mardi 3 septembre 2013

Trois enfants d’agents secrets racontent leur vie à l’ombre de héros légendaires israéliens

 
 
En février 2012, plusieurs centaines de personnes assistent à l’inauguration d’une exposition commémorative, au Beit Hatfoutsot, le musée de la Diaspora et du Peuple juif de Tel-Aviv. Celle-ci marque les 50 ans de la capture d’Adolf Eichmann en Argentine. L’excitation est à son comble parmi les participants, au sein desquels figurent de nombreux proches de ceux qui ont été impliqués dans l’opération.


Au cours des années qui ont suivi cette action héroïque, un des moments forts de l’histoire du pays, différentes versions ont circulé, émanant des chefs du Mossad et du Shin Bet (l’Agence israélienne de sécurité) engagés dans cette mission – dont la plupart ne sont plus là aujourd’hui.
La décision du Mossad de révéler, pour la première fois, des dizaines de rares bribes d’information liées à l’opération, fournit alors aux visiteurs du Beit Hatfoutsot une nouvelle occasion de parler de ceux qui sont entrés l’histoire. La plupart des intervenants ont choisi cependant de le faire sous couvert d’anonymat.
Une femme se présente à la foule de spectateurs : « Daphna, la fille de Tsvi Aharoni », un agent prêté au Mossad par le Shin Bet pour la capture de Ricardo Klement (un des pseudonymes utilisé par Eichmann pour échapper à ses poursuivants). Elle rend d’abord hommage aux pilotes et aux chercheurs impliqués dans la chaîne d’événements qui ont conduit à l’enlèvement. Puis elle demande à tous de reconnaître la contribution de celles sans qui les espions n’auraient jamais pu obtenir de tels résultats : « les femmes qui se sont tenues aux côtés de ces héros au fil des ans, attendant patiemment à la maison, portant seules ce lourd fardeau et assumant toutes les questions familiales sans protester ».
Pour Daphna, « grandir dans une famille où le père était un agent du Mossad, c’était grandir dans une maison de silence. Je n’avais jamais le droit de demander ce que mon père faisait dans la vie. »


Employés de bureau ou vendeurs de chaussures

Toutes les épouses des agents du Mossad subissent un contrôle de sécurité et reçoivent l’habilitation sécuritaire requise. Elles s’engagent à ne pas informer leurs enfants, ni aucun autre membre de la famille, de quelque détail que ce soit.
« Les enfants savent que leur père travaille à l’ambassade, à la sécurité, ou pour le ministère de la Défense, mais ni dans quel cadre, ni dans quels pays. La plupart d’entre eux ont compris que leur père officie pour une sorte d’organisation secrète, et de temps en temps des questions se posent, avec lesquels ils se débattent du mieux qu’ils peuvent », explique le journaliste et romancier Gad Shimron, spécialiste en matière de renseignement et ancien agent du Mossad lui-même. « 90 % des employés du Mossad travaillent dans un “bureau” de 9 à 17 heures La seule différence, c’est qu’ils n’ont pas le droit de raconter à leur famille ce qu’ils font. Et pour les 10 % restants, “les agents de terrain”, la difficulté majeure réside dans leurs fréquents déplacements à l’étranger. A cet égard, ils ne diffèrent pas tellement des vendeurs de chaussures, sauf qu’ils ne sont pas autorisés à parler de leur travail. » Aujourd’hui, les espions du XXIe siècle vivent à l’ère des ordinateurs, dans un monde saturé de technologie, qui ne connaît pas de frontières. Aux débuts d’Israël, les agents opérationnels fonctionnaient dans un environnement complètement différent. Chaque opération en pays étranger exigeait des semaines de préparation, et de longs voyages en pays lointains étaient la norme. Tout cela avec très peu de moyens de communication, ce qui affectait grandement le mode de vie des familles des agents. De nos jours, les voyages peuvent être plus courts, mais les foyers des agents – qui doivent également maintenir le secret absolu – sont toujours affectés par le danger qui plane au-dessus des têtes de leurs proches, qui ont, comme avant, toujours recours à de fausses identités.
 

