À l’occasion de la sortie du film cette semaine Le dernier injuste de Claude Lanzmann, nous publions ici la critique qu’en avait faite le journaliste Jack P. Mener au moment de sa présentation au Festival de Cannes. Il était fier et grisé Claude Lanzmann, 88 ans aux prochains tisons, en descendant ce 19 mai le tapis rouge du 66e Festival de Cannes. Cinq longues minutes d’ovation debout pour acclamer, 30 ans après son film-monument Shoah, un autre film-fleuve (3h38’) étourdissant. Presque porté, sur les légendaires marches, par les bras de Valérie Trierweiler Première Dame de France et d’Aurélie Filipetti, Ministre de la Culture.
Hommage mérité pour avoir osé revisiter comme personne jusqu’ici le douloureux débat sur les Judenrat et ressusciter la personne si controversée du rabbin Benjamin Murmelstein, dernier Président survivant du camp prétendument « modèle » de Theresienstadt. Personnage fascinant par qui Lanzmann remet certaines pendules à l’heure.
Avec Le Dernier des injustes, comme s’y nomme lui-même Murmelstein par opposition au roman d’André Schwarz-Bart, Lanzmann répare une injustice et redresse le cours de l’Histoire. Dès le début du long tournage de Shoah (1975-1981), il avait longuement interviewé Murmelstein à Rome où celui-ci s’était réfugié après 18 mois de prison puis acquitté par la justice tchèque des accusations de collaboration avec les nazis. Mais pour ne pas allonger plus ses 10 heures de montage final et se concentrer sur les vrais responsables survivants de l’extermination des Juifs, Lanzmann confia ces bobines en réserve au Holocaust Memorial Museum de Washington. Ce n’est qu’en assistant il y a 6 ans à Vienne à une projection publique d’une partie de ces interviews brutes que, frustré et révolté, il décida d’en réaliser une œuvre véritable de cinéma.
Bien lui en a pris, car ce nouveau film est à la fois une magistrale leçon d’Histoire et nous en révèle autant sur Murmelstein que sur Lanzmann lui-même.
Déjà utilisé par Adolf Eichmann dès 1938 pour organiser l’émigration forcée des Juifs d’Autriche dont il contribua ainsi à sauver la vie à 121.000 d’entre eux, Murmelstein succéda en décembre 1944 à Jacob Edelstein et Paul Eppstein (chacun liquidé d’une balle dans la nuque) à la tête du Judenrat du camp de Theresienstadt à 60 km de Prague. Aguerri, doté d’une force de caractère, d’une vaste culture et d’une grande intelligence, il comprit vite que s’il voulait sauver sa peau et celle d’au moins certains Juifs du camp, il devait ruser, simuler l’obédience et l’intransigeance, tout en jouant les Shéhérazade comme il le raconte, pour gagner du temps et notamment éviter les marches de la mort à une partie de la population dont il avait la garde. Il collabora donc ainsi à organiser le fameux tournage du film de propagande mensongère sur le camp-modèle de Theresienstadt destiné à la Croix-Rouge pour apaiser les Juifs d’Amérique. C’était ça ou mourir, comme tous les autres Doyens de ghetto, sans arrêter pour autant la gigantesque machine d’extermination des nazis.
Lorsqu’en 1975, Lanzmann grâce à sa femme du moment, l’écrivain allemand Angelika Schrobsdorff, réussit à interviewer Murmelstein une semaine à Rome, il ne ménage pas ses questions sur sa conduite et sur les événements. Murmelstein n’esquive jamais et Lanzmann est convaincu qu’il ne ment pas. Nous pouvons, certes, grâce à ces précieux entretiens déceler l’embarras, les hésitations, entendre les circonlocutions, mesurer les silences de celui qui négocia pied à pied au péril de sa vie avec le redoutable Eichmann. Mais on voit très clairement qu’il se sait sous les projecteurs de l’Histoire et qu’il témoigne pour la postérité. Pas seulement pour sa défense, mais pour laver aussi l’honneur de tous ces autres membres des Judenrat piégés dans leurs sauvages contradictions comme dit Lanzmann et impitoyablement paralysés par la cruauté des nazis dans ce que William Styron intitulerait plus tard Le Choix de Sophie.
Nous observons le rigoureux Lanzmann évoluer dans sa compréhension du cas et de l’homme Murmelstein pour finir, n’en déplaise à certains, par marcher côte à côte avec lui,échanger un sourire et lui passer le bras sur l’épaule. Immense moment de vérité et d’humanité.
Le Dernier des injustes est parsemé d’autres moments forts comme celui-là, dont il ne faut rien retrancher. Ni les lenteurs, ni les apparentes maladresses. Quand, ses feuilles de texte à la main, Lanzmann, sur le quai de la gare d’où tant partirent pour les crématoires d’Auschwitz, ou au pied des gibets oubliés, évoque le martyre des innocents, il se place hors du temps, il fait acte de mémoire, il nous récite à sa façon le Kaddish de l’Histoire.
Source Judaicine