Avec ses 550 habitants (dont 300 membres), le kibboutz de Baram constitue un îlot de verdure dans la zone désolée qui garde la frontière entre Israël et le Liban, en haute Galilée. Pelouses épaisses sous le pied, arbres aux feuillages généreux, confortables allées où certains « kibboutzniks » se déplacent en voiturettes électriques : une apparence de club de vacances prévaut en ce lieu aménagé à partir de rien par des rescapés de la Shoah, à partir de 1949, et que menaçaient encore naguère les tirs de roquettes du Hezbollah voisin.
Haïm Galed et son ami Yehuda sont deux Juifs d’origine française qui revendiquent chacun presque soixante ans d’engagement volontaire dans cette implantation gardienne de l’orthodoxie collectiviste. Ainsi Baram (dont le nom signifie « celui qui porte le peuple ») fut-il le dernier des 270 kibboutz israéliens à avoir abandonné – en 1996 – le principe des « maisons d’enfants », dans lesquelles les bambins passaient la nuit éloignés de leurs parents.
Rien de tel que d’effectuer ici une visite pour prendre la mesure de l’esprit pionnier des origines, puisque les premiers villages de ce type furent fondés il y a juste un siècle, avant la Première Guerre mondiale. « À Baram, on est resté des purs », nous confirme Haïm. L’homme n’est pas peu fier de ce mode de vie propre à la culture juive et qui aura peut-être été (avec la vie monastique chez les chrétiens) l’une des ambitions communautaires les plus abouties, les moins éphémères de notre histoire.
Capitalisme au dehors, socialisme strict au dedans
Avec ses vergers étendus alentour et son atelier qui conditionne 5 000 tonnes de fruits par an (pommes, poires, kiwis, citrons, amandes), avec surtout son usine très moderne d’instruments médicaux (et les nombreux salariés qui y travaillent), Baram vit confortablement et se permet de refuser toute concession à son idéal égalitaire : capitalisme au dehors, avec ses produits à vendre et exportés ; mais socialisme strict au dedans puisque l’accès à la salle à manger collective du kibboutz reste gratuit, par exemple, et que la possession d’une voiture individuelle ou d’un logement en propre est toujours impossible aux résidents.
Précisément, Haïm et Yehuda nous font découvrir cette cantine en libre-service qui constitue le point central de la vie au kibboutz, « même si de plus en plus de membres n’y prennent plus leurs repas qu’à midi ».
À proximité, le mur des boîtes aux lettres où chacun vient prendre son courrier, le bureau postal, la borne informatique à partir de laquelle on peut réserver une voiture dans le parc des 80 véhicules disponibles. Voici la petite supérette où les kibboutzniks se procurent des produits de première nécessité, sans besoin d’argent liquide puisqu’une ponction est opérée par informatique sur le petit budget mensuel alloué à chacun.
« Que personne ne travaille jamais au service de quiconque »
Plus loin, la laverie industrielle où chaque membre va déposer ses vêtements, marqués de son nom, pour les reprendre propres et repassés. Il est loin le temps où personne ne disposait ici d’effets individuels, à l’exception de son caleçon, de ses souliers et de sa brosse à dents !
Ce sont essentiellement des employés qui assurent désormais le fonctionnement de cette buanderie collective : ce qui constitue une autre entorse aux principes originels, lorsque le salariat était considéré comme une forme d’exploitation à bannir. « Que personne ne travaille jamais au service de quiconque»!
Plus loin, le gymnase, la piscine, la grande salle de spectacles aménagée en gradins, puis la pouponnière, l’école, le cabinet dentaire, la maison de retraite médicalisée (un membre de Baram sur trois a plus de 65 ans). Aucune synagogue dans ce complexe d’inspiration très laïque, où l’on refuse même de servir de la viande casher à la table commune: «Si on mettait le doigt dans cette tentation, dit Haïm, on y passerait le bras entier !»
Chez les cadets, besoin de plus d’intimité
Au club de loisirs, devant les étagères à journaux, une douzaine de kibboutzniks débattent des changements envisagés à Baram. Car, même dans cette unité de peuplement à l’ancienne (elles ne sont plus que 25 de ce type dans le pays), se fait jour une demande de plus grande autonomie individuelle.
Chez les aînés, la prégnance de la vie collective n’est pas vraiment ressentie comme une contrainte. Un certain « contrôle social » s’exerce bien ici, qui contient les risques de déviances : « La seule vraie sanction au kibboutz, s’exclame quelqu’un, c’est celle de l’opinion publique ! »
Mais chez les cadets, le besoin se fait impérieux de disposer de plus d’intimité, de temps pour soi : ne serait-ce que pour regarder la télé le soir avec les enfants, plutôt que de se rendre aux assemblées générales hebdomadaires ou aux réunions proposées. À ce sujet, une personne se souvient de l’époque où faisait encore débat le choix pour les familles de s’acheter – ou non – leur propre téléviseur…
« Il faut s’adapter aux temps nouveaux »
Faudra-t-il permettre bientôt à chaque maisonnée de disposer de sa voiture individuelle ? Ou à chaque individu de voyager, de se former, de changer de métier comme bon lui semble ? Ne conviendra-t-il pas d’interrompre l’accès gratuit à la cantine, afin que chacun y paie sa part à la mesure des repas consommés ?
Dans le processus inéluctable d’individualisation, et puisque Baram en a les moyens, pourquoi ne pas augmenter l’allocation mensuelle versée à chacun ? Les membres qui travaillent à l’extérieur continueront-ils à verser leur salaire à la caisse du kibboutz ?
« On sent bien ici qu’il faut s’adapter aux temps nouveaux, fait valoir l’un des participants à l’échange, mais on ne veut pas tout compromettre. » Après avoir travaillé si dur, un ancien déplore également « de ne pouvoir transmettre le moindre héritage personnel aux enfants ». Car il s’agit aussi d’aider ceux des jeunes qui préfèrent mener leur vie à l’extérieur, dans un cadre moins contraint.
Un « non-échec exemplaire »
Sans doute la vie à Baram ne va-t-elle pas sans certaines contradictions. « Chacun veut devenir plus indépendant, mais en gardant la protection de la vie collective »… Du moins les kibboutzniks peuvent-ils se réjouir de ce que des candidats frappent à leur porte : tous ces gens des villes qui aspirent à une existence plus paisible à la campagne, avec un accès gratuit à de nombreux services et, pour leurs enfants, une excellente formation à la citoyenneté. À défaut d’idéal chez ces candidats, Haïm et Yehuda voient en cela une garantie contre le risque de vieillissement qui pourrait guetter la population résidente.
Lancée voilà juste cent ans, l’aventure kibboutzique essaie depuis plusieurs années déjà de se réinventer. Mais le seul fait qu’elle ait survécu, en dépit des faiblesses inhérentes à l’homme, témoigne de ce qu’elle reste (selon l’expression du philosophe Martin Buber) un « non-échec exemplaire » !
À Baram, nos deux amis Haïm et Yehuda peuvent bien se moquer de la religion, l’un de leurs contradicteurs se décide à braver leur scepticisme. Il s’étonne devant tous de ce « petit miracle » qu’est la persistance des kibboutz en Israël : « Après un siècle, n’est-ce pas surprenant que nous soyons encore là ? C’est comme si, peut-être, un Dieu bienveillant nous protégeait. »
Source La Croix