lundi 19 novembre 2018

Robert Badinter nous donne une formidable leçon d'histoire pour ne rien oublier.....


Tout au long des pages, on sent l'amour qui lie Robert, enfant puis adolescent à sa grand-mère. Malgré les épreuves qu'elle allait traverser, malgré celles, plus terribles encore qui l'attendaient en France. Un livre de souvenirs mais qui se lit aussi comme une formidable leçon d'histoire pour ne rien oublier........Entretien..........



Pourquoi écrire ce livre maintenant ?

Je suis maintenant un homme âgé et j'ai eu le désir de rendre hommage à ma grand-mère maternelle, que j'ai beaucoup aimée. 
Jadis, je veux dire avant la Seconde Guerre mondiale, les familles gardaient les personnes âgées à la maison, on ne les mettait pas dans des maisons de retraite même agréables.

Qui était Idiss ?

C'est ma grand-mère maternelle. Elle se confond avec mon enfance. C'est la raison pour laquelle je l'ai beaucoup aimée. Les rapports entre les grands-parents et les petits enfants sont d'abord marqués par l'amour, plus encore que par le devoir d'éducation. 
J'ai conservé pour elle une grande tendresse et une reconnaissance à travers toutes ces années. Et plutôt qu'écrire mes mémoires, j'ai préféré écrire l'histoire d'Idiss.

Comment avez-vous procédé ?

Je n'ai pas écrit une biographie. Pour retrouver des traces du Yiddishland, je suis allé en Bessarbarie. 
C'est un monde mort, anéanti par la Seconde Guerre mondiale. Le génocide hitlérien des juifs a exercé là-bas sa férocité, il ne reste rien.
C'est aussi une des raisons pour lesquelles je me suis dit : «je vais partir non pas à la recherche du temps perdu comme le disait si bien Proust, mais du temps passé.»

Est-ce aussi un livre d'Histoire ?

C'est un récit qui commence dans une société profondément antisémite, l'empire tsariste des années 1870, marqué à la fois par une violence populaire, les pogroms souvent manipulés par la police et par un antisémitisme légal, qu'on retrouve en pire dans la législation nazie. 
Avec la différence profonde qu'Hitler et les siens avaient conçu un projet génocidaire total qui était bien au-delà de ce qu'on pouvait imaginer au XIXe siècle.

Elle va choisir l'exil ?

Née dans la misère, Idiss a connu en grandissant des années très difficiles, comme beaucoup de juifs dans ce qu'on appelait alors le Yiddisland. Il faut en mesurer l'importance, de la Baltique à la mer Noire. 
L'attrait de la République française sur ces communautés-là était d'une intensité dont on a perdu le souvenir aujourd'hui. Le français était la langue de l'émancipation et de la culture. 
Au 19e, le français régnait culturellement sur l'Europe continentale. Victor Hugo a vendu autant d'exemplaires des Misérables, dans la première édition française, en 1862, à Moscou et à Saint-Pétersbourg, qu'à Paris. S'ajoutait cette donnée, perdue de vue, que la Révolution avait donné aux juifs le droit d'être pleinement citoyens. 
Ils pouvaient être juges, officiers, fonctionnaires. D'où l'axiome «Heureux comme un juif en France». À chaque fois qu'il y avait une vague de persécutions là-bas, succédait une vague d'émigration ici. 
ça commence toujours de la même façon, ce sont les jeunes hommes qui partent en premier, puis après selon leurs possibilités, ils font venir leurs parents, leurs enfants.

Vous décrivez l'arrivée à Paris, marquée par beaucoup de solidarité ?

Oui c'est normal, Idiss débarque dans une ville inconnue, elle est illettrée. Tout naturellement elle va dans le quartier où sont les autres «débarqués». 
Et c'est toujours une loi profonde de l'immigration : celui qui arrive, il est normal qu'il aille chez un cousin ou un ami plutôt que d'aller dans un quartier inconnu où on parle une langue qui est pour lui difficile.

En France à cette époque, les immigrés sentent-ils qu'ils peuvent s'intégrer ?

Oui, et ils le voulaient ! J'ai tenu à rappeler l'instituteur de ma mère, à Paris, à l'école communale. Il évoque l'instituteur de Camus, qui voulait que les jeunes immigrés deviennent des Français républicains et qui faisait des heures supplémentaires pour eux, après la classe. 
Ce sont pour moi des personnages clefs, ils étaient des pionniers de la République, des Jauréssiens, des pacifistes… On voit très bien l'influence profonde de l'école républicaine. 
C'est une période d'assimilation, les enfants d'immigrés doivent se penser comme Français.
C'était très clair pour mon père. Par exemple on ne parlait que français chez moi, jamais le russe, sauf mes parents quand les enfants ne devaient pas comprendre…

À ne pas rater !

Et arrive 1940 ?