Oublie ça ! Ce n’était rien du tout

« Nous savions que notre père travaillait dans quelque chose en rapport avec le gouvernement. On savait qu’il travaillait pour “le Bureau”… Souvent, on se réveillait le matin et il n’était plus là », raconte Daphna au sujet de son père.
Né en Allemagne en 1921, Aharoni fait son aliya avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale. Il rejoint le Mossad au début des années 1960, après de nombreuses années de service dans l’armée britannique, la Hagana, l’armée israélienne et le Shin Bet. « Sur les formulaires de l’école, je me rappelle que l’on m’avait recommandé d’écrire qu’il travaillait pour le ministère des Affaires étrangères. C’est comme ça que nous avons grandi, sans poser de questions. » Elle se souvient d’avoir trouvé une fois une photo de son père, l’un des premiers opérateurs dans l’unité « Césarée » du Mossad, qui se tenait à côté des pyramides en Egypte. Quand elle lui a demandé ce qu’il était allé faire là-bas, il lui a répondu tout de go : « Oublie ça ! Ce n’était rien du tout. » Daphna, 55 ans, est journaliste. Elle couvre les sujets liés à la nature et est aussi guide touristique. Elle habite la maison dans laquelle a grandi. Elle a du mal à se remémorer où son père voyageait pour son travail, ou à quelle fréquence il devait s’absenter. « Je me souviens juste vaguement que c’était normal qu’il ne soit pas là. » Un voyage, cependant, est resté gravé dans sa mémoire. Au début des années 1960, le Shin Bet a « prêté » son père au Mossad pour prendre part à l’affaire Eichmann. Il a beaucoup voyagé en Argentine à l’époque.
 

Le retour du héros

« Quand mon père est rentré de l’un de ses voyages en Argentine, il nous a ramené des vestes en cuir, à mon frère et moi. Une rouge pour moi et une beige pour mon frère. Il a aussi rapporté une caisse de poires géantes. On s’est assis en face de la maison avec nos vestes en cuir et on a montré les poires sucrées que notre père nous avait ramenées d’Argentine. » Si la plupart des opérations dans lesquelles son père a été impliqué demeurent un secret jusqu’à aujourd’hui, son rôle dans la localisation de la rue Garibaldi a été plus difficile à cacher. « Nous savions dès le début qu’il avait capturé Eichmann, mais nous n’avions pas le droit de le révéler à qui que ce soit », se souvient-elle. « Il y a tellement de choses que j’ignore encore aujourd’hui. » Daphna souligne que, enfant, elle avait l’impression que la vie quotidienne de sa famille était semblable à celle de ses amis. Mais avec le recul, elle se rend compte que l’épreuve a été difficile pour sa mère, morte quand Daphna n’avait que 19 ans.
« Les épouses des agents devaient élever leurs enfants plus ou moins toutes seules, sans savoir exactement où se trouvaient leurs maris », poursuit Daphna.
« Bien que le Mossad ait été en contact avec notre famille et ait toujours fait en sorte que tout aille bien pour nous, que nous n’ayons jamais de soucis financiers, s’occuper des affaires familiales toute seule a été extrêmement pénible pour ma mère. Ce n’est pas une situation naturelle. Dans notre cas, ma mère était responsable de notre éducation, et elle portait ce fardeau sur ses épaules. Mon père n’était jamais là pour l’aider, et quand il finissait par rentrer, c’était comme le retour du héros, comme si Dieu Lui-même était apparu. »


Un secret connu de tous

Omer Malchin se souvient, lui aussi, qu’il devait écrire « employé au ministère des Affaires étrangères » sur les formulaires, à l’endroit de la profession de son père. Omer est le fils de Tsvi Malchin, un des premiers membres fondateurs du Mossad. « Je me doutais qu’il faisait quelque chose en rapport avec la sécurité du pays, mais je ne savais pas exactement quoi. Enfant, je ne faisais pas vraiment attention aux détails. J’étais assez grand pour me rendre compte qu’il n’était pas un simple employé, mais je ne posais pas de questions. »
Le père d’Omer a passé le plus clair de son temps loin de la maison et n’a pas rencontré beaucoup de ses professeurs. « Mon père partait en voyage et venait nous rendre visite quand il en avait le temps », se souvient-il. « Ma mère est celle qui nous a élevés. Une fois, il est venu avec moi à l’école, et c’était toute une affaire. Passer du temps avec lui ne faisait pas partie de mon emploi du temps quotidien, si bien que, quand il était à la maison, c’était la fête. » Aujourd’hui Omer est âgé de 50 ans. Il vit et travaille à San Francisco. Il a passé la majeure partie de sa vie en dehors d’Israël. Comme beaucoup de familles du Mossad dans les années 1960 et 1970, la sienne a déménagé à Paris pendant quelques années. C’est là que les mères et les enfants attendaient le retour des maris et pères, qui revenaient de pays lointains.
« Le fait que mon père était au loin et en proie au danger, était toujours présent en filigrane dans notre vie de tous les jours », se rappelle Omer. Son père était considéré comme l’un des plus importants agents du pays, et il a remporté à deux reprises le prix de la Sécurité nationale.
« Nous vivions dans une de ces enclaves sécuritaires, donc la plupart des gens autour de nous savaient qu’il travaillait pour le Mossad. Certains des parents de nos amis avaient été blessés au cours d’opérations sur le terrain. La capture d’Eichmann était en quelque sorte un secret connu de tous. C’était la seule opération dont chacun d’entre nous avait entendu parler. Les enfants sont venus me voir à l’école et ils m’ont dit que mon père était celui qui avait capturé Eichmann. Quand je suis rentré chez moi, j’ai réalisé que c’était vraiment ce qui s’était passé. »


