En Pologne, on peut acheter un étrange porte-bonheur afin de devenir riche : l’image d’un Juif qui tient une pièce d’argent. Que signifie cette réappropriation populaire de la figure du Juif dans le contexte polonais d’après la Shoah ? Et quelle est la part consciente des préjugés antisémites dans cette représentation ?......
Le touriste qui visite Cracovie et déambule autour de sa Grand-Place et dans les ruelles alentour découvre une ville superbe, riche de son histoire, ouverte sur le monde et dont les agences de tourisme ont de longue date intégré à leurs offres la visite guidée d’Auschwitz.
Ce faisant, notre touriste fait son shopping et n’a que l’embarras du choix entre la porcelaine de Bolesławiec ou la cohorte d’anges en bois, en verre, en tissus dont regorgent les boutiques de T-shirts et autres souvenirs.
Mais voilà qu’arrivé à la porte Saint-Florian, la place du Tertre de Cracovie, un portrait arrête son regard.
Au beau milieu d’un mur couvert de tableaux représentant, pêle-mêle, le pape, des chevaux, quelques femmes dénudées et d’inévitables couchers de soleil, se tient un Juif. On le reconnaît à sa kippa, à ses papillotes et aussi, osons le dire, à son nez. On le reconnaît d’autant plus facilement qu’il tient à la main une pièce d’or.
Le Juif « porte-bonheur »
Incrédule, notre touriste redouble d’attention et réalise, avec horreur, que cette représentation archétypique est reproduite sous des versions aussi nombreuses que différentes : celui-ci tient une bourse bien remplie, cet autre tient sa pièce en offrande…
Atterré mais prudent, le touriste se renseigne : le vendeur peut-il lui dire ce qu’est ce portrait, sa signification ? Oui, le vendeur peut : il s’agit d’un porte-bonheur pour devenir riche. Ce « Juif à la pièce d’argent » (Żyd z pieniążkiem) voisine d’ailleurs avec les trèfles à quatre feuilles, fers à cheval et autres éléphants à la trompe pointée vers le ciel.
Sur le chemin de son hôtel, et fort de son savoir nouveau, notre touriste constate que les boutiques de souvenirs, elles aussi, affichent leur « Juif à la pièce d’argent » sous forme d’aimants, enrichies de phrases explicatives : « Pour la fortune » (Na fortunę), « Pour un paquet de fric » (Na wielką kasę). En traversant la Grand-Place, il croise quelques stands d’artisans sculpteurs qui, eux aussi, proposent à la vente des représentations de Juifs typiques, parmi lesquels le fameux « Juif à la pièce d’argent ».
Sans qu’il sache trop pourquoi, l’inquiétude le reprend. Il revoit ces nez un peu ou très crochus, ces doigts serrés sur l’or, ces yeux froids... Il décide d’en avoir le cœur net et après quelques heures passées sur Internet, il est toujours inquiet. Mais désormais, il sait pourquoi.
Le « Juif à la pièce d’argent » a un mode d’emploi. Pour être efficace, il doit être accroché à gauche de la porte d’entrée de votre domicile – probable dérision de la mezouzah juive.
On le choisira de préférence coiffé d’une kippa, très âgé et barbu, comme s’il venait du fond des âges. Il est impératif qu’il tienne une pièce d’argent ou, mieux encore : qu’il compte des pièces ou serre contre son corps une bourse bien remplie.
Détail important : le tableau doit être équipé de deux suspensions. En effet, il est essentiel qu’il puisse être accroché de façon inversée. Une fois toutes ces conditions réunies, il ne reste plus qu’à glisser une pièce d’un grosz derrière le cadre et à retourner le Juif chaque samedi, tête en bas. Argent et fortune suivront.
Le « Juif à la pièce d’argent » est l’avatar d’une longue série de représentations collectives associant Juif et argent et dont l’origine remonte aux temps les plus anciens. Les Judas, Shylock et autres Gobseck peuplent la culture occidentale. Mais il présente quelque chose d’inédit : sa présence massive dans des lieux commerciaux contemporains en vente ou accrochés aux murs comme porte-bonheur, y compris d’ailleurs dans les boutiques de l’ancien quartier juif. Il n’est donc pas sans intérêt de tenter d’éclairer les origines de ce phénomène, sa nature, son rapport à la culture populaire et le sens que lui attribuent ceux qui l’accrochent dans leur appartement ou leur commerce.
Vieux proverbes : métamorphoses et stabilité des stéréotypes
Les premiers articles sur l’émergence du « Juif à la pièce d’argent » datent des années 2000 et leurs auteurs s’accordent sur le fait que le phénomène est assez récent.
Son origine remonterait à l’époque de la transition politique et économique de 1989 et se populariserait surtout dans les années 2000. On le trouve couramment dans les boutiques touristiques, sur le site allegro.pl – plateforme de vente comparable à eBay – ainsi que sur d’autres sites qui commercialisent des objets de décorations et des souvenirs.
