mercredi 12 septembre 2018

Olivier Guez : « Je suis obsédé par les après-guerres » (La Disparition de Josef Mengele)


La disparition de Josef Mengele plonge avec brio dans l’intimité d’un monstre nazi en cavale en Amérique du Sud, en entrant dans le détail du quotidien d’abord flamboyant puis sordide du « médecin » d’Auschwitz, Olivier Guez met en lumière les complicités et la corruption des entourages et des états, tout comme la médiocrité et la banalité de Mengele......Détails......


Le criminel nazi a échappé à la justice des hommes pendant près de quarante ans, mais aura tout de même été châtié ici-bas, en s’auto-dévorant. Retour sur le livre d’Olivier Guez, prix Renaudot 2017, vient de sortir au Livre de Poche.
L’Ange de la mort, comme on l’appelle, a exercé une fascination troublante. De son vivant à Auschwitz, plus tard lorsqu’il a pu fuir et disparaitre, et bien encore après sa mort, lorsque le monde a découvert l’ignominie de ses activités. Le docteur Mengele, sinistre médecin ayant infligé sans relâche les pires souffrances à des milliers d’êtres déportés dans le camp de la mort, au nom de l’expérimentation médicale et de l’amélioration de la race aryenne, n’était pourtant qu’un misérable et obscur capitaine SS, issu de la bonne bourgeoisie bavaroise, lâche, froid et obsessionnel, et n’ayant pu se cacher en Amérique du Sud tant d’années après la fin de la seconde guerre mondiale, que grâce à l’argent que déversait sa riche famille.

Si La disparition de Josef Mengele traite magistralement des années inconnues, celles de la cavale du monstre d’Auschwitz, il ne fait pas l’impasse sur ses agissement dans le camp de la mort.
Olivier Guez cite plusieurs témoignages comme celui de l’assistant Nyszli, juif enrôlé de force par Mengele : « Mengele est infatigable dans l’exercice de ses fonctions. Il passe des heures entières plongé dans le travail, tantôt debout une demi-journée devant la rampe juive où arrivent déjà quatre, cinq trains par jour chargés de déportés de Hongrie… Son bras s’élance invariablement dans la même direction : à gauche.
Des trains entiers sont envoyés aux chambres à gaz et aux bûchers… Il considère l’expédition de centaines de milliers de juifs à la chambre à gaz comme un devoir patriotique.
Dans la baraque d’expérimentation du camp tzigane, « on effectue sur les nains et les jumeaux tous les examens médicaux que le corps humain est capable de supporter.
Des prises de sang, des ponctions lombaires, des échanges de sang entre jumeaux, d’innombrables examens fatigants, déprimant, in vivo ». Pour l’étude comparative des organes, « les jumeaux doivent mourir en même temps. Aussi meurent-ils dans une des baraques du camp d’Auschwitz, dans le quartier B, par la main du docteur Mengele ». Il leur injecte une piqûre de chloroforme dans le cœur.
(…) Nyszli décrit son zèle maniaque dans la salle de dissection du crématorium jusqu’à l’automne 1944, alors que l’Allemagne a déjà perdu la guerre. (…) il reste des heures à côté de moi parmi les microscopes, les études et les éprouvettes, ou bien debout des heures entières près de la table de dissection avec une blouse maculée de sang, les mains ensanglantées, examinant et recherchant comme un possédé. (…) Les parois des murs résonnent des cris de morts et du crépitement des balles tirées à bout portant.

