Informateurs, indics, collaborateurs, mouchards... Ils sont les yeux et les oreilles des services de renseignements israéliens en Cisjordanie et à Gaza. Et la hantise des Palestiniens. Mais qui sont ces «collabos» ? Combien sont-ils ? Et comment ces «ennemis de l’intérieur» sont-ils combattus en Palestine ?
Fin du compte à rebours à Gaza. Depuis vendredi 12 avril, la porte du pardon s’est à nouveau refermée sur les «collabos» de Gaza, ces Palestiniens qui travaillent pour les services de renseignements de «l’ennemi» israélien.
Retour en arrière. Le 12 mars, le Hamas qui dirige la bande de Gaza depuis 2007, lançait une campagne d’un mois de «repentance» volontaire destinée à ses «traîtres» de l’intérieur. En quoi consistait-elle? Des affiches, des conférences de presse, des programmes de télévision avec un objectif: amener les informateurs palestiniens, «qui sont tombés dans le piège tendu par les services de renseignements de l'ennemi [israélien]», à se rendre aux autorités du Hamas, en échange d’une promesse d’amnistie.
«Hey, collabo! Arrête-toi et pense [à ta situation]! N’est-il pas temps de sortir de la nasse?», pouvait-on lire sur les murs de Gaza.
Après les images violentes de novembre 2012 –lorsque les dépouilles de sept collaborateurs supposés avaient été exhibées à travers Gaza-ville– le Hamas tente l’approche «légale» pour amadouer les informateurs et éradiquer le «cancer» de la collaboration.
Officiellement, pour les autorités de Gaza, cette campagne a été un succès.
Combien de «collabos» se sont rendus volontairement? Impossible de le savoir. Mais pour le porte-parole du ministère de l’Intérieur du Hamas, Islam Shahwan, le nombre de «collabos» encore en exercice est désormais «faible» à Gaza.
Combien sont-ils?
Reste que pour le Hamas, la menace demeure omniprésente: «Il est convaincu que les informateurs palestiniens affaiblissent davantage la résistance que les bombes israéliennes, et fonctionnent comme une armée de l’ombre», explique Mkhaimar Abusada, politologue à l’université Al-Azhar de Gaza. Et ce sentiment est quasi-général dans l’étroite bande côtière:«Toute la high-tech israélienne ne serait pas aussi efficace sans informateurs sur le terrain. Ils (les Israéliens) en ont besoin pour confirmer les informations collectées par les drones: identifier les bunkers, les lieux de stockage de roquettes.»Le dernier conflit entre Israël et les factions armées de Gaza, en novembre 2012, n’a pas fait disparaître la hantise du «traître» de l’intérieur. Bien au contraire. Pour le Hamas, pas de doute: Ahmed al-Jabari a été «vendu» par un ou plusieurs «collabos». Le leader de sa branche armée a été tué, le 14 novembre dernier, lors d’une frappe israélienne, ouvrant une nouvelle phase d’hostilités entre l’Etat hébreu et les factions armées de Gaza.
Du côté de l’Etat hébreu, on ne dément pas les certitudes du Hamas. Selon Hillel Frisch, spécialiste israélien des questions palestiniennes, les 1.300 frappes opérées durant le conflit Pilier de Défense ont nécessité des informations précises obtenues localement.
La hantise des «collabos» existe aussi en Cisjordanie, même si elle est beaucoup plus discrète, depuis les accords de paix signés avec l’Etat hébreu en 1993. Reste que, dans chaque village palestinien, on entend le même leitmotiv:
«Israël sait tout de nous. Ils ont des oreilles, des yeux partout.»Une sensation, qui frôle parfois la paranoïa, mais que tend à confirmer le passionnant documentaire The Gatekeepers, signé par le réalisateur israélien Dror Moreh.
A travers les récits de six anciens «gardiens» du Shin Bet, les services de sécurité israéliens, on devine un étroit maillage d’informateurs, d’indics tissé dans chaque village, chaque maison de Cisjordanie et de Gaza. Un mal nécessaire, selon l’un des directeurs du Shin Bet, Ami Ayalon:
«Chaque année, on empêchait davantage d’attaques terroristes.»Mais une stratégie peu viable sur le long terme:
«On gagne toutes les batailles, mais pas la guerre.»
The Gatekeepers
Qui sont-ils?