Il suffit de rechercher « Juif porte-bonheur » (Żyd na szczęście). Le discours qui accompagne la production et la diffusion de ces objets porte d’abord sur la qualité de la toile ou du bibelot, ensuite sur son pouvoir magique. On peut ainsi lire dans l’une des annonces Internet : « Le Juif est le symbole : de l’abondance, de la réussite, de la santé, du bonheur ». Une entreprise d’encadrement et d’impression sur toile précise : « portrait du Juif pour bonheur, un cadeau sympa » (« Portret Żyda na szczęście na fajny prezent »). Certains vendeurs fournissent le mode d’emploi sur Internet.
Ceux qui sont interrogés sur le Rynek ou ceux qui vendent des toiles à la porte Saint-Florian fournissent des réponses similaires : « Ah, c’est notre porte-bonheur », « Le Juif tient le grosz pour bonheur et la fortune ». Dans le domaine sémantique, il convient de souligner que le terme de « Juif » (Żyd) apparaît parfois doublé de sa forme « Żydek », un diminutif péjoratif traduisible en français par « Yid ».
Une enquête réalisée en mai-juin 2015 par Paweł Dobrosielski, Piotr Majewski et Justyna Nowak confirme l’importance de la diffusion de l’image du « Juif à la pièce d’argent » : 65 % des enquêtés l’identifient, 55 % l’ayant vu chez des amis ou dans la famille, 26 % dans le commerce tandis que 18 % en possèdent une chez soi.
L’âge semble sans incidence sur ce niveau de reconnaissance, ce qui tend à confirmer que cette pratique est récente, toutes les générations y ayant été introduites en même temps.
Cette image n’est pas que répandue : un enquêté sur deux l’associe à la superstition selon laquelle elle apporte la fortune. Mais son usage à proprement parler ne suit pas automatiquement.
D’après Paweł Dobrosielski, « seuls » 24 % des enquêtés savent qu’il faut placer un grosz derrière le cadre et 13 % qu’il faut le retourner le jour du shabbat.
Si sa diffusion est récente, l’image du « Juif à la pièce d’argent » s’enracine dans l’histoire des représentations populaires sur les Juifs en Pologne. Elle fait d’ailleurs référence à deux proverbes polonais d’avant la Seconde Guerre mondiale et elle est souvent accompagnée de l’un des deux.
Le premier, « le Juif dans le vestibule, l’argent dans la poche » (Żyd w sieni, pieniądz w kieszeni), impliquait que tant que le Juif restait cantonné au vestibule, l’argent de la maison restait en sécurité.
Le sens en a été inversé : un tableau de Juif dans le vestibule inverse les flux monétaires et leur captation. L’argent tombe alors de la poche du Juif dans celle de l’heureux propriétaire du tableau. Joanna Tokarska-Bakir souligne de son coté que, « par la force de connotations liées à l’histoire contemporaine, cette maxime revêt un sens amer, qui renvoie au réflexe d’enrichissement des Polonais au moment de la protection des Juifs ».
Le second proverbe, « qui n’a pas de Juif à la maison est sans argent », (Kto nie ma w domu Żyda, temu bida), fournit un autre exemple du même type d’inversion de la signification originale.
Cette dernière vient d’une maxime antérieure, « quand la pauvreté est là, va chez le Juif » (Kiedy bida, to do Żyda), qui renvoyait au prêt d’argent, uniquement pratiqué par des Juifs.
On sait que, depuis la seconde moitié du Moyen Âge, la plupart des professions leur étaient interdites, à l’exception du prêt usuraire, condamné par l’Église catholique.
Ces deux proverbes ont donné lieu récemment à d’autres variantes comme celle-ci, mise en rimes : « Pour que l’argent reste à la maison, et qu’il n’en sorte pas, garde un Juif chez toi, il gardera le pognon ».
Mais il n’est aucunement question, dans ces deux proverbes séculaires, d’un « Juif porte-bonheur ».
Comment alors interpréter cette transformation récente du « Juif à la pièce d’argent » en une figure heureuse, à partir d’une représentation enracinée dans les plus vieux stéréotypes antisémites ?
Une image parmi d’autres ?
L’anthropologue Joanna Tokarska-Bakir, intriguée par l’omniprésence de cette représentation associée à un pouvoir magique, a tenté d’éclairer cette question en réalisant une enquête sur des sites et des forums Internet.
S’appuyant sur une perspective freudienne, elle assimile l’image du Juif à une sorte de « totem ».
L’accrocher dans le vestibule serait une manière d’exorciser un sentiment de culpabilité sous-jacent du fait d’une participation ou d’une responsabilité dans la spoliation et la destruction des Juifs pendant la guerre.