C’est ici que le docteur Mengele vient se détendre après chaque sélection et chaque feu d’artifice.
C’est ici qu’il passe tous ses loisirs et dans cette ambiance d’horreur avec une folie froide, fait ouvrir par moi les cadavres de centaines d’innocents envoyés à la mort ».
Olivier Guez s’est fait une spécialité des « après-guerres », périodes troubles et incertaines qui le fascinent. Alors qu’il travaillait sur les années de cavale de Adolf Eichmann, l’un des principaux organisateurs de la solution finale, il tombe à de nombreuses reprises sur des références à Josef Mengele.
Les deux nazis se croisent en effet à de multiples occasions en Argentine, et fréquentent les mêmes cercles d’allemands orphelins nostalgiques du Troisième Reich.
Mais Eichmann est une huile du régime nazi, au contraire du prétentieux Mengele. D’ailleurs lorsqu’on les présente, son nom ne lui dit rien.
Des capitaines, des médecins SS, le grand ordonnateur de l’Holocauste en a croisé des centaines et des milliers. Mengele est un exécuteur des basses œuvres, un moustique aux yeux d’Eichmann, qui le lui fait bien sentir, lors de cette première rencontre, prenant soin de lui rappeler son éblouissant parcours au sommet des arcanes du Troisième Reich, le poids écrasant de ses responsabilités, sa puissance: « Tout le monde savait qui j’étais ! Les juifs les plus riches me baisaient les pieds pour avoir la vie sauve. »
Eichmann est bientôt kidnappé par un commando du Mossad après une longue traque, jugé en Israël au court d’un retentissant procès et exécuté. Pas Josef Mengele.
Olivier Guez se penche alors avec minutie sur le destin de cet homme, que le public a érigé en une incarnation maléfique démoniaque, impressionné à la fois par l’étendue de sa monstruosité et par son apparence, d’une beauté glaçante et soignée.
Son surnom d’« Ange de la mort », ainsi que son évaporation quasi surnaturelle aux yeux de l’opinion publique, les nombreuses fausses légendes qui l’entourent, comme par exemple celle qui voudrait que Mengele ait réussi à mettre en pratique ses recherches sur la gémellité, en permettant à des villages brésiliens de donner naissance à des centaines de jumeaux ou encore à des fermiers de doubler leur cheptel de vaches par le même procédé, tous ces faits fantasmés, ont hypnotisé les gens et anesthésié leur perception.
La réalité du docteur Mengele est bien plus prosaïque, banale, minable même. Trop décevante peut-être pour nos sociétés occidentales, qui dès-lors qu’elles trouvent en leur sein un bourreau dont la barbarie dépasse l’entendement, préfèrent s’empresser de l’extraire, de le déshumaniser, quitte à en faire une divinité maléfique.
Olivier Guez récuse avec force cette transfiguration de Mengele, qui au contraire n’est qu’un homme parmi les autres, bien plus normal que ce qu’on voudrait, tragiquement humain en fait, obéissant aux ordres, faisant sa petite carrière, endoctriné, vaniteux et indifférent à la souffrance qui l’entoure.
 Comme tant d’autres bourreaux nazis et comme Adolf Eichmann pendant son procès, Mengele, aveuglé jusqu’au bout, se voit en exécuteur des ordres, obéissant et oeuvrant pour la grandeur de l’Allemagne, rien de plus.

Médecin, il a soigné le corps de la race et protégé la communauté de combat. Il a lutté à Auschwitz contre la désintégration et les ennemis intérieurs, les homosexuels et les asociaux, contre les juifs, ces microbes qui depuis des millénaires oeuvrent à la perte de l’humanité nordique: il fallait les éradiquer par tous les moyens. Il a agi en homme moral. En mettant toutes ses forces au service de la pureté et du développement de la force créative du sang aryen, il a accompli son devoir de SS.
On comprend, au fil du récit, comment l’action conjointe de l’argent de la puissante famille Mengele, les complicités locales tant en Bavière que dans les pays d’accueil, la solidarité entre eux des exilés nazis, et surtout la complaisance des gouvernements comme celui de Perón en Argentine, mais aussi au Paraguay ou au Brésil, et enfin la réticence des autorités Allemandes de l’après-guerre à se lancer dans des traques coûteuses et complexes, ont permis au « médecin » d’Auschwitz de vivres quelques belles années dans les meilleures conditions.
Si les nazis du cercle Durer et Mengele parviennent à vivre « grand train » sans être trop inquiétés, c’est grâce à la complicité des familles, bien sûr, mais aussi des états qui les accueillent.
En Argentine la procédure traîne, les obstacles juridiques et administratifs se multiplient, l’ambassadeur d’Allemagne Junker regimbe, tergiverse, la demande transite via le Ministère des Affaires Étrangères, par le président du Sénat, le procureur général, un juge de la Cour Fédérale, la police, des tribunaux. Au fond le gouvernement Ouest-Allemand et l’Argentine se contentent de l’imbroglio. Au Paraguay, le ministère de l’Intérieur et la police ont eu vent d’une prochaine requête d’extradition, Interpol leur a demandé une copie du dossier du demandeur de naturalisation, mais Rudel intervient auprès du ministre. son ami, le brillant docteur Mengele est poursuivit pour ses opinions politiques en Allemagne, rien de méchant, il sera précieux au Paraguay, alors il faut le naturaliser d’urgence.
En novembre 1959, c’est chose faite, la Cour suprême paraguayenne accorde à Mengele la citoyenneté, un permis de résidence, un certificat de bonne conduite et une carte d’identité.
La dolce vita sud-américaine et toutes ces belles agapes prennent pourtant brusquement fin. C’est le coup de tonnerre de l’annonce de la capture d’Eichmann qui ébranle toute la communauté nazi.
Le monde découvre peu à peu l’extermination des juifs d’Europe. De plus en plus d’articles, de documentaires sont consacrés aux camps de concentration et d’extermination nazis.
En 1956, malgré les pressions du gouvernement Ouest-Allemand, qui demande et obtient son retrait de la sélection officielle du Festival de Cannes, Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais, bouleverse les consciences. Le journal d’Anne Frank connaît un succès croissant. On parle de crimes contre l’humanité, de solution finale, de six millions de juifs assassinés.
Le Cercle Durer nie ce chiffre. Il se félicite de l’entreprise d’extermination mais n’évalue qu’à trois cent soixante cinq mille le nombre de victimes juives; il dément les meurtres de masse, les camions et les chambres à gaz; les six millions ne sont qu’une falsification de l’Histoire, une énième manigance du sionisme mondial afin de culpabiliser et d’abattre l’Allemagne (…).
(…) lorsque Ben Gourion annonce la capture d’Eichmann à la Knesset, les criminels de guerre réfugiés en Amérique du Sud sont foudroyés. Qui sera le prochain sur la liste ?