En arabe, on les nomme amil (collaborateur), jasus (espion), ou hayyen (traître). Les informateurs palestiniens qui constituent le précieux réseau du Shin Bet, les services de sécurité intérieure israéliens, reçoivent, en revanche, une appellation plus élogieuse en hébreu: «sayanim», «ceux qui assistent». A Tel-Aviv, on s’accorde à dire qu’ils ont été vitaux à l’édification de l’Etat israélien.Mais le concept de collaborateur a profondément évolué avec l’histoire du conflit israélo-palestinien.
Il y a «un avant» et «un après» Oslo. Entre la guerre des Six jours de 1967, qui marque la conquête israélienne de la Cisjordanie et de Gaza, et la fondation de l’Autorité palestinienne en 1993, l’Etat hébreu a recruté plusieurs dizaines de milliers d’informateurs au sein même d’une société palestinienne, très dépendante de l’administration israélienne dans sa vie quotidienne.
Mais jusqu’à la première Intifada en 1987, cette collaboration fut loin d’être considérée comme un crime. Les informateurs ne craignaient pas, à l’époque, d’afficher leurs relations avec l’administration militaire israélienne. Et dans les villages palestiniens, on les considérait davantage comme des «lobbyistes», qu’on rémunérait pour intercéder en sa faveur auprès des autorités.
Le vent tourne radicalement avec l’Intifada. Les rancœurs envers cette caste de «privilégiés» s’exacerbent à mesure que la «guerre des pierres» avec Israël fait rage. Selon l’armée israélienne, 942 Palestiniens soupçonnés de collaboration sont tués lors de règlements de compte entre 1987 et 1993.
Outre les menaces physiques, les anciens «rois» des Territoires palestiniens sont ostracisés. On inscrit leurs noms sur les murs des mosquées. Certains collaborateurs, pour se racheter une réputation, conduisent des attaques contre leurs anciens protecteurs israéliens. Avec l’établissement de l’Autorité palestinienne, à la suite des accords d’Oslo en 1993, une véritable «chasse aux sorcières» secoue tous les maillons de la société palestinienne pré-Oslo: l’administration locale, la police...
De son côté, privé de ses relais habituels, Israël s’attache à reformer un réseau souterrain d’informateurs, en marge d’une coopération désormais officielle avec les services de sécurité de l’Autorité palestinienne.
Les différentes catégories de «collabos»
Le job d’informateur peut aller de la simple livraison de données à première vue anodines (le nom de ses voisins, les bruits qui courent dans le village...) à la collaboration active, les armes à la main. Les Palestiniens adoptent une définition du «collabo» plus large: par exemple, les propriétaires palestiniens qui vendent leurs terres à des acheteurs juifs sont ainsi considérés comme des «traîtres» à part entière.Considérée comme le pire des «crimes» au sein de la société palestinienne, la collaboration avec les services de renseignement israéliens serait motivée par divers facteurs: «Certains informateurs sont animés par un sentiment d’infériorité, et se disent: “Pour vivre mieux, il faut être du côté d’Israël. C’est un Etat plus fort, plus riche.” D’autres agissent parce qu’ils sont fatigués par les luttes de pouvoir intestines. Mais cela reste une minorité», explique Hillel Cohen, professeur à l’université hébraïque de Jérusalem, et spécialiste de la question des indics palestiniens. Mais la majorité serait surtout des «collaborateurs de circonstance»: «Israël possède de nombreux leviers de pression, comme l’obtention d’un permis de travail ou la garantie de sortir de prison en échange d’un travail d’informateur», explique Gershon Baskin.
Les prisons israéliennes, où aurait transité près de 20% de la population palestinienne (selon le Bureau palestinien des statistiques) constitueraient ainsi le principal lieu de recrutement des informateurs. Et également l’un de leur terrain d’action. Les Palestiniens les affublent du sobriquet d’«oiseaux» (assafir en arabe), cette catégorie spécifique de «mouchards» qui a pour fonction de faire «parler» les autres détenus palestiniens, parfois en utilisant la violence. Et dans les prisons, on les craint comme la peste.
Abu Ahmad: l’histoire d’un «collabo»
Le Hamas, lui, classe les informateurs en deux catégories: les «récupérables» et les autres. Les «gros poissons» qui ont participé directement à des assassinats ciblés, par exemple, risquent la peine capitale. Une trentaine de collaborateurs ont ainsi été exécutés à Gaza, depuis la prise de pouvoir du Hamas en 2007.Pour les premiers, les «récupérables», le Mouvement islamiste impose des programmes de «rééducation» dans des prisons sécuritaires spécialement dédiés à ces «traîtres» encore «hésitants ».
