A l’aube du 75e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Monowitz, cent ans après la naissance de l’auteur de ce témoignage implacable, pourquoi doit-on toujours lire Primo Levi ? Trois questions à Annette Wieviorka, historienne spécialiste de la Shoah et auteure de L’Ere du Témoin (Hachette, 2002), l’un des ouvrages essentiels pour comprendre le témoignage des rescapés.
L'historienne spécialiste de la Shoah Annette Wieviorka, Paris, novembre 2018.
Dans son ouvrage Si c’est un homme, Primo Levi offre un témoignage glaçant sur ce dont l’humanité est capable. ("Personne ne sortira d’ici, qui pourrait porter au monde, avec […] la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme"). Un évènement de cette ampleur pourrait-il se reproduire ?
Une nouvelle destruction des Juifs d’Europe serait impossible : on ne peut pas tuer des gens qui l’ont déjà été.
Il y avait 10 à 11 millions de Juifs en Europe en 1939. Aujourd’hui, il en reste 1 million, dont la moitié en France. Mais des massacres de masse ou des génocides peuvent se produire ailleurs, malgré le nombre de témoignages sur le sujet.
Entre 1945 et aujourd’hui, il y a eu un événement que chacun reconnaît comme un génocide : l’assassinat de 800 000 Tutsis par les Hutus au Rwanda en 1994. On peut également citer les Kurdes, les Rohingyas, les Yézidis...
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 et la justice internationale n’empêchent pas les massacres de masse.
Vous avez montré, dans votre livre L'ère du témoin, de quelle façon s'était libérée la parole des rescapés. Comment s’inscrit la parole de Primo Levi dans l’histoire du témoignage ?
Le témoignage de Primo Levi a été écrit très vite après son retour en Italie. Il trouve, avec difficultés, une petite maison d’édition qui accepte de l'éditer en 1947.
A cette époque, son témoignage ne touche pratiquement personne. Mais en 1961 se tient le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem. Le procès a un impact énorme sur la libération de la parole. Il se produit alors ce que j’ai appelé "l’avènement du témoin".
Après cette ère du témoin, son témoignage ainsi que d’autres commencent à être popularisés et traduits.
En 1985, très peu de temps avant son suicide, Primo Levi publie un autre ouvrage : Les Naufragés et les Rescapés.
Il y développe une réflexion sur le témoignage, sur qui sont selon lui les vrais témoins, et les raisons qui expliquent sa décision de cesser d’aller parler dans les établissements scolaires.
Enfin, en quelques mots, pourquoi lire Primo Levi aujourd'hui ?
Si l’on veut être cultivé, conscient de ce qu’a été le siècle dernier, Primo Levi est un auteur capital. D’abord, parce que c’est un grand écrivain. Ensuite, parce qu’il a écrit sur la page d’Histoire la plus tragique d’un siècle qui ne manque pas de pages d’Histoire tragiques.
C’est un grand témoignage : il ne se contente pas de décrire ce qu’il a vu et vécu dans les camps. Il apporte une réflexion sur ce qu’est le camp, sur ce que le camp dit de l’Homme, d'où son titre.
L’inscription de la Shoah dans l’histoire, dans la culture et dans l’imaginaire de nos sociétés est assurée.
Mais ce que sera le monde de demain, impossible de le savoir. En tout cas, si l’on avait dit à Primo Levi que son livre serait, dans les années 2000, étudié dans toutes les écoles françaises et présenté au bac de français, il ne l’aurait pas cru.
"Si c'est un homme" de Primo Levi, Pocket
Source France TV Info
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