Qui sera enlevé, tabassé, abattu froidement dans son lit ou sur un parking par un commando vengeur surgit à l’improviste ? (…) Les nazis en exil ne connaîtront plus la paix.
S’ils veulent sauver leur peau ils doivent s’exclure, renoncer aux réjouissances terrestres, se condamner à une existence clandestine de fuyards, à une cavale sans refuges ni repos. Cette fois la chasse aux nazis est ouverte (…) Le grand ménage débute, les cercles nazis de Buenos Aires se désintègrent.
Le grand intérêt du roman d’Olivier Guez — un roman de non-fiction, très fidèle à la réalité et abondamment documenté, se terminant sur 5 pages de bibliographie consacrée à Mengele), c’est qu’il relate avec précision les étapes, les protagonistes, les faits de la cavale du criminel de guerre, tout en parvenant à restituer au plus près les scènes de son quotidien, ses états d’âmes, ses relations avec l’entourage y compris sa famille et ses maîtresses. L’auteur parvient à s’introduire, tel une caméra espionne, au plus près de Mengele. Celui-ci va s’enfoncer, inexorablement, dans son dernier chemin. Un long chemin de croix fait de solitude, de terreur, de rage et de paranoïa. Cette lente chute commence dans les différentes fermes et foyers qui acceptent de le cacher contre des sommes exorbitantes.
Le travail dans les champs et la plantation de café l’assomme, les vaches et les cochons l’épuisent, il n’est décidément pas fait pour l’utopie agraire de la SS, le contact avec la terre, la vie saine, le grand air.
Alors Mengele se venge sur les ouvriers agricoles qu’il tyrannise comme un grand seigneur russe humiliait ses serfs corvéables à merci. (…) S’il méprisait les Argentins, il honnit les Brésiliens métis d’Indiens, d’Africains et d’Européens, peuple antéchrist pour un théoricien fanatique de la race et regrette l’abolition de l’esclavage. (…) « Ils forment un peuple incertain, trouble et dangereux, comme les juifs, alors que les esprits sains et décisifs sont issus d’une biologie fidèle à son identité raciale ».
Mengele enrage lorsqu’il pense à ses compatriotes allemands qui ont su tirer profit et de la guerre et de l’après-guerre. Ces capitaines d’industries par exemple qui ont fait leur beurre sur le dos des millions de morts. L’entreprise de chimie IG Farben, le fabricant Krupp, l’usine de textile Alex Zink qui achetait des cheuveux de femmes par sacs entiers pour en faire des chaussettes, les laboratoires Schering et Bayer…
Vingt ans plus tard, bougonne Mengele, les dirigeants de ces entreprises ont retourné leur veste. Ils fument le cigare entourés de leur famille en sirotant de bons vins dans leur villa de Munich ou de Francfort pendant que lui patauge dans la bouse de vache ! Traitres ! Planqués ! Pourritures ! En travaillant main dans la main à Auschwitz, industries, banques et organismes gouvernementaux en ont tiré des profits exorbitants; lui qui ne s’est pas enrichi d’un pfennig doit payer seul l’addition.
Mengele retrouve les bouseux, les routes cabossés, la chaleur fiévreuse du Chaco. Mais le cœur n’y est plus. Une sourde inquiétude le taraude, un noir pressentiment, son existence menace de basculer une nouvelle fois (…) Ses camarades le trouvent changé, vieillit prématurément. À l’intellectuel fringuant qu’ils admiraient a succédé un homme taciturne et irascible (…) Aux soirées que ses amis organisent autour d’une piscine, il grignote quelques canapés, à l’écart, fuyant, tourmenté.