Paweł Dobrosielski rejoint cette conclusion en analysant l’image comme un élément de culture vernaculaire.
Selon lui, le « “Juif à la pièce d’argent” utilise le stéréotype antisémite, qui associe les Juifs à l’argent, mais il détourne sa connotation, l’apprivoise, lui donne des sens positifs et lui confère un rôle de soutien aux Polonais contemporains dans leur recherche de richesse ».
L’image traduirait alors une « réaction au sentiment d’isolement qui résulte du niveau de complexité du discours polonais sur la Shoah, et en même temps son intériorisation (par la prise en compte des interprétations communes) et sa contestation (par le retournement de son sens) ».
Comme lui, Erica Lehrer nuance la visée unilatéralement antisémite de ces représentations.
Pour cette anthropologue, qui dirige un groupe de recherche portant sur les images populaires des Juifs en Pologne, il s’agit en effet d’images, au pluriel, car le « Juif à la pièce d’argent » n’est qu’une représentation parmi d’autres. Le Juif s’incarne en sculpture de bois en tenue noire traditionnelle, en geste de prière ; il se métamorphose en ruche ou en marionnette pour jouer dans des spectacles de crèches de Noël, etc.
La richesse de ces représentations a même fait l’objet d’une exposition intitulée « Souvenir, jouet, talisman » (Pamiątka, Zabawka, Talizman), présentée par le Musée ethnographique de Cracovie dans le cadre du Festival de la culture juive en 2013.
Erica Lehrer, commissaire de cette exposition, souligne que « les Polonais se trompent, en regardant de manière naïve, sans les rapporter à la longue histoire de la symbolique antijuive, les images qui font partie de ces objets de manière inévitable ; un grand nombre de Juifs n’est toutefois pas capable d’y voir autre chose que de l’antisémitisme ».
Pour nuancer l’antisémitisme sous-jacent, elle a replacé ces tableaux, figurines et autres objets dans leur contexte de création : un Juif pensif est mis en regard d’un Christ de pitié ; un autre Juif possède un nez tout aussi crochu qu’un évêque, sculpté par le même artiste ; d’autres Juifs sont résistants ; on voit Korczak entourant de ses bras une foule d’enfants.
La force des stéréotypes antisémites
Reste que, s’il est possible de considérer certaines de ces représentations naïves comme relevant d’une mémoire enracinée dans des observations d’antan, l’image du « Juif à la pièce d’argent » n’en comporte pas moins, ce que souligne Bożena Umińska-Keff, tous les principaux ingrédients de l’antisémitisme : un homme non personnalisé – « son nom est Juif, Juif en tant que tel, Juif commun », un homme sans âme incarné par l’argent, et vis-à-vis duquel on peut s’autoriser naturellement une énorme violence, au moins symbolique.
Car, selon le rituel associé à l’image, le Juif doit pendouiller la tête en bas le jour du shabbat ; ce jour-là, où il ne peut religieusement pas toucher à l’argent, ni même y penser, il rend gorge métaphoriquement. Ce retournement conduit à son tour à des débordements.
C’est ainsi que le Juif peut être brûlé avec son cadre dans un four lorsqu’il n’apporte pas d’argent. Dans un pays aussi douloureusement impliqué dans l’histoire de la Shoah, ces pratiques ne peuvent que résonner avec les débats sur la responsabilité des Polonais chrétiens vis-à-vis de leurs concitoyens juifs, débats souvent brutalement clivants.
Les ouvrages de Jan T. Gross ont constitué à cet égard de véritables catalyseurs de tempêtes médiatiques en Pologne.
Son livre Les Voisins, portant sur les paysans de Jedwabne ayant brûlé dans une grange les Juifs de leur village, a fonctionné comme un détonateur, étant à l’origine d’une enquête de l’Institut de la mémoire nationale (IPN), institution chargée des activités de recherche et des responsabilités judiciaires sur les crimes commis contre la nation polonaise, qui a confirmé les conclusions de l’historien.
In fine, le président Aleksander Kwasniewski s’est rendu, le 10 juillet 2001, sur le lieu du meurtre, demandant pardon au peuple juif au nom de la nation polonaise.
Le débat d’alors portait notamment sur le besoin « d’auto-flagellation », posture que certains dénonçaient en lui opposant que la Shoah est l’œuvre du IIIe Reich, que la Pologne en a été victime et qu’elle possède le plus grand nombre de Justes parmi les nations.
Les termes en ont depuis radicalement changé.
Avec l’arrivée au pouvoir du parti Droit et Justice (PiS) en 2015, de nombreuses initiatives dans le domaine de la « politique historique » signalent un véritable tournant. Concernant l’histoire des Juifs de Pologne, trois récentes interventions en témoignent.
