mercredi 2 octobre 2013

Sortie cette semaine du formidable film de Margarethe Von Trotta consacré à la philosophe juive allemande Hannah Arendt

 

1961. La philosophe juive allemande Hannah Arendt est envoyée à Jérusalem par le New Yorker pour couvrir le procès d’Adolf Eichmann, responsable de la déportation de millions de juifs. Les articles qu’elle publie et sa théorie de “La banalité du mal” déclenchent une controverse sans précédent. Son obstination et l’exigence de sa pensée se heurtent à l’incompréhension de ses proches et provoquent son isolement. Entretien avec Margarethe Von Trotta...



Qu’est-ce qui vous a enthousiasmé concernant Hannah Arendt ?
Je voulais me confronter aux problématiques liées à la réalisation d’un film sur une philosophe. Comment regarder, filmer une femme dont l’activité principale est la pensée ? J’ai bien évidemment eu peur de ne pas lui rendre justice. La représentation cinématographique a donc été bien plus complexe que celle de Rosa Luxemburg, notamment. Ces deux femmes étaient extrêmement intelligentes, dotées d’une forte personnalité, capables de relations amicales et amoureuses et toutes deux intellectuelles, provocantes tant par la pensée que par le verbe. La vie d’Hannah Arendt n’a pas été aussi dramatique que celle de Rosa Luxemburg – elle n’en a pas été moins importante ou touchante. Pour en savoir davantage sur elle, j’ai non seulement lu ses livres et correspondances mais j’ai également tenté de contacter des personnes qui l’avaient connue. Ces nombreuses rencontres m’ont progressivement fait découvrir ce que je souhaitais dire à son sujet et quelle période de sa vie correspondait le mieux à mes intentions. Parfois elle m’effrayait, elle pouvait apparaître comme quelqu’un d’arrogant. Ce n’est qu’après la fameuse conversation entre elle et Günter Gaus que j’ai été convaincue qu’Hannah Arendt était une personne agréable, pleine de charme et d’esprit. Après les avoir vus ensemble, j’ai compris ce que Gaus voulait dire en la décrivant comme le genre de femme qui vous séduisait sur le champ.

Pourquoi avez-vous choisi de centrer le film sur les quatre années concernant le procès Eichmann de 1961 ?
Nous voulions raconter l’histoire d’Hannah Arendt sans pour autant avoir re- cours à la biographie tentaculaire classique. Après Rosenstrasse et Je Suis L’Autre, Hannah Arendt est ma troisième collaboration avec ma coscénariste, Pam Katz. Notre première question a été : quels éléments retenir pour dépeindre la vie d’Hannah Arendt ? Sa romance avec Martin Heidegger ? Sa fuite d’Allemagne ? Ses années passées à Paris ou à New York ? Après avoir envisagé toutes les options, l’idée de se focaliser sur les quatre années pen- dant lesquelles elle a travaillé sur le rapport et sur le livre Eichmann s’est imposée comme une évidence pour dépeindre au mieux la femme et son œuvre. La confrontation entre Hannah Arendt et Adolf Eichmann nous a permis non seulement de mettre en exergue le contraste inouï entre ces deux personnages, mais aussi de mieux comprendre les années sombres de l’Europe du XXème siècle. Hannah Arendt a déclaré : « Personne n’a le droit d’obéir ». Avec son refus catégorique d’obéir à quoi que ce soitd’autre que ses propres connaissances et ses convictions, elle était à l’opposé d’Eichmann dont la tâche consistait à rester loyal envers son serment d’obéir aux ordres de ses supérieurs. Par cette fidélité aveugle, il a ainsi abandonné l’une des caractéristiques principales qui distingue les êtres humains des autres espèces : la capacité de penser par soi- même. Le film dépeint Hannah Arendt comme une théoricienne politique et une philosophe indépendante face à son opposé absolu : le bureaucrate soumis qui ne pense pas du tout et qui choisit d’être un subalterne zélé.

