lundi 31 octobre 2016

" En Israël, le polar reste le parent pauvre de l'écriture romanesque ! "





Avec son héros Avraham Avraham, un Israélien "normal", l'auteur à succès Dror Mishani veut redonner ses lettres de noblesse à la littérature policière....





« Je venais de terminer ma conférence sur l'œuvre d'Agatha Christie, quand un monsieur m'aborde et me félicite. "C'était vraiment passionnant. Mais répondez-moi franchement : vous croyez vraiment que les romans policiers, c'est de la littérature ?"
Et Dror Mishani de rire : « Voilà, c'est comme cela en Israël ! Malgré mes efforts, et avant moi le succès international de Batya Gour, le polar reste le parent pauvre de l'écriture romanesque ! Comme si le fait de sortir de l'identité collective, des questions existentielles de ce pays, pour parler de l'aliénation urbaine, avec son cortège de solitude, de jalousie, de riches et pauvres qui se côtoient dans le rejet ou la colère, cela ne pouvait pas porter le nom de littérature. »
Cet ancien journaliste sait de quoi il parle. Devenu éditeur, critique et universitaire, spécialiste de littérature policière, il est passé de l'autre côté de la barrière. Résultat : trois polars écrits en hébreu. Tous traduits en français et publiés au Seuil : Une disparition inquiétante, La Violence en embuscade et le petit dernier : Les Doutes d'Avraham. Vous n'y trouverez ni agents du Shin Beth, ni espions du Mossad. Avraham Avraham, son héros de livre en livre, est un inspecteur de la brigade criminelle d'un commissariat de banlieue.
On est loin de Jérusalem, la sacrée, de Tel-Aviv, la libérale, ou du mythique kibboutz.
Non, nous voilà dans la banalité de Holon la banlieusarde et de ses habitants, pour la plupart des petits bourgeois sépharades, ashkénazes, pratiquants, laïcs, immigrants ou de souche. On déambule dans un centre-ville défraîchi, à la laideur très années 70, dans des quartiers aux villas plus cossues ou dans des « barres » réservées aux plus pauvres, juifs d'origine éthiopienne, migrants africains, travailleurs philippins.
Les seuls arabes rencontrés sont des Palestiniens qui travaillent sur des chantiers. Rien qui fasse la une de la presse internationale ou la trame du roman national israélien.
Mais plutôt dans les pages intérieures des journaux populaires qui aiment à retracer ces affaires de violence urbaine avec ces conflits de voisinage, de drames familiaux, de mariages naufragés. Ces mêmes tragédies personnelles qui défient le temps et les circonstances géopolitiques, tout en faisant le succès de Conan Doyle, Christie ou Mankell, en passant par Simenon, Chandler, Hammett ou P. D. James.
 Prendre au sérieux la littérature policière, c’est se donner les moyens d’écrire sur des tragédies et sur l’âme humaine dans ce qu’elle a d’universel 
Alors Avraham Avraham, l'inspecteur-enquêteur, en parenté avec Sherlock Holmes, Hercule Poirot, Jules Maigret, Kurt Wallander ? Si Dror Mishani vous remercie du compliment, il n'a pas l'air plus étonné que cela. « Vous savez, quand j'avais 10 ans, je fréquentais la bibliothèque municipale de Holon, la ville où je suis né.
C'est là que j'ai découvert Arthur Conan Doyle, Agatha Christie. Considérée comme une littérature pas sérieuse, les quelques livres traduits en hébreu se trouvaient au rayon jeunesse. Je les ai dévorés. » Mais le rayon s'épuise. Face à la tristesse du jeune Dror, la bibliothécaire lui prête un « Le Carré ». « Trop compliqué, pour mes 12 ans !
Et puis l'espionnage, ce n'était pas mon truc. Alors j'ai laissé tomber et je suis passé à la littérature dite sérieuse. » Mais un séjour en France va tout changer. On est en 1999. Direction Paris et un objectif : apprendre le français pour lire dans le texte ceux qu'il aime par-dessus tout : Balzac, Flaubert, Camus, le nouveau roman et Houellebecq.
Sa professeure lui donne trois conseils : lire les classiques, lire les classiques, et encore… lire les classiques. Parmi les auteurs qu'elle cite, il y a Simenon. Et c'est parti pour la lecture de tous les « Maigret ». Avec au final, l'idée définitivement ancrée « que prendre au sérieux la littérature policière, c'est se donner les moyens d'écrire sur des tragédies, au sens classique du mot, et sur l'âme humaine dans ce qu'elle a d'universel y compris dans ses zones les plus noires. »
Mais qu'on se le dise ! Hors de question d'être dans l'imitation transie des grands maîtres. Son détective n'est n un « privé » façon Amérique profonde, ni un « célèbre limier » de la police nationale française. C'est un Israélien « moyen », une sorte « d'homme sans qualité », au physique ordinaire – il n'est pas grand, un peu lourd ; Robert Redford et encore moins Brad Pitt – et au caractère dominé par le doute surtout de lui-même et de ses capacités professionnelles…
Au fond, il n'est le symbole ni des Israéliens d'aujourd'hui, ni de ceux d'hier. À l'image de sa ville de Holon. « Et puis, vous savez, c'est un policier. Il sait qu'aux yeux du pays, il ne peut pas être un héros. » La peur du flic ou la vision de la brute pas très maligne ?
Probablement les deux, d'où d'innombrables blagues, dont celle-ci : « Pourquoi les policiers vont-ils toujours par deux ? Parce qu'il y en a un qui sait lire et l'autre écrire… ! »