La première concerne les poursuites contre Jan T. Gross, pour « insulte à la nation », crime relevant du code pénal et susceptible de trois ans de prison. Le crime présumé est la publication par le chercheur d’un article dans le journal allemand Die Welt dans lequel il avance que « Les Polonais, fiers à juste titre de leur mouvement de résistance antinazie, ont tué davantage de Juifs qu’ils n’ont tué d’Allemands pendant la guerre » .
Le tribunal en charge du dossier a prononcé la relaxe, mais seulement trois jours après cette décision a été remise en cause par la hiérarchie judiciaire, qui a prolongé l’enquête jusqu’au 9 avril 2017 en considérant ce jugement comme « hâtif ».
Andrzej Duda, candidat du PiS élu président en 2015, a même envisagé qu’on ôte à Jan Gross l’ordre national du mérite, ce qui a provoqué une vague de solidarité envers le chercheur en Pologne et à l’étranger.
La seconde intervention est celle d’Anna Zalewska, ministre de l’Éducation nationale qui, dans le cadre d’une émission télévisée du 13 juillet 2016, a nié la responsabilité des Polonais dans le massacre de Jedwabne : « Un grand nombre d’historiens, de grands professeurs, montrent une image totalement différente » de celle présentée par Jan Gross dans son ouvrage Les Voisins. Elle a également nié la responsabilité des Polonais dans le pogrom de Kielce du juillet 1946.
La troisième intervention est de Jaroslaw Szarek, alors candidat pour le poste de directeur de l’IPN.
Le 19 juillet 2016, lors de la session de la Commission parlementaire pour la justice, il déclare que les « responsables de ce crime [à Jedwabne] sont les Allemands qui ont utilisé dans cette machine de leur propre terreur – sous la contrainte – un groupe de Polonais ». Sa nomination comme directeur de l’IPN prend effet le 22 juillet.
Toutes ces prises de position ont provoqué une mise au point sous forme de lettre ouverte d’enseignants contre la manipulation de l’histoire contemporaine de la Pologne.
Si la représentation du « Juif à la pièce d’argent » n’est pas une émanation de l’antisémitisme de l’État, elle bénéficie néanmoins d’une « désinhibition » de la parole xénophobe et d’une mise en accusation au sens propre, comme au figuré, de tous ceux qui sont désignés comme ennemis de la nation.
Cela explique que ces représentations circulent sans qu’il y ait de contestations. Erica Lehrer rapporte que Jonathan Ornstein, directeur du Centre communautaire juif de Cracovie, s’est plaint auprès d’un vendeur de souvenirs situé en face de la synagogue Remu en argumentant qu’il s’agit d’une représentation outrageante, d’autant plus dans un tel endroit. En réponse, le vendeur a remplacé toutes les figurines de « Juifs à la pièce d’argent » par celles de Juifs tenant une étoile de David.
Pour comprendre ce manque de contestation, il est nécessaire de se replacer dans le contexte de la Pologne. La conception de la liberté d’expression, qui s’impose après 1989, diffère de celle que l’on connaît en France. Elle se rapproche davantage du modèle américain qui fait prévaloir la liberté sur l’interdit.
C’est ainsi que la vente d’objets incarnant le IIIe Reich (authentiques ou non), est autorisée, de même que celle de la presse spécialisée dans la xénophobie – anti-allemande, anti-ukrainienne, anti-russe – et l’antisémitisme, présente aussi bien dans des grandes surfaces que dans de grandes enseignes de librairies. La question de justifier l’éthique de l’objet qu’on vend n’est pas posée.
Les acheteurs polonais non juifs n’y voient donc pas de charge antisémite particulière.
Certains se déclarent admiratifs devant le talent supposé des Juifs à entreprendre et faire fortune. D’autres affirment qu’il s’agit « simplement » d’un porte-bonheur, rien qu’un simple « grosz na szczęście » (grosz porte-bonheur). D’autres encore réfutent toute assignation antisémite par le fait que, précisément, ils ont un Juif à la maison…
Mais cette réappropriation de la figure du Juif, dans le contexte polonais d’après la Shoah, oblige à interroger son contenu, ne serait-ce que pour mettre au jour son ambiguïté profonde : quelle image du Juif s’approprie-t-on ou apprivoise-t-on ?
Celle nourrie par l’historiographie critique contemporaine ou celle d’un stéréotype fort de représentation antisémite ?
Même si la population juive en Pologne est aujourd’hui davantage composée de figurines en bois, en pâte à modeler, d’aimants ou d’autres tableaux kitchs supposément porte-bonheur, la question ne peut être éludée.
Car les attitudes bienveillantes des Polonais non juifs, comme « une main de fer dans un gant de velours », participent du maintien de stéréotypes toxiques et partant, d’un contexte politique qui devient de plus en plus préoccupant.
Source La vie des idées
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