Malade et insomniaque, il sombre totalement, comme on le voit lorsque l’un de ses derniers soutiens lui rend visite à l’hiver 1979 à São Paulo :
Lorsque Musikus passe lui apporter des restes de viande et une part de gâteau, il le découvre livide, assoupi dans une mare d’urine et d’excréments. Sur la table de nuit, une boîte de suppositoires, des rognures d’ongles. Sedlmeirer lui souhaite une bonne année 1979 et lui annonce qu’il est grand-père depuis quelques mois. Rolf (le fils de Mengele, ndlr) ne lui a pas envoyé le faire-part de naissance de son fils.
Sa déchéance mentale et physique, son isolement et son abandon par tout ce qu’il comptait encore de soutiens, amis et familiers, sa fin loin de son pays, livré à ses démons dans des conditions matérielles sordides: tout ceci est évidemment son châtiment terrestre, celui que la justice des hommes n’a pas pu ou su lui donner, mais qu’il s’inflige à lui-même, comme mu par une force invisible et rémanente.
Mengele aura fini par se dévorer lui-même. À l’heure où le monde occidental voit ressurgir les populismes et s’effacer les enseignements de paix forgés dans les cendres de millions de victimes de la barbarie, à l’heure où l’Allemagne d’Angela Merkel voit entrer au Bundestag 92 députés d’extrême-droite, Olivier Guez conclut ainsi son ouvrage :
Toutes les deux ou trois générations, lorsque la mémoire s’étiole et que les derniers témoins des massacres précédents disparaissent, la raison s’éclipse, et des hommes reviennent propager le mal.

Olivier Guez, auteur de la très documentée Disparition de Josef Mengele expose sa méthode, son intention littéraire et parle des problématiques qui ont présidées à la fabrication de ce roman de non-fiction, à l’atmosphère chirurgicale et qui sonne comme une prémonition, venue du passé.

Comment avez-vous organisé votre travail ?

Ça fait une dizaine d’années que je travaille sur les après-guerres, que ce soit en Europe, en Allemagne, et en Amérique du Sud, donc je ne découvrais pas toutes ces questions en travaillant sur Mengele.
J’avais écrit un livre qui s’appelle L’Impossible Retour, une histoire des juifs en Allemagne depuis 1945 où je racontais cette histoire des Juifs en Allemagne depuis la guerre et, toujours en miroir, le rapport des Allemands avec leur passé, que ce soit politiquement, symboliquement mais aussi d’un point de vue judiciaire.
Ensuite j’ai coécrit le film Fritz Bauer, un héros allemand, où l’on racontait comment ce grand procureur avait collaboré avec le Mossad, puisque c’est lui qui leur donne le tuyau de la présence d’Eichmann en Argentine. Et donc en travaillant à la préparation du film, j’ai beaucoup lu sur l’Argentine des années 50 et à ce moment là, j’ai « croisé » à plusieurs reprises Mengele. Je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire encore, sur les nazis en Argentine. Tout le monde sait que beaucoup de nazis sont partis en Amérique du Sud, mais finalement on ne sait pas grand chose, c’est flou, pas très précis. Tout n’a pas été dit.

