mercredi 25 décembre 2013

Joseph Bau, le « Walt Disney israélien »


La très belle histoire des Bau, tous deux survivants de la Shoah, est pratiquement tombée dans l’oubli. C’était sans compter leurs deux filles qui s’efforcent aujourd’hui d’entretenir la mémoire du « Walt Disney israélien » et de son épouse. Un trésor national qui gagne à être connu… A Tel-Aviv, non loin du boulevard Rothschild, un petit musée abrite une incroyable collection de dessins animés, de peintures et de poésies. Le tout présenté de façon ludique et vivante.



Grâce à leurs infatigables filles, les très affables Clila et Hadassa Bau, l’histoire de Joseph Bau et de son épouse Rébecca, survivants de la Shoah et sionistes, ne tombera pas dans l’oubli. Depuis la mort de leur père, en 2002, les deux sœurs ont fait de son atelier-studio du 9, rue Berdichevsky un merveilleux petit musée. « I had a dream », sourit Clila. « Nous n’avons pas d’argent », explique sa sœur, « alors nous aimerions que quelqu’un achète le musée, afin qu’il subsiste indéfiniment. »


La plus petite salle de cinéma du monde


Joseph Bau n’était ni plus ni moins que le « Walt Disney israélien ». Quand il s’installe en Israël avec sa femme et sa première fille, en 1950, il a déjà fait ses preuves comme artiste à Cracovie, en Pologne. Ils arrivent à Haïfa sans grande fortune et séjournent quelque temps dans un camp de transit. Là, Joseph n’a qu’une idée en tête : se lancer dans le film d’animation. Quelques années plus tard, il dispose de son petit atelier-studio à Tel-Aviv, dans une rue étroite bordée d’arbres. Là, dans les années 1960 et 1970, il va créer ses dessins animés, mais aussi une multitude d’affiches de cinéma et de publicités pour des films israéliens. « Il était en très fier », se souvient Hadassa. « Il disait : “J’ai conçu un nouveau langage de référence en Israël, 2 000 ans après”. »
Les deux sœurs ne commencent jamais la visite du musée par l’histoire de leurs parents pendant la Shoah. Elles préfèrent brosser d’abord un portrait de l’homme inventif, optimiste et déterminé qu’était leur père. Pour cela, elles s’arrêtent devant une machine compliquée, rouillée et poussiéreuse. Pour créer ses dessins animés, Joseph utilisait un appareil de radiographie qu’il avait démonté et sur lequel il avait fixé une caméra qui lui permettait de faire de l’animation image par image. Il avait également construit son propre projecteur à partir de matériaux de récupération, dont un moteur de machine à coudre et un sèche-cheveux destiné à refroidir l’ampoule électrique.
C’est encore avec ce projecteur d’origine que Clila et Hadassa visionnent les films de leur père. Elles les présentent sur un minuscule écran placé sur le mur d’en face. Clila révèle qu’elles ont déposé leur candidature au Livre Guinness des records pour que cette salle de cinéma soit reconnue comme la plus petite du monde. Il leur manque toutefois les 9 000 dollars nécessaires pour que leur demande soit prise en compte. « C’est un homme qui a fait tout tout seul », insiste Hadassa. « Il n’a demandé l’aide de personne ! »
A la différence des autres résidences d’Israéliens célèbres transformées en musées (comme celle de Bialik, de Reuven ou de Ben Gourion), l’atelier-studio des Bau est un appartement en location, ce qui le met à la merci des promoteurs et du marché l’immobilier. De fait, le loyer n’a cessé d’augmenter depuis l’arrivée de leur père, en 1956.