Il quitte l'armée


Revenons à la bibliothèque municipale de Holon, là où le jeune Mishani est tombé dans la marmite de la littérature policière. Elle était située près de la maison familiale, qui l'a vu naître le 23 juin 1975.
Son père, un avocat très féru de politique – il fut deux ans député d'un petit parti dissident du Likoud –, était le fils d'un juif originaire d'Alep en Syrie, venu s'installer en Israël à la fin des années 1920. Il est décédé il y a un peu plus de deux ans. Sa mère, née en Bulgarie d'une famille d'origine hongroise, vit toujours à Holon.
Un couple israélien juif « mixte », selon la formule consacrée quand un conjoint est d'origine orientale et l'autre d'Europe centrale. Reste que pour Dror Mishani, cela veut dire un père chaleureux et soutenant, avec un authentique libéralisme. La mère est, elle, décrite comme assez contrainte, plus à cheval sur les codes en vigueur.
Et le nouveau maître du polar israélien d'enchaîner sur quelques exemples, à commencer par le jour où il a annoncé sa décision de mettre un terme à son service militaire, six mois seulement après avoir été mobilisé.
« Mon père, un homme de droite, officier dans le régiment Golani, adorait l'armée. Il avait fait la guerre des Six-Jours, celle de Kippour et la première guerre du Liban. Quand je lui ai dit : je quitte l'armée, il m'a répondu : "Si c'est trop dur pour toi, alors tu dois être libéré. Je te soutiens. Je vais t'aider." Et c'est ce qu'il a fait.
Pour ma mère, pourtant antimilitariste et votant à gauche, c'était la fin du monde ! "Tu ne peux pas quitter l'armée, m'a-t-elle dit ! C'est interdit. Tu ne vas pas trouver de travail. On ne te le pardonnera pas !" En résumé, le plus libéral n'est pas celui qu'on pense ! » Quand on lui pose la question : « N'est-ce pas un peu cliché ? », il a l'air agacé mais continue à sourire : « Vous savez, ce n'est pas une affirmation sociologique.
C'est mon histoire personnelle. Ce qui est vrai, c'est que j'en ai tiré des conclusions sans pour autant les transformer en généralité ou en théorie. Je pense que du côté politique, comme culturel, il y a chez les "Orientaux" moins de dogmatisme que chez les ashkénazes, du moins ceux qui vivent en Israël. En Europe c'est autre chose. »


L'homme aux trois mariages


Où en est-il aujourd'hui ? A-t-il fait le choix d'une tradition contre l'autre ? Visiblement non.
Ne serait-ce que dans sa vie personnelle. Époux de Martha, une universitaire polonaise catholique, il raconte, avec dans l'œil un éclat particulier, ses trois mariages : d'abord le civil à Chypre, ce qui lui permet d'être reconnu par le ministère de l'Intérieur israélien.
Puis le religieux catholique, dans l'église de Jaffa, et enfin le dais nuptial juif, également à Jaffa, la ville judéo-arabe qui jouxte Tel-Aviv. Un choix de vie, hors du consensus national, et l'une de ses valeurs phares : l'appartenance ethnico-religieuse qui rend problématiques, pour ne pas dire très mal vus par beaucoup, les mariages en dehors de sa communauté d'origine.
C'est bien là ce qui rend Dror Mishani et son œuvre totalement raccord. Que ce soit dans sa vie personnelle ou dans ses livres, ce qui l'intéresse, ce sont les gens. Leur vie, leurs émotions, leurs ambitions petites ou grandes, leur regard sur les autres, leurs semblables si dissemblables. Pas d'effets de manche. Pas de podiums à célébrités.
Rien que des hommes avec leur misérable tas de secrets. Que ce soit pour être aimés ou reconnus. Comme Avraham Avraham, le petit sépharade qui voudrait bien qu'on ne lui préfère pas la quintessence de l'ashkénaze, ce beau gaillard blond aux yeux bleus de Sharpstein, son collègue à la criminelle, ou comme Dror Mishani qui souhaite donner au roman noir israélien ses lettres de noblesse.
Et il pourrait bien réussir. Ne m'a-t-il pas donné rendez-vous place Weizmann à Café-Café, là où Avraham Avraham échoue parfois ; les soirs de stress ou de mélancolie.
Dans la réalité, c'est un café restaurant à l'enseigne d'une chaîne installée partout dans le pays. Un décor banal d'où ressort en fond de salle une étagère de livres, avec au-dessus cette inscription : « L'avenir appartient à ceux qui croient dans la beauté de leurs rêves… »


Par Danièle Kriegel


Source Le Point


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