Paroles de fin de vie

Pendant ses années au Mossad, Tsvi Malchin découvre son amour pour la peinture. Il utilise son art comme couverture sur le terrain et peint des scènes et des portraits de personnes qu’il voit.
« Parfois, je me réveillais au milieu de la nuit et je le voyais peindre sur une toile. C’est ainsi qu’il passait son temps quand il était seul. La peinture était un exutoire pour exprimer ses émotions et ses pensées, pour montrer au monde ce qu’il éprouvait sans l’aide de mots et sans exposer les personnes ou les opérations auxquelles il participait. Il n’a jamais été juste un espion, c’était aussi un artiste », souligne Omer. Sa créativité était l’une des raisons qui faisaient de lui un espion d’une telle envergure.
Tsvi Malchin prend sa retraite à l’âge de 46 ans, après avoir travaillé pour le Mossad pendant 27 ans. Il continuera à cultiver son amour de la peinture et publiera également six livres.
« Certains agents sont devenus chefs d’entreprise et PDG, mais mon père en était incapable », explique son fils. « Il ne voulait pas former des espions ou vendre des armes. Ce n’était pas dans son ADN. Quand il a quitté le Mossad, il n’avait même pas un CV. La seule chose qu’il possédait, c’était la peinture et l’écriture. » Dans les mois qui précèdent sa mort en 2005, Malchin se livre à de longs entretiens avec son fils, au cours desquels il évoque certaines de ses expériences passées dans les services secrets.
« Mon père a toujours été quelqu’un de très réservé. Il ne savait pas comment vivre autrement. Il a même gardé secret ce qui n’avait pas besoin de l’être », explique Omer. « Mais en vieillissant, il a voulu se confier à moi. Et de mon côté, j’ai aussi eu vraiment envie d’entendre parler de tout cela. Je pense qu’il voulait être sûr de me mettre au courant de tout ce qu’il pouvait. Il m’a raconté les histoires et les opérations qui ont eu une importance historique, comme le procès Eichmann. Mais il voulait aussi me parler des relations qu’il avait eues avec les gens et de ce que sa vie avait été. »


Deux options

Contrairement à la vie relativement calme des enfants des membres de l’équipe Eichmann, la vie d’Oded Gour Arieh ressemble plus à des montagnes russes. Son père, Wolfgang Lutz (Zeev Gour Arieh) était connu comme « l’espion à cheval » ou « l’espion au champagne ». Un personnage célèbre dans la famille du renseignement israélien.
Les traits aryens de Lutz et sa maîtrise de l’allemand ajoutaient foi à son histoire de couverture quand il vivait en Egypte, au début des années 1960. Il aura été un agent extrêmement précieux jusqu’à son arrestation en mars 1965. Il est alors condamné à la prison à vie.
Les souvenirs d’Oded sur la vie mouvementée de son père donnent un petit aperçu d’un drame que même Ian Fleming n’aurait pu imaginer.
Lutz est né à Berlin. Il fait son aliya en 1933. Après son service dans l’armée britannique, la Hagana et l’armée israélienne, il est recruté à l’intelligence militaire et plus tard rejoindra le Mossad. La famille Gour Arieh déménage, à la fin des années 1960, au siège du Mossad à Paris. Ce sera le pied-à-terre d’où son père partira en mission, afin d’obtenir des informations vitales sur les programmes d’armement égyptiens, sous le régime de Gamal Abdel Nasser.
Sous le pseudonyme de « Shimshon », Lutz adopte la fausse identité d’un ancien officier nazi reconverti en homme d’affaires et fonde un grand club d’équitation en Egypte. Pendant cinq ans, sous sa direction, ce club d’équitation va attirer toute la haute société du Caire. « Shimshon » réussit à se lier d’amitié avec le personnel militaire et des fonctionnaires égyptiens de haut rang, ainsi que des scientifiques allemands et soviétiques venus assister l’Egypte dans son développement militaire.
Pendant toutes ses années d’opération en Egypte, sa famille l’attend à Paris, où il fait de brèves apparitions tous les deux mois pour des séances d’information liées au travail et des sorties en famille. Au cours d’une de ces visites, son fils est exposé à son monde secret alors qu’il accompagne son père dans un café parisien pour rencontrer un autre agent. C’est ainsi qu’il réalise que son père est un agent du Mossad en Egypte.
« J’avais 12 ans à l’époque, et beaucoup de choses intéressantes se déroulaient autour de moi, se souvient Oded. Aujourd’hui âgé de 64 ans, il est professeur de gestion d’entreprise et consultant dans le Michigan. « C’était une décision calculée de me mettre dans la confidence. Ils avaient deux options : soit garder le secret sur tout et courir le risque de me voir dire ce qu’il ne fallait pas au mauvais moment, soit m’expliquer la situation. A cet âge-là, je trouvais tout cela passionnant “comme un film de James Bond”. J’avais l’impression de faire partie d’une aventure palpitante pour protéger Israël. »