Il y a effectivement une importante bibliographie, mais nous ne connaissions pas bien, ici, le contexte sud américain. Je me dis qu’il y a une histoire à raconter. Mengele n’a pas été arrêté, pas été jugé, et est mort tard en 1979. Donc il y a ce mystère: pourquoi n’a-t-il jamais été arrêté. Ensuite il y a toutes les histoires qu’on racontait sur lui (les villages de jumeaux, par exemple que Mengele aurait créés), tout cela c’est complètement bidon. Il m’a fallu démêler le vrai du faux. Et puis la question plus philosophique : certes il n’a pas été jugé, mais a-t-il été puni à un moment ou à un autre ? Qu’est-ce que la vie lui a réservé ? C’est quoi « Mengele après Mengele » ?

Quelle tonalité avez-vous voulu donner au texte ?

Je voulais quelque chose d’extrême sec, âpre, tendu, il ne fallait pas que le livre soit une zone de confort pour le lecteur. Aucune digression, aucune grande enquête où l’auteur se met en scène, pas de métaphore, pas de grandes descriptions. Vraiment quelque chose de très sec, comme la dissection de Josef Mengele en Amérique du Sud.

Avez vous trouvé, dans la bibliographie et les comptes-rendus d’entretiens, une matière suffisante pour reconstituer au plus près les dialogues, états d’esprits, anecdotes du quotidien ? Ou avez vous dû entrer en fiction ?

Il n’y a pas de dialogue dans le livre ou alors du dialogue indirect. Je n’ai pas fait dialoguer les personnages. Je n’avais pas envie de les faire vivre de cette façon. C’est peut-être ma passion pour Thomas Bernhard qui a fait que j’avais envie de ce type de narration.
Ensuite, dans la bibliographie on trouve quand même beaucoup de choses. Je vais vous donner un exemple. La liaison entre Mengele et Gita Stammer (la femme du couple hongrois qui l’héberge plusieurs années dans leur ferme au Brésil, NDLR). D’après ce que j’ai pu lire, ils ont une liaison. Où, quand, comment, pendant combien de temps, dans quelles conditions, personne ne le saura jamais.
Donc à partir du moment où je suis certain à 95 % qu’il y a eu une liaison confirmée par différentes sources, là le romancier se saisit de la matière et va « inventer » les conditions de la liaison.

Donc vous avez quand même dû entrer en fiction …

Oui, bien sûr, parce que la vie de Mengele en Amérique du Sud, est totalement romanesque, son entourage est romanesque, sa famille est incroyablement romanesque, et j’ai pu collecter beaucoup d’informations. La mise en forme est quand même romanesque.

Il existe désormais une somme d’ouvrages et d’enquêtes « sur la piste de Mengele ». Que pensez-vous avoir apporté de singulier ? La forme romanesque permet-elle de comble des lacunes ou d’ouvrir de nouvelles pistes ?

Mon modèle c’était De sang froid de Truman Capote qui, après avoir accumulé une gigantesque quantité d’informations, écrit un objet littéraire sublime que personne ne conteste comme étant de la littérature. C’est un romain vrai ou un roman de non-fiction.
C’est ce que j’ai essayé de faire. Le romancier a une plus grande liberté que l’historien ou l’essayiste. L’historien, il lui faut une lettre ou une archive qui confirme chacune de ses phrases. Moi j’ai ma propre subjectivité, après avoir énormément lu, après avoir passé énormément de temps avec Mengele, j’avais ma propre opinion sur son profil psychologique, mais tout cela étayé par des faits très précis.
À partir du moment où je mettais Mengele dans le titre, j’avais une responsabilité vis-à-vis du lecteur. Sinon j’aurais dû créer un personnage de fiction complet ou raconter une autre histoire. Voilà l’atout du romancier pour esquisser le portrait du criminel en cavale.
Dans toute la deuxième partie brésilienne, Mengele n’est plus du tout un acteur de l’histoire, il se cache, et cela donne un huit-clos qui est une matière littéraire formidable.

Vous recourrez souvent au fait historique comme trame ou objet de vos livres. Pourquoi ?

