jeudi 11 février 2021

“La Pologne, comme l’Europe dans son ensemble, a un problème avec la Shoah”


À Varsovie, deux historiens spécialistes de l’Holocauste vont devoir publier des excuses pour avoir évoqué, dans un livre, la complicité de certains Polonais dans le génocide des Juifs. Un inquiétant retour en arrière, pour le journaliste Konstanty Gebert.........interview........

Ce mardi 9 février, le tribunal de région de Varsovie rendait son verdict dans une affaire de diffamation qui soulève l’émoi dans les milieux de la recherche historique. Sur le banc des accusés, deux universitaires spécialistes de l’Holocauste, Jan Grabowski et Barbara Engelking, auteurs de Plus loin, c’est encore la nuit, publié en 2018. 
Dans cet ouvrage, les deux historiens font état de la complicité de certains Polonais dans le génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils évoquent, entre autres, le cas d’Edward Malinowski, alors maire du village de Malinowo, qui aurait selon des témoins permis l’extermination de dix-huit Juifs, en révélant leur cachette dans la forêt. 
Edward Malinowski étant aujourd’hui décédé, c’est sa nièce Filomena Leszczynska, 80 ans, qui les poursuivait en justice, les accusant d’avoir « souiller la mémoire » de son oncle.
Le jugement, dont les universitaires ont fait appel, somme Jan Grabowski et Barbara Engelking de s’excuser de leurs inexactitudes auprès de la plaignante. Les accusations d’« atteinte à la fierté nationale » n’ont en revanche pas été retenues contre eux, pas plus que la demande de la plaignante de se voir verser un dédommagement de 22 000 euros.
Ce jugement intervient dans un pays où la droite nationaliste au pouvoir a bien du mal à assumer la part de la mémoire polonaise concernant le génocide des Juifs perpétré par les nazis, préférant mettre en avant les cas d’héroïsme des Polonais au cours de la Seconde Guerre mondiale. 
Il y a trois ans, le gouvernement polonais a même fait adopter une loi spécifique sur la Shoah, qui prévoyait trois ans d’emprisonnement pour les personnes qui attribueraient « à la nation ou à l’État polonais, de façon publique et en dépit des faits, la responsabilité ou la coresponsabilité des crimes nazis commis par le IIIe Reich ». 
Face à l’indignation internationale, et notamment de l’Union européenne, Varsovie avait dû faire marche arrière et supprimer les sanctions pénales prévues par ce texte.

Dans ce contexte, comment faut-il comprendre ce jugement et quelle en est la portée ? Entretien avec l’intellectuel Konstanty Gebert, dont les analyses sont publiées depuis 1989 dans le quotidien libéral Gazeta Wyborcza.

Comment avez-vous accueilli ce verdict obligeant les deux universitaires à s’excuser auprès de la plaignante ?
Dans un contexte normal, un tel verdict n’aurait pas pu avoir lieu. La cour aurait dû se déclarer incompétente pour statuer sur des questions d’interprétation historique. 
Elle aurait pu demander à Barbara Engelking de publier un erratum sur un point de détail : une confusion entre deux Malinowski homonymes, sans répercussion aucune sur les faits au cœur de l’affaire. 
Mais à la place de tout cela, elle s’est hissée en superviseuse des historiens, allant jusqu’à déclarer quelles sources ou interprétations elle estime acceptables ou non.

“Un procès comme celui-ci aurait été inimaginable il y a dix ans.”

Peut-on s’attendre à un autre verdict en appel ?
J’en nourris encore l’espoir. Les juges polonais font fait preuve d’une indépendance remarquable, un refus de se plier au pouvoir politique en place [celui des nationaux conservateurs du PiS depuis 2015, ndlr]. Encore qu’ici la situation soit très délicate, car ce qui est attendu par le pouvoir politique comme par une bonne partie de la population est très clair.

La Pologne a-t-elle un problème particulier avec la Shoah ?
Ce n’est pas seulement la Pologne, c’est toute l’Europe centrale qui a un problème avec cet épisode de son histoire et, à vrai dire, c’est l’Europe dans son ensemble. Personne n’aime réviser l’histoire du grand-père, surtout si on habite une maison qui appartenait à des Juifs avant la guerre… 
Il est vrai qu’en Pologne le poids de l’histoire se fait plus ressentir, car c’est ici que la Shoah a eu lieu. Parmi les six millions de citoyens polonais tués pendant la Seconde Guerre mondiale, trois millions étaient catholiques.
En même temps, les Polonais ont massivement participé à la traque des Juifs, lorsque ces derniers s’échappaient des ghettos ou des trains qui les emmenaient vers les camps de la mort. 
Ces Juifs ont été soit dénoncés aux Allemands, soit exterminés par des Polonais. La situation est tellement complexe que certains Polonais ont pu aider des Juifs tout en ayant contribué aux traques, comme ce semble avoir été le cas d’Edward Malinowski. 
En Pologne, le silence sur ces complicités a été rompu dans les années 2000 avec la parution du livre Les Voisins, de Jan Gross. Mais avec le gouvernement du PiS, on assiste à un retour en arrière du travail de mémoire. Un procès comme celui-ci aurait été inimaginable il y a dix ans.

La plaignante est soutenue par la Ligue polonaise anti-diffamation, proche du pouvoir. Cela vous étonne ?
Non, cela ne me surprend guère. Son directeur, Maciej Świrski, mène à bien une mission de réécriture de l’histoire. 
Dans la même optique, le gouvernement a décidé de subventionner un futur musée, sous l’égide du père Rydzyk, à Torun [un prêtre conservateur très médiatisé qui a les faveurs du pouvoir, ndlr]. 
Ce musée vise à prouver que la main tendue aux Juifs était une attitude universelle chez les Polonais. Ses soutiens disent avoir à disposition quarante mille témoignages de Polonais ayant sauvé des Juifs alors que Yad Vashem ne recense que sept mille Justes polonais… 
D’ailleurs, en 2020, ce projet de musée a obtenu bien plus de fonds de la part l’État que tous les musées dédiés à la Shoah en Pologne. Le PiS avait promis un avenir meilleur aux Polonais, en 2015. À défaut, il leur offre un meilleur passé…

Il y a quelques jours, la journaliste Katarzyna Markusz était entendue par la police pour savoir si elle n’avait pas cherché à insulter la République de Pologne en écrivant dans un article, en octobre dernier, que « la complicité polonaise dans l’Holocauste est un fait historique ». Doit-on y voir un parallèle avec le procès des universitaires ?
Oui, exactement, là on a franchi une ligne rouge…

Redoutez-vous que l’autocensure s’installe chez les historiens ?
Le but de ces campagnes d’intimidation, ce n’est pas de mettre Barbara Engelking ou Jan Gross quelques année en prison, c’est d’envoyer un message aux citoyens pour leur signifier les sujets auxquels ils ne devraient pas s’intéresser. En 2018, lorsque la loi mémorielle très décriée est passée, j’ai publié un article affirmant qu’une partie non négligeable de la population avait participé à certains crimes nazis. 
Aucune réaction, et j’ai pourtant appelé des procureurs ! En réalité, le message ne s’adresse ni à moi ni aux universitaires qui viennent d’être condamnés mais à l’instituteur d’une bourgade, qui évitera d’aborder le sujet avec ses élèves, ou au journaliste de la gazette locale… 
Ce que ce gouvernement veut, c’est le silence. Et il l’obtient. Je connais des personnes qui ont changé de sujet de thèse pour ne pas avoir de problèmes.

Source Telerama
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