La double vie de Shimshon

Un jour, vers la fin de février 1965, Oded a 15 ans, il descend au kiosque pour acheter un exemplaire de l’International Herald Tribune pour sa mère. Un des titres à la une mentionne, « Six Allemands de l’Ouest disparaissent en Egypte ». L’article explique qu’un réseau d’espionnage chargé d’assassiner des scientifiques égyptiens et allemands a été démantelé. Son père est l’un des espions arrêtés.
« Nos vies ont soudain basculé. En une nuit, l’aventure palpitante s’est transformée en histoire de survie. Toute l’opération était extrêmement secrète, parce que nous devions maintenir la couverture de mon père soi-disant allemand », explique Oded.
L’article lui apprend également que son père risque d’être exécuté, mais Oded découvre surtout un autre douloureux secret : Lutz a été arrêté avec sa femme. Oded réalise que son père menait clandestinement une double vie.
Plus tard, les responsables du Mossad confirmeront ses plus grandes craintes : alors que son épouse et son fils vivent aux côtés d’autres familles du Mossad à Paris, Lutz tombe amoureux d’une jeune allemande, nommée Waltraud. Il n’en parlera jamais, ni à sa femme ni à son fils, pas plus qu’il n’a révélé à Waltraud qu’il avait déjà une famille.
Ses agents aussi ignoraient tout de sa double vie. Quand le Mossad prend conscience de la situation, il décide de laisser Lutz sur le terrain et de ne rien dire à sa femme, Rivka.
Immédiatement après son arrestation, les renseignements allemands acquiescent à la demande du Mossad de présenter l’espion israélien en tant que citoyen allemand. De cette façon, Lutz reconnaît être un espion israélien, mais il parvient à maintenir sa couverture. Il est condamné à perpétuité, et Waltraud écope de trois ans de prison.
 

La solitude pour compagne

En plus de l’inquiétude pour la vie de son père et les dangers qui le menacent, Oded doit garder tout cela secret et ne souffler mot à âme qui vive. Garder le silence est indispensable afin d’éviter que quelqu’un en Israël puisse reconnaître Lutz et révéler sa véritable identité. Une réunion spéciale des éditeurs de journaux israéliens a lieu, pour empêcher les médias de publier son identité. Par ailleurs, le Mossad acquiert un équipement pour perturber la diffusion du procès égyptien à la télévision israélienne. « Cela a été une période terriblement solitaire pour moi. Je ne pouvais pas répondre aux questions de mes amis, ou même à ma petite amie, pour expliquer où était mon père. Je devais continuellement inventer des histoires. En général, je me contentais de raconter qu’il était en voyage d’affaires, mais combien de temps quelqu’un peut-il rester en déplacement pour le travail ? Au bout d’un moment, les gens ont tout simplement cessé de poser des questions. »
« Le Mossad nous a aidés pour toutes les questions logistiques et financières, mais il ne nous a apporté absolument aucun soutien sur le plan personnel. Aujourd’hui, il fournit un soutien psychologique pour la moindre broutille. Mais à l’époque, cela n’était pas encore rentré dans les mœurs. La psychologie ne faisait pas partie du lot. Il nous fallait rester fermes et forts en toute occasion. Aujourd’hui, quand j’y repense, je suis étonné de ce que j’ai dû endurer. J’avais 16 ans quand tout cela est arrivé, et je n’avais absolument personne à qui me confier. »