Comment dire… je suis obsédé par les après-guerres. Au pluriel : 1914-1945 forme une période complète qui est en gros le suicide de l’Europe. Il y a quand même 85 millions de morts en Europe dans cette période. C’est proprement hallucinant.
Et je pense qu’on vit toujours dans cet après. On est peut-être à la phase 2 ou la phase 3, mais je pense que l’Europe ne peut pas s’en sortir si rapidement après un tel traumatisme. Il n’y a qu’à voir la quantité de production littéraire, cinématographique, télévisuelle etc., à propos et de la guerre et de ses suites. Donc, considérant que nous sommes toujours dedans, la frontière entre l’histoire et le présent est extrêmement ténue.
Et on voit bien dans l’histoire de Mengele qu’il entre dans notre modernité. Par exemple, lorsqu’il écoute ses morceaux de musique classique dans son mirador sur son tourne disque – donc là c’est le vieux nazi qui écoute sa musique classique – quand il a le dos tourné, les adolescents viennent y écouter les Beatles.
Donc c’est la rencontre avec notre modernité. Mengele meurt en 1979, on découvre sa dépouille en 1986, on est dans le temps présent. À l’échelle de l’histoire, c’est une virgule.
L’histoire m’intéresse, mais je n’écris pas non plus sur le moyen âge. Je pense que notre Europe contemporaine est très largement constituée par ce qui s’est passé entre 1914 et 1945.

Pourquoi Mengele peut-il être un personnage de roman ? Le sujet est sensible : est-ce qu’il n’y a pas le risque de dissoudre le Mengele historique dans celui du roman, de rendre les contours de la vérité si fragile et cruelle plus floue, moins tangible en la faisant fiction le temps d’un livre ?

D’abord, Je ne fictionne pas le Mengele d’Auschwitz, deuxièmement je raconte sa vie en Amérique du Sud à ma façon mais je ne trahit pas la vérité historique. Troisièmement je pense que j’invente beaucoup moins que tout ce qui a pu être écrit sur Mengele pendant très longtemps.
Ce n’est pas parce qu’il y a le mot « roman » dessus qu’il s’agit d’une fiction complète. C’est une technique littéraire (roman de non-fiction) pour raconter une histoire vraie.
Il n’y avait aucun livre en français sur Mengele avant. Donc ça vient combler un vide à mon sens. Maintenant est-ce que les contours du Mengele de roman sont plus flous ? Je n’ai pas l’impression, le portrait que je fais de l’homme et de sa lâcheté est important : je voulais montrer que Mengele était un homme. Je déteste quand on présente les nazis comme des martiens, des monstres, « l’Ange de la Mort », ces expressions : c’est beaucoup trop facile et ce n’est pas regarder la vérité en face.
Et Mengele est un excellent exemple de la médiocrité du mal qui va encore plus loin que la banalité du mal. C’était très important de montrer qui se cachait derrière ce personnage du mythique « Ange de la Mort ». Je n’ai pas l’impression que ses contours soient beaucoup plus flous dans la mesure où je respecte la vérité historique, je n’en fais pas un héros, il n’y a pas la moindre empathie pour ce personnage, je ne suis pas dans sa tête, je me tiens plutôt à côté de lui et je le traque comme un détective pour montrer sa chute.

On dit que l’Ange de la mort exerçait, et exerce peut-être encore, une fascination sur le public. Est-ce que l’écrivain et enquêteur que vous êtes, a été également fasciné par lui ? Comment le mal peut-il fasciner l’écrivain ? Et le public ?

Il y a un mystère Mengele : pourquoi n’a-t-il pas été attrapé et où s’est-il caché toutes ces années ?
Le livre y répond, il y en a eu d’autres évidemment mais non traduits en français et je ne suis pas sûr que beaucoup de gens aient lu les biographies de Mengele parues dans les années 80, qui, selon moi, sont les meilleures ; donc disons que Mengele est devenu le symbole de la barbarie nazie. Puisque ce n’était qu’un médecin parmi des centaines de médecins, c’est un petit capitaine SS, ce n’est pas Heydrich par exemple.
Ce qu’il a fait à Auschwitz étant médecin, c’est une quadruple trahison, il y a les expériences, il y a le tri sur la rampe d’arrivée, il y a la faillite absolue des élites allemandes, l’horreur de ce qui a été fait au nom de l’Allemagne, et puis il y a sa cavale, dont le mythe a été entretenu entre autre par Simon Wiesenthal. Personnellement je n’ai aucune fascination pour lui, d’ailleurs je n’utilise pas l’expression « Ange de la Mort » dans le livre, sauf lorsque des personnages la formulent eux-mêmes. Je récuse cette fascination.