Parmi les candidats, Abu Ahmad*, 28 ans, arrêté en 2011 par la police du Hamas. Il n’est autorisé à s’exprimer que sous l’étroite surveillance d’un officier. Regard fuyant, il explique que le «piège» de la trahison s’est refermé sur lui, à travers une voix. Celle d’une femme, un officier israélien, a priori «une arabe d’Israël» qui l’a «retourné». En d’autres termes: le chantage sexuel. Un outil de pression que les Palestiniens nomment «isqat» et souvent invoqué par les informateurs démasqués.
Abu Ahmad poursuit:
«Elle a enregistré nos discussions sexuelles pour m’obliger à faire des choses pour Israël. Ma famille est très traditionnelle. Je voulais me marier. Je n’avais pas le choix.»Ainsi, entre 2009 et 2011, il aurait suivi les instructions de cette voix: livrer des informations sur les factions armées de Gaza, des lieux d’entraînements, des plaques d’immatriculation... Abu Ahmad reste vague, et son officier veille au grain:
«Question de sécurité. Impossible d’en dire plus.»En trois ans, il aurait gagné 5.000 dollars pour ses services: «De quoi financer mon mariage», conclut Abu Ahmad. Mais il répète: «Je ne soutiens pas Israël», comme pour mieux convaincre, à chaque fois, son officier traitant qui l’examine attentivement.
Car, l'homme le sait: il n’a pas encore été jugé par le Hamas. S’il veut ressortir un jour de prison, il doit prouver qu’il ne retournera plus jamais dans le piège de la collaboration avec «l’ennemi».
Mais même en cas de sortie, Abu Ahmad sait que sa réintégration dans la société gazaouite n’est pas garantie. Pour l’instant, le Hamas lui a assuré que son identité avait été «préservée». Son entourage, son quartier, ne connaît pas le motif de son incarcération. Pour garantir cet anonymat, le personnel de la prison, y compris son officier de référence, ne le connaît qu’à travers un numéro: «Je ne connais ni son nom, ni sa famille», confirme ce dernier.
Dans la société palestinienne, être démasqué publiquement en tant qu’informateur équivaut automatiquement à une mort sociale. Voire pire. Les associations des droits de l’Homme israéliennes et palestiniennes dénoncent régulièrement les violences perpétrées contre ceux qui sont soupçonnés de collaboration.
La fuite en Israël
Pour ces derniers, il ne reste parfois que l’issue d’une fuite en Israël. Face à l’ampleur du problème, le Premier ministre Benjamin Netanyahou avait même nommé, en 2010, un ministre, Yossi Peled, pour examiner spécifiquement la situation des collaborateurs palestiniens. Le ministère de la Défense coordonne également un programme secret de «réhabilitation». Beaucoup d’informateurs palestiniens sont installés dans les grandes villes mixtes (arabes et juives) du nord d’Israël, comme Haïfa, ou des cités frontalières avec Gaza, comme Sderot. Certaines familles sont alors logées dans des appartements, réquisitionnés par le ministère de la Défense, sous de fausses identités.Combien d’anciens informateurs vivent-ils aujourd’hui en Israël? En comptant leurs familles, ils seraient plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers. Parmi ces derniers, il faut aussi compter les «collaborateurs» libanais qui ont suivi l’armée israélienne, lors de son retrait du Sud-Liban, au début des années 2000. Ainsi que les anciens habitants du «village-traître» de Gaza: Dahaniya.
Au fil des Intifada, les «collabos» gazaouites démasqués avaient été regroupés par Israël dans ce village, situé au sud de l’étroite bande côtière. Lorsque les colonies de Gaza ont été démantelées en 2005, l’armée israélienne a également exfiltré les quelque 250 familles de Dahaniya.
Les collaborateurs, les informateurs, les indics ou les mouchards en prison font partie de l’arsenal dans toutes les guerres du renseignement à travers le monde. Le conflit sans fin du Proche-Orient n’échappe pas à la règle. Un habitant de Ramallah assure: «Nous avons aussi nos propres espions en Israël.»
Source Slate.fr