Réapprendre à être le fils de son père

Après la guerre des Six Jours, Lutz et Waltraud sont libérés (avec les autres agents impliqués dans l’affaire) dans le cadre d’un échange de prisonniers, en partie grâce à une lettre qu’Oded adresse au Premier ministre pour lui demander de ne pas abandonner son père. Quand Lutz rentre en Israël, il annonce à son fils qu’il a décidé de divorcer de Rivka et de continuer à vivre avec Waltraud.
« Je venais juste d’être appelé sous les drapeaux, et j’avais passé ma vie entière sans aucun lien avec mon père. Tous les deux, nous voulions établir une relation l’un avec l’autre, mais cela manquait d’intimité et de chaleur », explique Oded.
Il relate alors les difficultés rencontrées lorsque l’on vit sous une fausse identité pendant de longues années, que l’on s’efforce de maintenir les liens avec sa famille et que l’on rentre enfin chez soi.
« Les fausses informations sont le quotidien des espions. Telle est leur mission. Ils doivent gagner la confiance d’autrui pour ensuite en tirer avantage. Je suppose que c’était plus facile pour lui de mentir et de se servir des autres. C’est ce qui arrive quand on fait du mensonge et de la duperie son métier », souligne-t-il. « Manifestement, c’est dans l’intérêt du pays, mais l’acte en soi reste odieux, et l’on développe une certaine propension à agir ainsi. »
« Je n’ai pas vraiment souffert de la façon dont les choses ont tourné », poursuit-il. « J’ai appris à être fort avec le temps. Mais j’étais malheureux pour ma mère. Elle a été profondément blessée, et c’était très dur pour moi, car c’est quelqu’un de très spécial. Après l’arrestation de mon père, elle a perdu toute confiance en lui et en tous ses amis du Mossad. Il s’est avéré en effet qu’ils étaient au courant depuis le début, mais avaient préféré ne rien dire. Je ne sais pas comment elle a pu vivre avec ça. »
Au cours des premières années qui suivent son retour en Israël, Lutz est traité avec les honneurs « en héros national ». Mais ses entreprises échouent et il sombre dans la dépression après la mort de Waltraud en 1971. Il a du mal à s’adapter à la vie au grand jour. Il s’investit dans un certain nombre d’entreprises commerciales infructueuses, se remarie deux fois encore, et passe les dernières années de sa vie en Allemagne, où il décède en 1993.
 

Espions malgré eux

« Le Mossad recrute des personnes relativement jeunes avec certaines compétences et les entraîne pour être des espions professionnels », déclare Oded.
« Par la suite, ils prennent leur retraite relativement tôt, mais tout ce qu’ils savent faire, c’est de l’espionnage. C’est très difficile pour eux de regagner leur foyer et de mener une vie simple et normale. Ils vont rechercher toutes sortes d’échappatoires, que ce soit la peinture, l’écriture ou s’engager dans diverses activités, qui souvent les conduisent aussi loin d’Israël, physiquement. » Que ce soit ou non le fait du hasard, Tsvi Aharoni et Peter Malchin ont tous les deux aussi choisi de vivre en dehors d’Israël. Aharoni a quitté le Mossad en 1970 et s’est lancé dans un projet d’entreprise commerciale. Dans les années 1980, il s’installe en Angleterre, où il écrit un livre qui décrit sa version des faits qui ont mené à la capture d’Eichmann.
« Il avait l’habitude de vivre loin de sa famille, et c’est ainsi qu’il a choisi de vivre même après sa retraite. Il trouvait également que ce n’était plus le même Israël qu’avant, et il n’aimait pas la façon dont les choses avaient évolué », explique son fils.
« Tous ceux qui travaillent pour le Mossad ne sont pas forcément des espions. Il existe un vaste réseau de soutien. Mais les agents, qui passent leur temps à mener des opérations sur le terrain, vivent dans un monde qui a ses propres règles. Et après avoir vécu dans ce monde, il leur est très difficile de se réadapter à la vie qu’ils menaient auparavant », poursuit-il.
« Quand il a pris de l’âge et que sa vie a changé, mon père s’est rendu compte que le système était défectueux. Je ne pense pas qu’il ait regretté d’avoir choisi la voie qui était la sienne. Il était très patriote, mais il avait une longue liste de griefs. Il aimait vraiment Israël et était prêt à travailler pour le bien du pays, mais c’était plus facile pour lui de le faire à distance.


Source
JerusalemPost