Mariage clandestin dans les camps


Situé en rez-de-chaussée, le musée ne peut accueillir plus de 40 à 50 personnes. La petite entrée sert de boutique de souvenirs, où est vendu, entre autres, le livre des mémoires de Joseph pendant la Shoah (« Bon Dieu, n’avez-vous jamais eu faim ? ») traduit en plusieurs langues, dont le chinois (et bientôt en français).
« Au début, il voulait appeler son livre “Les miracles qui sont arrivés à Joseph et Rebecca Bau” », explique Clila. De quoi se faire une idée de l’humilité de ce couple, qui estimait avoir survécu grâce à la chance, et minimisait l’importance de l’ingéniosité dont chacun d’entre eux a fait preuve et qui leur a permis de s’en sortir.
Joseph et Rebecca se sont rencontrés dans le camp de concentration de Plaszow, en Pologne, et se sont mariés en secret dans les baraquements des femmes. Leur mariage clandestin est raconté dans le célèbre film de Steven Spielberg, La liste de Schindler. « Le 14 février prochain, ce sera le 70e anniversaire de ce mariage et cela fera aussi 20 ans que le film est sorti », indique Clila. « Nous voulons faire de ces anniversaires un grand événement. »
L’histoire des Bau est captivante. Grâce à leurs compétences respectives, l’un et l’autre ont survécu dans les camps. Rebecca, qui était esthéticienne, avait été sélectionnée pour être la manucure personnelle du sadique capitaine SS Amon Goeth. Celui-ci avait coutume de poser un pistolet sur la table et de prévenir Rebecca qu’il la tuerait sur le champ si elle le coupait. Malgré sa terreur, la jeune femme a continué à travailler, et c’est sa fonction qui lui a permis, par la suite, de sauver la vie à son mari.
Etrangement, c’est seulement en 1993, le jour où ils sont allés voir La liste de Schindler en avant-première, que Joseph a découvert que son épouse était directement responsable de sa survie. Interviewée par un journaliste après la projection, Rebecca a raconté avoir, un jour, dans le camp, surpris un garde sur le point de tuer la mère du secrétaire de Goeth. Elle avait réussi à l’en empêcher en lui affirmant que, s’il tuait cette femme, Goeth le tuerait ensuite. Quelque temps plus tard, alors que le camp devait être liquidé, Rebecca a demandé au secrétaire de Goeth d’inscrire le nom de Joseph sur la liste d’Oskar Schindler, qui recrutait des ouvriers pour son usine. En fait, elle craignait plus pour son mari que pour elle-même, a-t-elle expliqué au journaliste. Transférée par la suite à Auschwitz-Birkenau, elle s’est retrouvée devant Josef Mengele, l’ange de la mort : par trois fois, elle est parvenue à sortir de la file destinée aux chambres à gaz.
Joseph a lui aussi été sauvé par son talent. Durant son séjour dans le camp, cet homme à l’imagination et à la créativité débordantes a composé de nombreux poèmes, et beaucoup dessiné. Ses écrits et dessins étaient réunis dans un carnet miniature qu’il avait fabriqué et qui tenait dans le creux de sa paume. L’un des poèmes, intitulé La séparation, a été écrit pour son épouse le jour où ils ont été séparés. Il figure dans le livre de ses mémoires.
Dans le camp, il a été employé par les nazis pour ses talents de calligraphe et de cartographe. Il avait étudié l’art graphique à l’université de Cracovie, et son habileté à dessiner des lettres gothiques (une écriture qu’affectionnait le régime nazi) lui a sauvé la vie et lui a permis de disposer d’outils qui ont sauvé des centaines d’autres Juifs, pour lesquels il confectionnait de faux papiers. On ignore le nombre exact de personnes qui lui doivent la vie, mais selon les deux sœurs, leur mère, décédée en 1997, avait tenu un journal dans lequel elle avait recensé tous les noms. Hadassa et Clila espèrent pouvoir le publier un jour.
« Mon père aurait pu fabriquer de faux papiers pour lui-même et il se serait ainsi épargné beaucoup de souffrances » explique Clila. « Il n’a jamais voulu : “Si je m’étais échappé du camp, qui aurait sauvé les autres ?”, disait-il ».