Vous avez pu rendre de manière précise le personnage “non-pensant” d’Eichmann par les images d’archives en noir et blanc du procès.
On ne peut montrer la vraie « banalité du mal » qu’en observant le vrai Eichmann. Un acteur ne peut que déformer l’image. En tant que spectateur, on pourrait admirer la grandeur d’interprétation de l’acteur mais ce serait au détriment de la médiocrité d’Eichmann. Il était incapable de formuler ne serait-ce qu’une phrase grammaticalement correcte. Il était incapable de penser de façon sensée à ce qu’il faisait et cela transparaissait dans sa façon de parler. Il n’y a qu’une scène avec Barbara Sukowa qui a vraiment lieu dans la salle d’audience et dans ce cas précis, parce qu’il fallait avoir recours à un acteur, on ne voit Eichmann que de dos. Nous avons filmé toutes les autres scènes de la salle d’audience dans la salle de presse, là où le procès était retransmis sur plusieurs moniteurs. De cette façon, nous avons pu utiliser le vrai Eichmann, par le biais de séquences d’archives pour tous les moments-clés. Mais nous pensions que puisque Arendt était une grande fumeuse, elle avait dû passer plus de temps dans la salle de presse que dans la salle d’audience. Elle pouvait ainsi suivre le procès et fumer simultanément. De nombreux journalistes suivaient également le procès sur les moniteurs et soumettaient leurs articles en parallèle. D’ailleurs, bien après l’écriture de cette séquence, nous avons finalement pu parler à Edna Brocke, sa nièce, qui était avec elle à Jérusalem à ce moment là. Elle a confirmé que “tante Hannah” avait effectivement passé la plupart du temps dans la salle de presse car elle pouvait y fumer !

Hannah Arendt ne serait pas un film de Margarethe Von Trotta si Hannah Arendt ne nous y apparaissait pas aussi comme une femme amoureuse et une amie.
Le film traite aussi de sa vie à New York, de son amour pour Martin Heidegger – même si nous étions convaincues que Heinrich Blücher a joué un rôle bien plus important dans sa vie. Elle appelait Heinrich ses « quatre murs », c’est à dire son seul « foyer authentique ». Heidegger était le premier amour d’Hannah et elle est restée en contact avec lui malgré son adhésion au parti Nazi. Au tout début de mes recherches, Lotte Köhler,la seule amie d’Hannah Arendt encore en vie, m’a remis les correspondances publiées entre Heidegger et Arendt. Elle a néanmoins insisté pour que je sache qu’Arendt avait conservé toutes les lettres d’Heidegger dans sa table de nuit. En flashback, nous montrons Hannah Arendt avec Heidegger lors d’une visite en Allemagne. Cette rencontre a vraiment eu lieu, même si quelques semaines auparavant seulement, elle avait écrit une lettre à son ami et mentor, Karl Jaspers, dans laquelle elle traitait Heidegger d’assassin. Selon la nièce d’Arendt, sa tante lui avait expliqué sa relation continue avec Heidegger en insistant sur le fait que « certaines choses sont plus fortes qu’un individu ».

Pour interpréter le rôle d’Hannah Arendt, vous avez à nouveau choisi Barbara Sukowa. Pourquoi ?
Dès le début, j’ai vu Barbara Sukowa dans le rôle d’Hannah Arendt. Je n’aurais pas réalisé ce film sans Barbara. J’avais besoin d’une actrice que je pouvais regarder penser, et Barbara était la seule qui pouvait relever ce défi de taille.

Le discours final d’Hannah Arendt dure huit minutes. Peu de réalisateurs auraient pris le risque de tenter de retenir l’attention du public aussi longtemps. Pourquoi cette décision ?
De nombreuses personnes pensaient qu’un film sur Hannah Arendt devait s’ouvrir sur un discours. Or, il commence par une conversation entre amies qui parlent de leurs maris. Nous voulions que le discours final incarne le moment où le public comprend les conclusions mises en évidence par la pensée d’Hannah Arendt. Ce n’est qu’après l’avoir vue se forger un avis sur le personnage d’Eichmann et les nombreuses attaques tellement virulentes et bien souvent injustifiées dont elle a fait l’objet que l’on a envie de l’écouter si longuement. Le charme de sa personnalité et de sa pensée a d’ores et déjà opéré. Nous avons progressivement introduit ce moment, en permettant au public de comprendre au fur et à mesure l’articulation de la pensée complexe d’Hannah Arendt et de saisir son concept de « banalité du mal ».

L’équipe du film est composée de femmes à forte personnalité : Pam Katz, co scénariste, Bettina Brokemper, productrice, Caroline Champetier est la directrice de photographie et Bettina Böhler la monteuse…Coïncidence ou décision mûrement réfléchie ?
Ce n’était pas intentionnel, pourtant ce n’était peut-être pas dû au hasard. Mais Hannah Arendt était l’opposé d’une féministe et Hannah Arendt n’est pas non plus un « film féminin » classique. C’est un film fait par des personnes très investies et professionnelles ayant à cœur de raconter une histoire qui rende justice à la vie d’Hannah Arendt.

Selon Karl Jaspers, le professeur et ami d’Hannah Arendt, « La prise de risque dans le domaine public n’est possible que si l’on a confiance en autrui ». Tous vos films sont empreints de cette notion de risque. Comment cela s’applique t-il à Hannah Arendt ?
En accord avec la philosophie d’Hannah Arendt : en faisant confiance au public pour passer de l’ignorance et de l’étonnement au désir de comprendre et enfin arriver à la compréhension.

Source Judaicine