dimanche 12 avril 2015

Il y a 70 ans, la presse révèle enfin toute l’horreur nazie


Lorsque les soldats américains parviennent au camp de concentration de Buchenwald, près de Weimar, en Allemagne, le 11 avril 1945, les gardiens SS n’ont pas eu le temps d’y faire le ménage. Après évacuation de 36'000 détenus, il en reste 21'000. « Buchenwald, dont l’existence était pourtant connue dès avant la guerre (…) est aussi découvert par hasard, ce qui témoigne là encore du peu de cas que le quartier général des forces alliées en Europe faisait des camps de concentration», affirme l’historienne française Annette Wieviorka...


Les Alliés disposaient pourtant d’un document répertoriant les camps nazis. Mais jamais ils ne mirent sur pied d’équipe spéciale destinée à leur prise en charge, obligeant leurs troupes à improviser une fois sur place.
La libération du complexe concentrationnaire d’Auschwitz par les troupes russes, le 27 janvier 1945, avait été un non-événement médiatique. Le Monde de Paris lui consacre une brève en bas de page. La Feuille d’Avis de Lausanne, trois lignes: «Les Russes se sont emparés de la localité d’Oswiecim qui n’est autre que le sinistre Auschwitz, la ville aux usines à tuer.» Pourquoi ce quasi-silence? Parce que les Russes n’ont en aucune manière cherché à médiatiser leur découverte.
Comme le reconnaîtra le général soviétique Petrenko, premier officier à pénétrer dans l’immense complexe où périrent 1,1 million d’humains, dont 90% de juifs, il en a appris l’existence fortuitement, le jour précédent. Selon lui, «mettre fin à l’activité criminelle d’extermination de masse (…) est un objectif qui n’apparaît pas parmi les buts de guerre» de l’Armée rouge. Les succès militaires et la prise des sites industriels en état de fonctionnement étaient les priorités. En juillet 1944 déjà, les Russes avaient «libéré» un autre camp, celui de Lublin-Majdanek, sur ce territoire polonais transformé en abattoir de l’Europe par Hitler. Mais il avait été évacué par les Allemands, alors qu’il restait 7000 hommes, femmes et enfants à Auschwitz.

Un événement médiatique

Non-événement militaire là encore, la libération de Buchenwald va pourtant devenir un événement médiatique planétaire. Car les Américains comprennent le parti qu’ils peuvent tirer de l’émotion suscitée par les visions d’horreur qu’offrent les camps, dont la libération vient a posteriori justifier l’effort de guerre. Reporters et photographes arrivent en grand nombre. Parmi les survivants, dont 2900 Français, se trouvent plusieurs journalistes expérimentés, qui très vite installent un bureau de presse et font visiter le camp aux envoyés spéciaux.
Le journaliste américain Meyer Levin écrira: «Nous savions. Le monde en avait entendu parler. Mais jusqu’à présent aucun d’entre nous n’avait vu. C’est comme si nous avions pu, enfin, pénétrer à l’intérieur même des replis du cœur maléfique.»
Les lecteurs de la Feuille d’Avis de Lausanne découvrent les premiers détails dans un article non signé titré «Les horreurs de Buchenwald et d’Auschwitz», le 19 avril. Il propose différents témoignages, dont celui du professeur Maurice Suard, de la Faculté de médecine d’Angers, qui «déclara qu’un enfant de 3 ans se trouvait parmi les détenus et faillit être pendu à deux reprises. Le professeur dit ensuite que les détenus allemands «aryens» avaient droit après six mois de présence dans le camp «de disposer» de certaines femmes déportées, parquées dans une sorte de quartier réservé.»
Un autre scientifique, le professeur alsacien Robert Waitz, survivant de la marche de la mort lors de l’évacuation d’Auschwitz, relève dans le même article qu’en comparaison de celui-ci, Buchenwald était relativement supportable. «Lorsqu’on essaya de lui faire donner des détails sur Auschwitz, il se borna à dire: «C’était un camp d’extermination, il en reviendra bien peu.» Cependant, le professeur ajouta: «Ce ne sont pas des individus que tuaient les Allemands au camp d’Auschwitz, mais des classes de la société et des peuples entiers.» Le rescapé raconte l’arrivée des déportés, le triage qui envoyait vieillards, femmes et enfants, peu aptes au travail, à la chambre à gaz, puis l’anéantissement des moins robustes à leur tour.
«Ceux-là cependant étaient immatriculés, tandis que les premiers resteront éternellement des morts anonymes.» Est-ce le professeur Waitz ou la Feuille d’Avis qui évite d’employer le mot «juif» dans ce récit? Mystère.
Le 24 avril, La Revue de Lausanne livre le témoignage de Rémy Roure, journaliste et résistant: «Les flammes de l’enfer! C’est à la lettre qu’il convient de prendre cette expression.
L’un de mes camarades, après avoir passé comme nombre d’entre nous par les camps d’Auschwitz-Birkenau, bien pires que Buchenwald, me disait en souriant: «En somme, un camp de concentration d’Allemagne est un endroit où l’on entre par la porte et d’où l’on sort par la cheminée.»

On savait dès 1942

Extermination de masse, travailleurs esclaves, expérimentations médicales et actes de sadisme, à fin avril 1945 les lecteurs n’ignorent plus rien ou presque des horreurs pratiquées sur les déportés par les nazis. Mais ne savait-on rien, plus tôt? Bien sûr que si.
Même si, en Suisse, le mot d’ordre était de ne rien publier qui puisse fâcher le grand voisin du nord, dès 1942, des journaux révélaient le génocide en cours. Comme d’autres, la Feuille d’Avis reprit par exemple une déclaration du ministre britannique des Affaires étrangères, qui affirmait: «Les autorités allemandes (…) mettent en pratique la menace souventes fois répétée de détruire la race juive en Europe.» (18.12.1942)
A ce moment, près de 3 millions de juifs ont déjà été assassinés. Mais l’information paraissait si énorme que beaucoup ont été incapables ou ont refusé d’y croire.
De plus, la censure intervenait encore et certains organes de presse reçurent des avertissements pour avoir livré des informations pouvant servir la propagande de l’un des belligérants. Celle du Reich affirmait encore en 1944 que les accusations d’«exécutions massives dans les camps d’Auschwitz et de Birkenau sont dénuées de fondement», comme on put le lire dans la Tribune de Lausanne, le 12 octobre de cette année-là.
Source 24 heures