Réunir 5 millions de dollars

Clila et Hadassa forment une équipe gagnante. Il faut dire que leurs parents leur ont laissé en héritage un esprit positif et une éternelle bonne humeur. Non contentes de s’occuper du musée, elles se rendent régulièrement à l’étranger pour raconter l’itinéraire de leurs parents et faire découvrir le travail de leur père. Les œuvres de ce dernier ont été exposées à New York dans les locaux de l’ONU, au Parlement espagnol à Madrid et à la Knesset. Clila est rentrée depuis peu d’un voyage à Winnipeg, au Canada, où elle a donné des conférences dans des écoles et des centres communautaires. Là, elle a découvert à sa grande stupéfaction que certaines personnes ne savaient rien de l’extermination des Juifs. « C’est un devoir de raconter », s’exclame-t-elle « Il faut que tout le monde sache que la Shoah a existé afin qu’une telle catastrophe ne puisse jamais se reproduire. »
Au Canada, Clila était invitée dans le cadre d’un projet gouvernemental de lutte contre la négation de la Shoah. Partie sans programme particulier, elle s’est, en fin de compte, exprimée dans 18 lieux différents, achevant une conférence pour être aussitôt invitée ailleurs. Elle a également été interviewée par une radio pour une émission du matin et a rencontré deux autres invités autour du petit-déjeuner : « Nous avons commencé à bavarder et j’ai compris qu’ils venaient d’Allemagne. Quand nous leur avons dit, mon mari et moi, que nous étions Israéliens, j’ai senti qu’ils tiquaient. Nous avons commencé à discuter et j’ai compris qu’ils n’aimaient pas beaucoup Israël. »
Clila les a malgré tout invités à assister à une conférence qu’elle donnait le soir même. « A la fin de la soirée, l’un des hommes était en larmes et il m’a remerciée. Je lui ai dit : “Pourquoi ne viendriez-vous pas nous rendre visite en Israël ?” et il m’a répondu : “Aller en Israël ? Cela ne m’était jamais venu à l’esprit !” »
L’histoire de Joseph Bau est une épopée, mais elle n’aurait jamais eu autant d’ampleur sans Clila et Hadassa, qui incarnent son héritage et passent leur temps à raconter son histoire avec humour, sensibilité et talent, même devant le plus improbable des publics. Mais les deux sœurs prennent de l’âge et des problèmes de santé et de famille altèrent peu à peu leur belle énergie. Quant à l’atelier-musée, il est menacé par des frais en constante augmentation, tout en restant, aux yeux des deux femmes, la seule façon de préserver l’héritage qu’elles ont reçu.
Les deux sœurs racontent une enfance joyeuse et créative. Elles se souviennent avoir grandi entre un père et une mère qui, pour elles, ne voulaient rien d’autre qu’une vie pleine de rires partagés. Elles décrivent leur père comme un homme profond aux talents multiples : il savait recourir à l’humour même dans les moments les plus sombres et mettait cet humour dans son travail.
Raconter est le point fort des deux sœurs. Trouver de l’argent leur est plus difficile. « Pendant seize ans, il n’a pas été question pour nous de déménager le musée », soupire Hadassa. « Mais maintenant, nous sommes parvenues à la conclusion qu’il valait mieux le faire. »
A la galerie Dvora Fisher, dans la Maison ZOA de Tel-Aviv, une exposition a présenté quelques-unes des œuvres phares de Joseph. On y voyait des illustrations signées par l’artiste : depuis les dessins réalisés dans le camp de concentration jusqu’aux publicités et caricatures accompagnées de jeux de mots en hébreu qu’il a dessinées et compilées dans son livre intitulé Brit Mila.
En septembre dernier, une centaine de personnes sont venues soutenir les sœurs Bau pour le vernissage. Leur nouvel objectif : réunir les 5 millions de dollars qui leur permettraient d’installer le musée dans de nouveaux locaux. « Nous y aurons six pièces, voire sept ou plus », se réjouit Hadassa. Actuellement, les sœurs n’ont pas la place d’exposer toutes les productions de leur père. Lorsqu’elles auront déménagé, elles espèrent avoir une pièce pour chaque type d’œuvres : une pour les affiches de cinéma, une autre pour les dessins animés en hébreu, une troisième pour les peintures à l’huile… Il y aura également un auditorium avec des exposés et la projection de petits films d’animation.
L’exposition s’est achevée en octobre. Parmi les personnalités venues apporter leur soutien, figurent le célèbre réalisateur Menahem Golan, le Dr Elie Fisher et l’ambassadrice adjointe de Pologne en Israël Wislawa Kotzl. « C’était un artiste merveilleux, qui nous a apporté une œuvre immense », a déclaré cette dernière. « Je pense qu’il serait important que les Polonais le connaissent davantage. »
Lenny Ravitz, directeur de l’ONG Am Saméach, qui travaille sur la philosophie de la pensée positive, cite quant à lui Joseph en exemple : « L’humour donne à l’homme la capacité de surmonter la tragédie », affirme-t-il.
Joseph Bau restera surtout dans les mémoires pour avoir si magistralement su allier talent, créativité et humanité. « C’était vraiment incroyable », se remémore Clila. « Il commençait la journée avec une page blanche et, le soir venu, il avait créé un nouveau monde. »
« Il avait une ouïe très fine, qui lui permettait d’entendre l’appel de tous ceux qui étaient dans le besoin », ajoute Hadassa. « Et notre mère était comme lui. Leur plus grand amour, c’était les autres, aider son prochain. »
« A travers son histoire, c’est celle des Juifs que nous retraçons, parce qu’elle commence par la Shoah », conclut Clila. « Puis il y a la montée en Israël et les débuts du pays, juste après la création de l’Etat, et sa renaissance, à laquelle il participe à sa façon à lui. La résurrection après la Shoah et la résurrection du judaïsme, tout cela transparaît dans le parcours de notre père »

Source JerusalemPost