Travailler de longues semaines dans ce contexte lourd a-t-il une incidence sur votre état mental, et cela vous a-t-il changé ? Ou au contraire, exercez vous avec le même recul que celui d’un scientifique (et j’allais dire d’un médecin) ?

Ça a pesé au départ lorsque je me suis vraiment attaqué à sa biographie et au médecin nazi dans les camps de concentration, à partir du moment où j’avais compris comment j’allais raconter cette histoire, sa chute et combien cet homme était petit… peut-être le fait de n’avoir jamais ressenti la moindre empathie pour lui m’a permis d’avoir le sentiment d’être le marionnettiste. Le nom de Mengele crée un sentiment d’effroi, comme une espèce d’araignée, il y a quelque chose d’infect dans ce nom-là, dans ce qu’il évoque. Mais sa chute, et à partir du moment où j’ai compris quels étaient ses contours, m’a permis de devenir ce marionnettiste.

Quel est votre regard personnel, à votre degré de connaissance du dossier, sur ce que l’on découvre grâce à vous : la famille, les proches, les amis, les complices de tous ordres, l’Argentine, etc. Cette incroyable facilité dans laquelle tous ont glissé, en abolissant toute empathie, compassion pour les victimes de Mengele ?

Un, le nazisme n’est évidemment pas mort en 45. Deux, sans argent, il ne serait pas allé très loin. Trois, personne n’a vraiment cherché les nazis après guerre, au fond.

Finalement ce qui fera le plus souffrir Mengele à la fin de sa vie, et comble de l’ironie pour quelqu’un qui travaillait sur la génétique et la filiation, c’est son propre fils. Pensez vous que Mengele a reçu ici bas, un châtiment (sans doute pas « juste », mais un châtiment tout de même) pour ses crimes ? Qu’il a d’un certaine manière payé, comme un retour de karma, pour le mal qu’il a répandu ?

Je suis persuadé que s’il avait été arrêté et jugé par les Allemands, il s’en serait sorti. Déjà, il aurait échappé à l’incertitude qui le ronge pendant 20 ans. Avec les moyens de sa famille il aurait eu les meilleurs avocats d’Allemagne. Et il aurait adopté la ligne de défense d’Eichmann, « un ordre est un ordre, et en plus j’ai sauvé des vies » (en effet il n’envoyait pas directement tout le monde à la chambre à gaz) et qu’il n’était qu’un petit capitaine. Sa famille aurait pu le voir, sa deuxième femme… Je pense qu’il s’en serait beaucoup mieux sorti s’il avait été arrêté par les Allemands.
Il n’aurait pas eu à vivre avec cette paranoïa, cette angoisse qui l’étreint tous les jours. Avec les Israéliens ç’aurait été autre chose. Bien autre chose. Ils l’auraient fait payer très très cher, dans un procès à la Eichmann. Il aurait très certainement été condamné à mort.
Quelque part, oui, il a été puni. Mengele s’est auto-dévoré. C’est peut-être ça le vrai sujet du livre. Comment Mengele s’auto-dévore, se ronge. Tout seul. Parce que finalement il est très peu traqué. Il est traqué véritablement pendant 3 ou 4 ans.
C’est rien, sur trente ans. Mais lui est persuadé dès les années 50, que derrière chaque palmier brésilien, se cache un agent du Mossad. Et ça c’est une matière littéraire fascinante.

C’est à dire ? Les ressorts de la paranoïa, de la démence ? Du monstre qui se retourne contre lui-même ?

Le huit-clos. La folie. Il faut bien comprendre que Mengele ce n’est pas un aventurier, il est le fils d’un grand bourgeois, qui après-guerre ambitionnait d’avoir une chaire universitaire.
Je suis allé partout. J’ai découvert l’une des fermes au Brésil où il a passé 10 ans. Rien qu’en y passant une journée, vous comprenez l’enfer que c’est lorsque vous êtes un bourgeois européen. C’est l’enfer : c’est l’humidité, la chaleur, c’est les bestioles, les moustiques, les serpents…

Olivier Guez, La Disparition de Josef Mengele, Le Livre de poche, août 2018, 256 p., 7 € 20

Source Diacritik
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