mon oncle Robert qui vendait du jambon, ni tous ces gens chrétiens de ma famille que j’aime, qui lisaient Paris-Soir sans broncher dans les autres wagons.
Et le temps vint bientôt des trains entiers qui partaient sans les miens qui s’appelaient tous – ô joie – Dupont. Alors aujourd’hui, si longtemps après pourtant, Odile est prête à partir, si jamais, parce qu’on ne sait jamais. Avec le chien, la chaîne, l’enfant, les Choco BN, elle ne pourrait pas courir assez vite les routes du Sud. "Je n’emporterais, dit-elle, que le samovar. C’est tout ce qu’il me reste de maman."»
(1) Mais signalons à ce sujet que Paris Première va diffuser le spectacle le 16 avril en deuxième partie d’une soirée spéciale Desproges, et que deux documentaires, diffusés ces jours-ci sur France 3 et France 5, montrent l'introduction du sketch.
(2) Dans un entretien qui ne sera publié et diffusé que dix ans plus tard, sous le titre La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute.
Frantz Durupt
Source Liberation
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