C'est l'effondrement, la destruction de la République, l'avènement du régime de Vichy. J'ai vu ce que ça signifiait pour mon père qui était si profondément républicain, patriote, internationaliste, socialiste tendance Jaurès. C'est son monde qui s'est effondré en juin 1940. Il aimait la République, et croyait que l'armée française était invincible.
On s'est retrouvé avec un désastre militaire absolu. La France détruite, 1,8 million de prisonniers, des réfugiés par millions sur les routes, plus de ponts de chemin de fer, les Allemands tenaient la ligne de démarcation. 
Et à Vichy, que faisait-on en priorité quand la France était dans cet état de détresse ? 
On fabriquait les premiers décrets contre les étrangers puis les juifs.

Jeune homme, comment le vivez-vous ?

Douloureusement. Et en même temps vous avez le privilège de l'adolescence. Avec mon frère, on entendait à la radio, «les juifs sont les rats de l'humanité», c'était grotesque ! 
Vous avez le choix entre en rire ou vous effondrer. Après viendra le temps de la tragédie, là c'est autre chose.

Au quotidien, sentiez-vous la haine ?

Pas dans la vie quotidienne,. Après l'arrestation de mon père à Lyon en février 1973 par Klaus Barbie, ma mère, mon frère et moi sommes allés en Savoie, à côté de Chambéry. 
Trois personnes qui arrivent séparément ; pas de courrier, jamais ; pas de visite, jamais ; pas un mot sur le père ! Touvier était à la tête de la milice à Chambéry. Tous les matins je passais devant à vélo en allant au lycée… Il aurait suffi d'un mot et c'était fini. 
On est resté là, protégé par le silence complice d'une population qui ne pouvait pas ignorer qui nous étions. Lors du procès Touvier en 1994, je me suis dit «ce n'est pas bon pour les jeunes générations, elle pourraient avoir l'impression que leurs parents étaient des assassins, des miliciens, des collabos». Je crois beaucoup à l'exemplarité des parents. C'est fondamental, c'est une structure morale très forte pour la vie. 
Je présidais alors le Conseil Constitutionnel, j'ai appelé le maire et je lui ai dit : «je voudrais que vous réunissiez les enfants des écoles, je viens leur dire que leurs parents étaient des gens bien».

C'est un geste fort…

Oui, et je leur ai raconté. Il y avait là encore des vieux copains. On est tombé dans les bras les uns les autres. 
Je le dis toujours, ce n'est pas l'effet d'un hasard. Sur les chiffres du recensement à l'automne 1940, il y avait environ 320 000. On a la liste des déportés juifs de France, 75 000 environ. 
Seulement 3 000 sont revenus. Je rappelle un élément très important : à l'époque, la moitié des juifs étaient étrangers et parlaient avec un accent… être juif, étranger, même si vous aviez des faux papiers, l'accent, vous ne pouviez pas le changer. Pour la vie quotidienne, ça implique un réseau de protection, de résistance – il y en a eu bien sûr —, mais c'est plus un réseau de complicité silencieuse, quotidienne, qui a fait qu'il y a eu proportionnellement plus de juifs qui ont survécu en Franceque dans la plupart des pays occupés par les nazis. Mais il y a eu aussi des dénonciateurs de juifs à cette époque affreuse.

Aujourd'hui, quand vous voyez les actes antisémites, que pensez-vous ?

Qu'il y ait encore de l'antisémitisme aujourd'hui, des violences et même des meurtres d'inspiration antisémite est pour moi un sujet de consternation. C'est peut-être aussi une raison pour lesquelles que j'ai écrit ce livre. 
La persistance de cette haine de l'autre.

Etes-vous inquiet pour la démocratie ?

Je suis plus inquiet sur l'avenir de l'Union Européenne, avec ce qu'elle implique pour moi d'essentiel, la paix. 
L'Union Européenne est un progrès décisif. Et c'est pour ça que je suis si profondément Européen. On devrait faire beaucoup plus attention, lutter toujours plus pour renforcer l‘Union Européenne.

Le livre éclaire sur ce qu'était l'Europe et ce qu'elle est devenue

C'est simplement le récit d'une vie singulière. Idiss a connu une jeunesse dans la Russie tsariste chargée d'antisémitisme. Et elle finit dans Paris occupé par nazis. Elle suit, sans le vouloir, le cours de l'Histoire, est emportée par l'Histoire et ça s'achève pour elle au pire moment de la guerre et de l'Occupation.. Aujourd'hui, c'est le grand bienfait de l'Union Européenne, la réconciliation entre les peuples européens et la consécration de ses valeurs. 
Les prochaines élections européennes portent de gros enjeux, je m'étonne qu'on ne s'y consacre pas plus. 
Seule une Europe soudée par les valeurs de la démocratie peut assurer aux générations à venir la paix et la liberté, ces bienfaits dont l'histoire d'Idiss souligne tout le prix.

Robert Badinter publie aux Editions Fayard un livre intitulé «Idiss», du nom de sa grand-mère. Ce livre « ne prétend être ni une biographie, ni une étude de la condition des immigrés juifs de l'Empire russe venus à Paris avant 1940. 

Source La Depeche
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