mardi 13 mai 2014

Tous fascistes !


L'historien israélien Zeev Sternhell convainc davantage quand il raconte sa vie que quand il ravive la fameuse polémique sur la nature de la "droite révolutionnaire".  La France, terre nourricière du fascisme? Ventre de "la bête", de Maurice Barrès aux ligues des années 1930? C'est la thèse défendue depuis trente-cinq ans par le chercheur israélien Zeev Sternhell, auteur de La Droite révolutionnaire (1978) et de Ni droite ni gauche, l'idéologie fasciste en France (1983), objet d'une dispute homérique entre historiens... 
 

Controverse ressuscitée dans le livre d'entretiens qu'il publie aujourd'hui avec Nicolas Weill, essai d'autobiographie intellectuelle autant que règlement de comptes sur le thème du "seul contre tous". L'ouvrage captive lorsque Sternhell évoque sa jeunesse ballottée entre la Pologne, la France et Israël, lorsqu'il confie son amour de la laïcité ou retrace son engagement en faveur d'un compromis de paix avec les Palestiniens - ce qui lui vaudra d'être en 2008 la cible d'un attentat commis par un colon juif.
Il déçoit quand l'auteur se présente en souffre-douleur des historiens parisiens et pose comme briseur de tabou qui questionne une mémoire française hantée par le spectre de la peste brune. L'universitaire donne du fascisme une définition extensible : révolte dirigée contre les principes des Lumières, de la démocratie et du libéralisme, mâtinée d'antimarxisme et d'appel à un pouvoir fort... Ce qui, sous sa plume, regroupe l'ensemble des mouvements anti-parlementaires hostiles à la IIIe République. Royalistes de l'Action française, catholiques de la revue Esprit, républicains autoritaires des Croix-de-Feu : tous fascistes!
 
Une interprétation réfutée
Peu rigoureuse, sa définition eut au moins le mérite d'ouvrir un débat passionnant, remettant en question la théorie des "trois droites" (légitimiste, orléaniste, bonapartiste) de René Rémond. Il identifiait une quatrième tendance, puisant ses racines dans le nationalisme de la fin du XIXe siècle et, à l'en croire, annonciatrice du fascisme : la "droite révolutionnaire". Une interprétation globalement réfutée par les spécialistes.  
Non, le fascisme ne prit jamais en France l'allure d'un mouvement de masse. Et, s'il y eut bien une "imprégnation fasciste" dans les années 1930, elle fut surtout le fait d'intellectuels dont Sternhell grossit l'influence. Ces critiques émanaient d'auteurs qui, dans le sillage de René Rémond, bataillaient alors pour le renouveau de l'histoire politique. Serge Berstein, Pierre Milza ou Michel Winock. 
Quittant le terrain du débat pour celui de la médisance, Sternhell les accuse d'avoir fomenté une cabale. Artisans d'une "entreprise de refoulement", ces auteurs chercheraient, en le prenant pour cible, à travestir l'Histoire, à gommer de la mémoire commune les "origines françaises du fascisme". Imputation infondée, Michel Winock ayant été l'un des premiers historiens à publier, plus de dix ans avant Ni droite ni gauche, une étude sur le fascisme français! Sternhell va jusqu'à faire peser sur ses détracteurs un soupçon rance : ses travaux auraient été critiqués parce qu'il "n'appartenait pas à la communauté nationale". Des méthodes de polémique indignes d'un historien de sa trempe.
"La jeune génération est plutôt de mon côté", cherche à se convaincre l'intéressé. C'est oublier les travaux de Bertrand Joly, auteur qu'il ne cite jamais. Et pour cause : archives à l'appui, Joly a systématiquement déconstruit l'approche sternhellienne en démontrant l'inclination conservatrice, beaucoup plus que "fasciste", des mouvements ligueurs hostiles à la IIIeRépublique.
 

Zeev Sternhell, Histoire et Lumières. Entretiens avec Nicolas Weill, Albin Michel, 368p., 24€.

Source L'Express